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Full text of "Revue des deux mondes"

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REVUE      -7 


DES 


DEUX  MONDES 


FRANÇOIS   BVLOZ,    FONDATEUR 


LXXVd-  ANNÉK    —  CINQUIÈME  PÉRIODE 


TOME  TREîVTE-SErTlÈME 

t"  LIVnAISOR 


1"    JANVIER    1907 


PARIS 
15,  me   de   l'Université,   15 


i 


\: 


LONDRES 

lAILITÉBE    TtC^DALL    k    COX 
Si  Uenriett&  itre«li  Strand. 
P.   ROLAI^m  I  fiACaETTE  k  ^ 

ÏSULAC    &    C*,  SX,  Soho  ^.  —   DAVID    NUTTj  57,  Looif  Aéra.  —  A.   SIEGLE,  3û,  Lime  Streul 
îilLS&ON  &   C^,    Ï6-18.  WArdoUT  stifeot,  W, 

SAINT>PÈT£IT$B0UR6,   ZINSERLING»    société    m.   0,    WOLFF,    C.    RICKER,    VÎOLLET. 

MOSCOU,    GAlîTlEli,    WOLFF.    ODESSA,   ROLTSSEAU. 

VARSOVIE,    GlJBETilNER    ET   WOLFF,    VIOLLET.    ATHÈNES»  NILSSON* 

BRUXELLES,    ftAMLOT,    N.    iEBÉCt'E    KT  C'^     LIÈ6E,   J-    BELLE?fS. 

LA   HAYE,    BELmFAiSTE    FBKlUvS/ ROME,    BuCGA,    LOESCHER, 

TURIN,  BOCCA,  CASANOVA.   MILAN,   BOCCA,    FLORENCE,    vibussei^x. 

BERLIN,  BRQCKDAUs,  asiu;r, 

LEIP216,  brockiiaus,  a.  twietmeyer,  le  soudier,  max  rubs. 

VIENNE,  BBOCKO  \L!Sp  G.  FRFCK,  GEROLD  tTf  &.   BUCAREST,  SOTttSCIlEK  ET  C**. 

STOCKHOLM,  c.  FRITTE,  GENEVE,  pli.  durr. 

HAORID,  E.  DD5SAT.  BARCELONE,  vebdaguer.  LISBONNE,  rodrigltes* 

êUENOS-AYRES,  c,  M.  iuu   Y  c'*,  LA  HAVANE,  higlel  alorda. 

HEW-yORK,  CBRISTEB?*,  BREXTANO,  SAMPËRS,  STECUKRT.  TUEirfTEBNATiOKAt  WEWSC*. 
BOSTON,  CARL  SCaOENHOP,  TSE  NEW  EN&LAÎ40  ^^ifStÇecJ  by  GoOQIc 


LITTÉRATURE     FRANÇAISE    BT     ÉTRANGÈRE 
HISTOIRE,    POLITIQUE,    PHILOSOPHIE,    VOYAGES,    SCIENCES,    Bgaujl- 


LIVRAISON  DU   1^^  JANVIER  1907 


I.  —  FERDINAND   BRUNETIËRE,  par   M.  le   vicomte   Eu^ènr 

Mclchior  de  Tog^ùë,  de  l'Académie  française. 

II.  —  L'OMBRE    S'ÉTEND    SUR   LA   MONTAGNE,  deuxièmb  partie,  i 

il.  Éilouaril  BucI» 

III.  —  LE   CAHIER   ROUGE    DE    llenjamlii    Constaat.   —  L 

1767  A  1787. 

IV.  —  A  PROPOS  D'UN  MOT   LATIN.  —  H.  COMMENT  LES  ROMA 

ONT   CONNU   V HUMANITÉ,   par   M.   «astoii    lloissii 

de  TAcadémie  française. 

V.  —  LES    RICHES    DF.PUIS    SEPT   CENTS    ANS.   —   MÉDECINS    F 

CHIRURGIENS,  par  M.  Se  vicomte  «eorn^es  d'Ave- 

VI.  -  MADAGASCAR.    —    ï.    LES     RÉGIONS     ET     LES     RACES,    j 

^a^l.  Marlu!*  et  Ary  Eielilond. 

VIL    -  LE   MARTYRE   D'UN    POÈTE.  —  NICOLAS   LENAU   E-^  «'^«n 
LCEWENTHAL,  par  M.  A.  ItOMsert. 

Yiii.    —  REVUE    SCIENTIFIQUE.   —    LA    VARIÉTÉ    DES    FORMES    V 
VANTES  ET  LA  FIXITÉ  DU  FONDS  VITAL,  par  11.  A.  Da^lrf 

de  l'Académie  des  Sciences. 

IX.  —  CHRONIQUE     DE      LA     QUINZAINE,    HISTOIRE     POLITIOflR 

par  11*  Fraiicl*  Clianucc* 

X.  —  ESSAIS   ET  NOTICES.  —  LA    VIE   ET    L'OEUVRE  D'HÉRAUL' 

DE  SÉCHELLES. 

Xïl.     —  BULLETIN  BIBLIOGRAPHIQUE. 


APRÈS  L'OMBRE  S'ÉTEND  SUR  LA  MONTAGNE, 
LA  REVUE  DES  DEUX  MONDES  PUBLIERA  L'ËMIGI 
par  M.  PAUL  BOURGET,  de  l'Académie  française. 


Toute  traduction  ou  reproduction  des  travaux  de  la 

REVUE  DES    DEUX   MONDES  Digitized  by  VjOOglC 

est  interdite  dans  les  publications  périodiques  de  la  France  et  de  i'étrc,^^ 
y  compris  la  Suède,  la  Norvège  $t  la  Hollande . 


REVUE 


DES 


DEUX    MONDES 


tXXVn*   âNNËE.   --   GiiNaUIË&IË   PËHIÛDË 


rosis   SIS  VIL  -r    l*f  /ASVIER   1907. 


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REVUE 


DES 


DEUX  MONDES 


LXXVII*  âNNËE.  —  CINQUIÈME  PÉRIODE 


TOME  TRENTE-SEPTIÈME 


PARIS 

BUREAU  DE  Lk  REVUE  DES  DEUX  MONDES 

RUE    DE    l'université,    15 

i907 


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PRESERVATION 
REPLACEMENT 
REVIEW3liaJl? 

5P    /M  fr*^'^^ 


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FERDINAND  BRUNETIÈRE 


Dernier  effort  du  long  labeur^  ses  mains  défaillantes  assem- 
blaient les  feuilles  de  la  dernière  livraison  :  avant  qu'il  pût  la  signer, 
les  pauvres  mains  se  raidirent,  laissèrent  tomber  la  plume,  se 
refermèrent  sur  le  crucifix  que  leur  tâtonnement  anxieux  avait 
si  longtemps  cherchée  II  fallut  ajouter  en  hâte  les  pages  où 
notre  interprète  autorisé  lui  disait  l'adieu  commun.  C'est  le  vœu 
de  nos  collaborateurs,  et  sans  doute  celui  de  tous  ses  amis,  de 
tous  ses  lecteurs,  que  cet  adieu  se  prolonge  ici,  qu'une  fois 
encore  Brunetière  apparaisse  au  seuil  de  sa  maison  :  non  plus, 
hélas  !  à  travers  un  de  ces  articles  qu'il  y  prodiguait  en  sa  sai- 
son dernière,  comme  s'il  eût  voulu  vider  pour  nous  le  réservoir 
inépuisable  de  sa  pensée  ;  mais  du  moins  dans  le  souvenir  d'un 
compagnon  d'atelier  qui  connut  près  de  lui,  depuis  trente  ans, 
le  prix  d'une  amitié  qu'aucune  ombre  n'altéra. 

Ne  me  demandez  pas  son  portrait  littéraire,  ni  l'étude  appro- 
fondie de  son  œuvre  touffue,  de  cette  pensée  sinueuse  dans  sa 
ligne  ascendante  qui  fit  à  travers  le  monde  des  idées  tant  et  de  si 
beaux  détours.  L'heure  viendra  plus  tard  des  jugemens  définitifs 
sur  ce  grand  rassembleur  d^esprits;  avec  plus  de  recul  dans  la 
perspective,  on  pourra  mieux  le  «  situer,  »  comme  il  aimait  à 
dire,  dans  le  plan  de  son  siècle,  dans  la  lignée  des  moralistes 
qui  constituent,  —  c'était  une  de  ses  remarques, —  un  genre  spé- 
cifiquement français,  l'un  de  ceux  qui  assurèrent  à  notre  litté- 
rature sa  prééminence  sur  toutes  les  autres.  Encore  plus  que  le 
temps  nécessaire,  le  courage  me  manquerait  aujourd'hui  pour 
m  appliquer  à  un  essai  critique  sur  le  premier  de  nos  critiques. 


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.6  aEVUE  PES  DEUX  MONDES. 

N'est-il  pas  là,  comme  ils  sont  au  lendemain  de  leur  départ, 
quand  on  ne  peut  croire  au  détachement  complet  :  vision  qui  n'a 
pas  encore  pâli  dans  nos  yeux,  voix  qui  retentit  toujours  dans 
nos  oreilles,  personne  plus  présente  et  plus  chère  que  ces  livres 
qu'elle  nous  cache?  Je  ne  sais  ce  que  je  vais  dire:  je  sais  seule- 
ment qu'il  me  faut  cette  triste  douceur  de  parler  de  lui,  au 
hasard  des  souvenirs  qui  se  pressent  dans  la  mémoire,  sans 
ordre,  sans  suite.  Y  a-t-il  jamais  de  Tordre  dans  les  plaintes  que 
nous  arrache  un  grand  chagrin  ? 

D'abord  et  sur  toutes  choses,  après  d'autres  amis  qui  ont 
senti  le  même  besoin,  je  voudrais  amener  le  public  à  se  dé- 
gager d'absurdes  partis  pris,  je  voudrais  lui  découvrir  la  phy- 
sionomie d'un  homme  aussi  méconnu  qu'il  était  célèbre.  Peu  à 
peu,  pour  l'opinion  mieux  instruite  dans  ces  dernières  années, 
la  lumière  se  faisait  sur  le  vrai  Brunetière  ;  mais  que  de  gens  se 
laissent  encore  abuser  par  ta  caricature  qui  tratna  longtemps 
dans  les  journaux,  dans  les  conversations  superficielles  de  Paris  ! 
—  Un  petit  professeur  revêche,  hargneux;  pédant  d'université 
desséché  par  l'abus  du  sens  critique  ;  fossile  classique,  malveillant 
pour  les  tentatives  hardies  de  la  jeunesse,  incapable  de  la  suivre 
vers  les  libres  horizons;  solitaire  de  cabinet,  fermé  à  toutes  les 
joies  de  la  vie;  orateur  disert,  on  en  convenait,  mais  écrivain 
ennuyeux,  embarrassé  dans  sa  langue  difficile  et  baroque...  Tout 
cela,  et  le  reste.  —  Autant  d'erreurs  que  de  mots. 

Professeur,  U  l'était  sans  doute,  et  de  toute  son  âme,  si  l'on 
prend  ce  terme  au  sens  étymologique  :  si  l'on  entend  par  là 
qu'un  mouvement  impérieux  le  poussait  à  déclarer,  pour  en 
imposer  la  discipline  aux  esprits,  toutes  les  vérités  qu'il  croyait 
tenir;  à  combattre  les  affirmations  contraires  aux  siennes,  avec 
cette  passion  de  la  polémique  qui  faisait  de  son  enseignement 
une  bataille  d'idées,  plus  encore  qu'une  communication  de  son 
immense  savoir.  Singulier  professeur  au  demeurant,  et  bizarre 
universitaire  du  dehors,  sans  titres  et  sans  diplômes;  ayant 
échoué  aux  épreuves  qui  ouvrent  l'accès  de  l'Université,  il  prit 
d'assaut  sur  le  tard  les  plus  hautes  chaires,  il  en  créa  de  nouvelles 
pour  son  usage  particulier;  le  maître  qui  s'y  installait  faisait 
aussitôt  reconnaître  des  titres  qu'il  ne  tenait  que  de  lui-même  : 
science,  éloquence,  autorité. 

Autre  et  pire  légende,  la  malveillance  de  Brunetière,  sa  pré- 
tendue sécheresse.  Il  est  bien  rare  que  la  générosité  fasse  défaut 

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PEBDINAND   BRUNETIÈRB.  7 

aux  grands  courages  ;  et  ses  adversaires  pouvaient  tout  contester 
à  ce  combattant  perpétuel,  sauf  le  courage.  Quiconque  a  pratiqué 
notre  ami  sera  mon  garant,  si  je  dis  que  les  qualités  de  son 
esprit  le  cédaient  à  celles  du  cœur.  Cet  homme  excellent  s'ap- 
pliquait à  dissimuler  sa  bonté;  il  avait  la  coquetterie  de  garder, 
d'accentuer  encore  la  mine  farouche  qu'on  lui  avait  faite  ;  mais 
telle  petite  phrase  qu'il  vous  jetait  à  l'occasion,  d'un  ton  bref  et 
qui  voulait  paraître  détaché,  contenait  beaucoup  plus  que  les 
mots  ne  disaient  :  on  sentait  qu'il  s'y  livrait  tout  entier.  Nul 
n'était  moins  banal,  plus  en  garde  contre  la  sensiblerie  névrosée 
de  notre  siècle,  contre  cette  émotion  à  fleur  de  peau  qui  donne 
le  change  sur  l'aridité  du  fond.  Il  était  bon  à  la  manière  de  ses 
pairs  du  grand  siècle,  avec  choix  et  gravité  ;  avec  la  noble  déli- 
catesse qu'il  portait  en  tout,  dans  les  jugemens  moraux,  dans  les 
rapports  mondains,  dans  les  questions  d'affaires.  Si  Ton  appre- 
nait chez  un  professeur  ce  qui  s'enseigne  le  moins,  la  noblesse  des 
sentimens,  tous  eussent  pu  demandeur  des  leçons  à  ce  seigneur 
de  l'esprit. 

Toujours  prêt  à  défendre  contre  une  injustice  littéraire  ou 
sociale  les  droits  des  vivans,  comme  la  gloire  des  morts,  que  de 
fois  je  l'ai  vu  se  dépenser  au  soulagement  d'une  misère  morale, 
au  service  d'un  ami,  d'un  collaborateur  !  Combien  de  ses  obligés 
pourraient  en  rendre  témoignage!  Le  plus  désintéressé  des 
hommes  pour  lui-même,  il  devenait  intéressé  pour  le  compte 
d'autrui.  Quoi  qu'on  en  ait  dit,  il  recherchait  et  goûtait  cette  joie 
du  vrai  lettré,  la  découverte  d'un  jeune  talent.  On  a  pu  s'y  mé- 
prendre, parce  que  les  exigences  professionnelles  lui  avaient  fait 
un  masque  de  sévérité.  Le  meilleur  des  humains  n'est  pas 
impunément  dans  une  charge  où  il  faut  refuser  tout  le  jour  des 
manuscrits,  diversifier  les  périphrases  pour  faire  entendre  aux 
gens  qu'ils  n'ont  point  le  génie  qu'ils  se  croient,  ou  du  moins 
qu'on  ne  l'aperçoit  pas  dans  la  preuve  qu'ils  en  apportent.  Un 
directeur  harcelé  finit  par  abréger  les  circonlocutions.  Rigoureu- 
sement attaché  à  ses  doctrines  littéraires.  Brune tière  pouvait  se 
tromper,  et  il  m'a  semblé  qu'il  se  trompait  en  certains  cas,  sur 
le  mérite  d'un  débutant  formé  à  d'autres  écoles;  mais  c'était 
toujours  de  bonne  foi.  11  n'avait  de  préventions  invincibles  qu'à 
l'endroit  des  fripons.  Qui  pense  et  agit  bassement  ne  peut  pas 
bien  écrire,  c'était  une  de  ses  règles  de  jugement. 

Il  avait  beau  se  hérisser,  trancher  de  l'indifférent  et  du 


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8  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

stoïque,  on  devinait  vite  sous  sa  fière  pudeur  des  sources  vives 
de  tendresse  qui  demandaient  à  jaillir  du  cœur.  Tendresse  des 
forts,  des  rudes  lutteurs  :  celle  d'un  Veuillot,  dans  la  lettre  tou- 
chante que  le  polémiste  adressait  à  Pontmartin  après  la  mort 
de  sa  fille  ;  celle  d'un  Joseph  de  Maistre,  déposant  sa  plume  de 
bataille  et  frissonnant  à  Saint-Pétersbourg,  parce  qu'il  «  enten- 
dait pleurer  à  Turin.  »  —  Ah!  qu'ils  le  connaissaient  mal,  ceux 
qui  le  représentaient  comme  un  magister  à  férule,  insensible  à 
toute  autre  chose  qu'au  devoir  classique  du  bon  élève  !  Il  ne  fut 
que  trop  sensible  aux  mille  piq&res  qui  l'usaient  autant  que 
l'excès  de  travail  :  injustices  de  toute  nature,  ingratitude  des 
uns,  déloyauté  des  autres,  attaques  qu'il  bravait  sans  pouvoir  se 
cuirasser  contre  elles.  Grand  lecteur  de  journaux,  grand  collec- 
tionneur de  coupures  des  Argus,  il  y  cherchait  chaque  jour  les 
méchancetés  à  son  adresse  ;  et  la  récolte  n'était  que  trop  riche. 
Aux  amis  qui  lui  conseillaient  plus  de  philosophie,  plus  d'indif- 
férence, il  répondait  par  des  coups  de  boutoir  où  l'on  retrouvait 
la  paraphrase  des  vers  si  connus  : 

J'entre  en  une  humeur  noire,  en  un  chagrin  profond, 
Quand  je  vois  vivre  entre  eux  les  hommes  comme  ils  font. 

Aussi  bien,  quelle  est  notre  suffisance,  à  nous  tous  qui  par- 
lons de  Brunelière  et  voulons  retoucher  une  inimitable  pein- 
ture! Molière,  —  encore  un  qu'il  n'aimait  guère,  jusqu'au  retour 
de  faveur  qui  les  réconcilia  sur  la  fin,  —  Molière  s'était  vengé 
d'avance  en  faisant  poser  pour  le  portrait  d'Alceste  ce  dernier 
survivant  du  xvii®  siècle,  qui  fut  notre  contemporain.  Je  crois 
entendre  Brunetière,  chaque  fois  que  je  relis  les  apostrophes  de 
l'homme  aux  rubans  verts.  S'il  est  vrai  que  le  poète  ait  déguisé 
sa  propre  image  sous  la  plus  belle  et  la  plus  douloureuse  figure 
de  notre  littérature  dramatique,  je  n'ai  aucun  scrupule  à  voir 
aussi  celle  de  notre  ami  dans  ce  Misanthrope^  si  mal  nommé, 
puisque  son  pessimisme  est  fait  d'un  sombre  amour  pour  les 
hommes  qu'il  voudrait  plus  justes,  pour  la  femme  qu'il  voudrait 
plus  sage. 

Il  y  a  deux  sortes  de  pessimisme  :  l'un,  dégoût  infécond,  se 
replie  dans  son  chagrin  inactif;  l'autre,  ferment  salutaire,  s'em- 
ploie à  réformer  un  monde  où  tout  le  mécontente..  Brunetière 
avait  coutume  de  dire  que  tous  les  progrès  accomplis  dans  la 


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FERDINAND    BRUNETXÈRB.  9 

suite  de  Thistoire  furent  dus  à  de  grands  pessimistes;  il  énu- 
mérait  ces  utiles  mécontens,  depuis  le  Christ,  il  s'efforçait  de 
dégager  dans  la  figure  divine  les  traits  qui  pouvaient  justifier  sa 
thèse.  Il  s'animait  à  ces  démonstrations;  et  soudain,  il  retom- 
bait dans  une  méditation  morose.  Elle  assombrissait  le  visage 
expressif,  tourmenté  par  la  pensée  ;  elle  voilait  la  flamme  des 
yeux  fureteurs,  marquait  dayantage  le  pli  d'ironie,  au  coin  des 
lèvres.  Il  semblait  que  sa  parole  eût  creusé  à  la  sortie  ce  sillon 
spirituel  et  triste. 

On  le  laissait  ainsi,  possédé  par  son  démon  des  mauvais 
jours,  rongé  par  un  mal  d'âme  incurable;  quelques  heures  plus 
tard,  on  le  retrouvait  dans  une  compagnie  que  sa  gaîté  diver- 
tissait. Légende  aussi,  le  Brunetière  toujours  austère,  retranché 
derrière  ses  vieux  livres,  séparé  du  monde  et  de  la  vie.  Durant 
ces  dernières  annéçs,  la  surcharge  des  tâches  qu'il  accumulait 
sans  mesure  et  les  premières  atteintes  du  mal  l'avaient  condamné 
à  la  retraite;  mais  avant  cette  période  de  déclin,  il  se  répandait 
volontiers  dans  la  société,  il  y  jouissait  du  plaisir  qu'apportait 
aux  autres  sa  séduction  de  parole.  Mieux  que  les  amuseurs  de 
^profession,  il  y  déchaînait  les  rires  honnêtes;  le  causeur  étin- 
celant  achevait  en  fantaisies  paradoxales  sa  conférence  du  matin, 
il  jouait  des  variations  sur  l'instrument  subtil  de  sa  logique, 
comme  l'archet  d'un  grand  violoniste  joue  avec  le  thème  d'un 
scherzo.  Il  me  souvient  d'un  dîner,  —  il  y  a  longtemps,  —  oti  sa 
verve  éblouit  tous  les  convives.  —  «  Nous  mourrons  tous...  » 
avait  dit  quelqu'un;  et  Brunetière,  sursautant:  «  C'est  possible, 
mais  je  vous  mets  au  défi  de  prouver  cette  proposition.  »  —  Les 
argumens  s'enchaînaient ,  spécieux ,  pour  démontrer  qu'elle 
n'avait  pas  de  force  probante...  Qu'il  est  navrant  aujourd'hui, 
le  souvenir  de  cet  amusement  où  l'agile  dialecticien,  encore 
exubérant  d'énergie  vitale,  bravait  l'implacable  logicienne  qui  le 
guettait  déjà  ! 

Son  naturel  impressionnable  et  mobile  ne  lui  eût  jamais 
permis  de  se  figer  dans  une  attitude.  Passionnément  curieux  de 
toutes  choses,  de  la  politique,  des  petits  secrets  de  Paris,  des 
grands  secrets  de  l'humanité  en  marche  dans  les  diverses  par- 
ties du  monde,  il  voulait  tenir  à  jour  son  avertissement  uni- 
versel. Nous  discutions  un  soir  sur  Voltaire ,  nous  cherchions 
les  raisons  de  l'indulgence  que  son  siècle  accordait  à  ses  plus 
effrontées  palinodies.  —  «  C'est  que  Voltaire  aimait  furieuse - 


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iO  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ment  la  vie/  conclut  Brunetière  :  les  hommes  pardonnent  tout 
à  ceux  chez  qui  ils  sentent  cet  amour  de  la  vie,  du  bien  qu'ils 
prisent  par-dessus  tous  les  autres.  »  Lui  aussi,  comme  le  pessi- 
miste conteur  de  Candide^  il  avait  le  goût  de  cette  vie  où  rien 
ne  le  satisfaisait.  Attaché  au  passé  par  le  sens  de  la  tradi- 
tion et  les  préférences  littéraires,  il  s'en  échappait  sans  cesse 
pour,  bondir  dans  le  présent,  pour  précipiter  sa  pensée  dans 
Tavenir.  Un  pays  l'intéressait  entre  tous,  l'Amérique  :  depuis  la 
mémorable  tournée  de  conférences  qu'il  y  avait  faite,  il  étu- 
diait les  problèmes  posés  dans  le  Nouveau  Monde,  il  recherchait 
le  rapport  qu'on  en  peut  faire  aux  difficultés  où  se  débattent 
nos  démocraties.  Curiosité  de  l'esprit,  inlassable  activité,  su- 
perbe confiance  dans  une  force  qu'il  croyait  illimitée,  soif  de 
gouverner  les  hommes  et  leurs  idées,  attrait  du  bon  soldat  pour, 
les  nouveaux  champs  de  bataille,  —  tous  ses  instincts  le  sti- 
mulaient à  tenter  de  nouvelles  expériences  ;  il  eût  aimé  s'essayer 
dans  tous  les  râles  sur  le  théâtre  du  monde  ;  il  voulait  du  moins^ 
être  toujours  prêt  à  y  parler  sur  tout. 

Parler  !  Son  triomphe  et  sa  passion  maîtresse,  celle  dont  il 
est  mort.  Il  faut  éclaircir  un  malentendu  qui  ne  se  serait  jamais 
produit,  si  l'on  y  eût  porté  un  peu  d'attention.  A-t-on  assez  plai- 
santé le  style  des  écrits  de  Brunetière,  les  tours  archaïques  et 
compliqués,  l'accumulation  des  incidentes,  des  qui  et  des  que^ 
la  longueur  de  ces  fameuses  périodes  que  l'on  citait  conime  des 
gageures!  Nombreux  étaient  les  lecteurs,  encore  plus  nom- 
breuses les  lectrices,  qui  goûtaient  la  saveur  du  fond  et  ne  digé- 
raient pas  la  singularité  de  la  forme.  —  S'est-elle  jamais  doutée, 
la  Caillette  offensée  par  une  phrase  «  trop  mal  écrite,  »  qu'elle 
avait  applaudi  la  veille  ou  qu'elle  applaudirait  le  lendemain 
cette  môme  phrase  dans  ime  salle  de  conférences  ?  Pâmée 
au  pied  de  la  chaire  sous  le  prestige  de  la  voix,  elle  buvait 
l'assemblage  de  mots  qui  la  rebutait  sur  le  papier.  La  voix 
débrouillait  avec  un  art  infini  les  méandres  des  périodes,  nuan- 
çait les  incidentes,  rendait  sensible  à  l'oreille  la  construction 
logique  et  savante  que  l'œil  n'avait  pas  su  discerner.  Nulle  diffé- 
rence entre  la  langue  de  l'article  et  celle  du  discours;  mais  les 
défauts  blâmés  chez  l'écrivain  devenaient  qualités  pour  Fora 
tcur:  la  foule  y  prenait  un  plaisir  très  semblable  à  celui  qu'elle 
demande  à  l'acrobate,  d'autant  plus  applaudi  qu'il  avance  plus 
longtemps,  sur  une  corde  plus  longue  et  plus  haute,  donnant  h, 

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FERBIHAND   BRUNETliHE.  H 

chaqae  instant  la  sensation  qu'il  va  choir,  rattrapant  son  équi- 
libre d'une  pesée  sur  le  balancier,  prolongeant  ainsi  Tanxiété , 
admirative  de  l'assistance. 

Tout  était  oratoire  chez  Brunetière  :  disons-le  en  dépouillant  ce 
terme  des  idées  d'emphase  et  de  convention  qu'il  emporte  souvent. 
Nous  avions  eu  des  orateurs  de  la  chaire,  de  la  tribune,  du  bar- 
reau ;  il  fut  l'exemplaire  unique  d'une  espèce  nouvelle,  l'orateur 
de  la  littérature;  il  gouverna  ce  royaume  de  la  plume  avec 
l'outil  ei  les  procédés  d'un  autre  art.  Il  ne  fît  jamais  en  écrivant 
que  sténographier  un  discours  intérieur:  son  moindre  article 
était  un  fragment  de  ce  discours,  débité  devant  un  auditoire 
Hivisible;  sa  plus  courte  lettre  avait  le  tour  et  le  mouvement 
d'une  harangue.  De  même  sa  conversation.  Tous  en  avai^at  le. 
sentiment,  dans  le  salon  où  il  causait,  dans  ce  cabinet  de  la 
Revue  ot  s'est  dépoiisée  tant  d'éloquence  familière.  Il  y  parlait 
po«r  un  seul  auditeur  comme  il  eût  fait  pour  une  assemblée, 
avec  même  abondance,  même  chaleur,  même  choix  et  même 
précision  des  mots.  Il  aimait  d'ailleurs  essayer  là,  in  anima  vili^ 
VeSéi  des  prochaines  conférences  et  des  nombreux  articles  qui 
attendaient  tout  armés  dans  son  cerveau.  La  sueur  des  grandes 
journées  ne  ruisselait  plus  sur  son  visage,  cette  sueur  mortelle 
qui  nous  faisait  trembler  pour  lui,  quand  il  s'était  doniiié  pendant 
une  heure,  corps  et  &me,  à  une  foule  magnétisée  par  ce  don 
total.  Mais  la  grosse  veine  nouée  sur  le  front  se  gonflait  de 
même,  les  idées  en  dégorgeaient  avec  le  même  débit  bien  réglé  ; 
et  c'était  une  jouissance  toujours  nouvelle  de  voir  la  pensée 
naître  sous  ce  front,  y  trouver  instantanément  son  expression 
oratoire,  en  sortir  dans  le  déroulement  d'une  phrase  qu'on 
sentait  nécessaire,  calquée  exactement  sur  les  circonvolutions 
cérébrales  :  médaille  frappée  sans  une  bavure,  où  chaque  relief 
reproduisait  les  creux  adéquats  de  la  matrice. 

Lisez,  comparez  :  vous  vous  persuaderez  vite  que  les  pages 
de  Bmnetière  les  plus  critiquées^  du  point  de  vue  de  la  forme, 
ne  sont  que  la  sténographie  de  la  parole  qu'il  vous  faisait  applau- 
dir. J'y  insiste,  parce  que  c'est  le  mjsad  du  procès.  La  routine 
des  catégories  le  classera  parmi  les  écrivains,  et  ce  sera  lui 
rendre  un  mauvais  service  :  il  faudrait  le  ranger  parmi  les 
grands  orateurs.  Nous  ne  ferons  jamais  comprendre  à  nos  petits- 
Qolans  le  pouvoir  souverain  qu'il  exerça  sur  les  auditoires,  le 
mordant  irrésistible  de  sa  causerie  ;  pas  plus  que  nous  ne  com- 


r. 


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12  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

prenions,  quand  nous  lisions  la  froide  transcription  d'un  discours 
de  Berryer,  Tenthousiasme  de  nos  pères  qui  avaient  entendu 
rugir  le  monstre  :  pas  plus  qu'un  traité  de  Cousin  ne  nous  expli- 
quait l'enchantement  des  personnes  qui  avaient  joui  de  sa  con- 
versation. 

On  s'est  étonné  que  ce  combatif,  cet  orateur,  n'eût  jamais 
songé  à  jeter  le  poids  de  son  éloquence  dans  les  batailles  parle- 
mentaires. Il  y  songea.  C'était  vers  1893,  à  l'époque  où  tant  d'es- 
pérances fleurissaient  dans  la  fugitive  embellie  de  «  l'esprit  nou- 
veau. »  Un  moment,  la  tentation  fut  très  forte  sur  son  esprit  H 
la  repoussa  par  un  de  ces  scrupules  de  délicate  fierté  avec  les- 
quels il  ne  transigeait  pas.  —  u  Je  ne  veux  pas  être  l'élu  d'une 
circonscription  quelconque,  me  disait-il.  Je  suis  par  mes  ori- 
gines Breton  et  Toulonnais  ;  je  ne  voudrais  accepter  un  mandat 
que  dans  l'une  des  deux  régions  où  j'ai  mes  attaches  naturelles; 
et  je  n'y  vois  pas  de  siège  que  je  puisse  briguer.  »  —  Faut-il  re- 
gretter que  cette  expérience  n'ait  pas' été  faite?  Il  eût  repris  au 
Parlement  la  place  d'un  Dufaure.  Mais  Brunetière  y  fût-il  resté 
Brunetière,  tout  d'une  pièce  dans  ses  doctrines,  puissant  quand 
même  dans  son  isolement,  modéré  avec  des  pointes  subites  vers 
les  directions  où  on  l'attendait  le  moins?  Je  l'ai  connu  un  temps 
tout  près  de  donner  dans  un  socialisme  théorique  très  accentué. 
Pourquoi  pas?  Alceste  serait  peut-être  aujourd'hui  socialiste. 
Comme  sur  la  plupart  des  grands  autoritaires,  les  suggestions 
adroites  avaient  d'autant  plus  de  prise  sur  l'obstination  de 
Brunetière  qu'il  ne  se  savait  pas  impressionnable  et  ne  se  croyait 
pas  malléable  ;  les  habiles  l'influençaient  sans  trop  de  peine  et 
sans  qu'il  en  eût  conscience.  Se  fût-il  prêté  aux  compromis- 
sions, aux  maquignonnages,  aux  abdications  partielles  de  son 
opinion  sous  la  discipline  d'un  parti,  bref  à  toutes  les  usures 
de  la  personnalité,  sinon  de  la  dignité  humaine,  qui  assurent 
seules  ime  action  efficace  dans  les  Chambres?  Eût-il  résisté 
à  cette  lente  désagrégation  de  la  volonté  individuelle  par  la 
collectivité  parlementaire  qui  est  le  phénomène  caractéristique 
des  Assemblées  ?  —  Vaines  questions  :  sa  bonne  étoile  lui 
a  épargné  l'épreuve  où  un  redoublement  de  pessimisme  eût 
fait  payer  trop  cher  à  notre  ami  la  rançon  de  ses  triomphes 
oratoires. 

•Il  était  d'ailleurs  à  cette  époque  accablé  par  d'écrasantes 
besogn<as  :  direction  de  la  Revue^  enseignement  à  l'Ecole  normale 


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PEBDINAND   BRUNETIÊRE.  '     13 

OÙ  il  a  laissé  un  lumineux  sillon,  campagnes  de  conférences  à 
l'étranger,  histoire  projetée  de  la  littérature  française  et  autres 
travaux  qui  eussent  exigé  plusieurs  vies.  Comment  trouvait-il  du 
temps  pour  les  vastes  lectures  où  il  renouvelait  sans  relâche  son 
savoir  encyclopédique?  Il  lisait  avec  une  rapidité  incroyable  :  le 
plus  gros  volume  en  quelques  heures.  Sa  mémoire  prodigieuse 
en  assimilait  la  substance  :  jamais  de  fiches,  presque  pas  de 
notes.  Très  malade,  il  a  écrit  à  Montmo^-ency,  sans  une  note,  son 
dernier  et  si  savant  article  sur  Montaigne.  Et  sur  tous  les  sujets 
ses  informations  étaient  de  première  main,  ses  références  con- 
trôlées dans  le  texte  même  des  auteurs  inconnus  qu'il  citait 
avec  une  coquetterie  amusée. 

On  ne  retrouvera  pas  de  longtemps,  j'imagine,  pareille  uni- 
versalité de  connaissances  emmagasinée  dans  un  cerveau. 
Comment  le  champ  fertile  fut  labouré,  ensemencé,  Bourget  l'a 
raccmté  l'autre  jour  en  évoquant  les  héroïques  années  de  jeunesse 
qu'il  vécut  aux  côtés  de  Brunetière.  Son  récit  suggérait  une  ré- 
flexion consolante  :  il  réconciliait  avec  notre  temps  ceux  de  ses 
fils  qui  seraient  tentés  d'en  trop  médire.  Brunetière  a  plaidé 
contre  son  siècle  des  procès  retentissans  ;  et  Bourget  juge  sévè- 
renaent  le  train  de^  choses  dans  la  France  démocratique.  Je  ne 
les  contredis  point  ;  mais  il  a'  bien  sa  grandeur,  le  temps  où  ces 
deux  hommes  ont  pu  monter  h  leur  vraie  place,  au  faite  social, 
du  mouvement  naturel  d'un  bel  arbre  qui  s'enracine  et  croît  sur 
un  sol  favorable. 

C'est  le  lieu  de  jalonner  en  quelques  mots  les  étapes  de  la 
route  intellectuelle  que  Brunetière  fraya  pour  lui-môme  et  pour 
les  esprits  qu'il  guidait;  elle  le  conduisit  par  cent  détours  au 
refuge  chrétien. 

Comme  Sainte-Beuve,  ce  devancier  si  différent  de  lui,  u  il 
avait  fait  le  tour  des  choses  de  ce  monde,  »  lorsqu'il  se  découvrit 
la  vocation  et  trouva  l'occasion  de  «  s'en  expliquer.  »  C'était 
son  mot  de  prédilection.  Que  ces  choses  dussent  être  réglées  par 
un  ordre  rationnel,  notre  ami  n'en  douta  jamais.  Existence  d'un 
ordre  dans  l'univers,  aptitude  de  notre  intelligence  à  en  dis- 
cerner les  lois,  puissance  qu'a  notre  volpnté  d'en  modifier  l'appli- 
cation aux  sociétés  humaines,  —  ces  principes  étaient  pour  le 
jeune  philosophe  mieux  que  des  axiomes  :  les  suggestions 
impérieuses  d'un  tempérament.  De  bonne  heure,  il  estima 
Bossuet,  si  solide  sur  ces  bases  fondamentales,  et  il  Taima  de 


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14  RBVUE  DBS  I>EUX  MONDES. 

les  avoir  biea  célébrées ,  dans  une  langue  qui  correspondait  à 
ses  propres  besoins  d'ampleur,  d'enchaînem^it  et  de  clarté. 

Honnête  homme  dans  tous  les  sens  du  mot,  l'ancien  et  le 
moderne,  il  était  jusqu'aux  moelles  du  xvii<^  siècle,  du  temps  où 
l'homme  sûr  de  son  pouvoir  ne  regardait  guère  la  nature,  sinon 
pour  l'assujettir  à  l'obéissance,  pour  y  imprimer  sa  marque  dans 
les  lignes  géométriques  et  la  taille  tyrannique  des  bosquets.  A 
l'égal  des  gens  d'alors,  et  de  ceux  du  moyen  âge  qui  leur  avaient 
légué  ime  tradition  d'ascétisme ,  notre  contemporain  nourrissait 
contre  cette  nature  envahissante  et  pécheresse  les  défiances  d'un 
roi  menacé  dans  sa  domination.  Les  beaux  paysages,  les  œuvres 
d'art  qui  s'inspirent  du  sentiment,  la  musique  en  particulier,  ne 
lui  donnaient  le  plus  souvent  que  le  plaisir  subtil  d'en  bien 
raisonner.  Il  fut  peut-ôtre  le  seul  grand  lettré  du  xix®  siècle 
pour  qui  Rousseau  n'avait  pas  existé,  ni  le  fils  aîné  de  Rous- 
seau »  Chateaubriand ,  et  qui  n'eût  pas  dans  le  sang  une  seule 
goutte  de  leurs  délicieux  poisons.  Il  enveloppa  dans  une  même 
réprobation  tqus  les  «  naturistes  »,  de  Rabelais  à  Zola,  tous  les 
romantiques,  esclaves  du  monde  extérieur  et  de  leurs  passions, 
tous  les  «  impressionnistes  »  déréglés  qui  osaient  substituer  la 
fantaisie  individuelle  aux  arrêts  de  la  raison  abstraite  et  géné- 
rale. —  «  Nos  impressions  ne  doivent  entrer  pour  rien  dans  la 
règle  de  nos  jugemens,  n  répétait-il  avec  force  ;  et  il  avait  la 
eandeur  de  croire  que  les  siens  n'étaient  jamais  déterminés  par 
une  impression  personnelle.  Dans  la  maturité  de*  l'âge  et  de  la 
raison,  nous  le  vîmes  revenir  sur  quelques-uns  de  ses  ostra- 
cismes, parler  de  Rabelais  avec  une  intelligente  impartialité, 
rendre  justice  à  Molière,  recevoir  le  coup  de  la  grâce  balza- 
cienne et  rédiger  pour  l'Amérique  ce  petit  chef-d'œuvre,  son 
Honoré  de  Balzac. 

Engagé  dans  l'histoire  littéraire  avec  sa  vaste  ambition  d  y 
comprendre  et  d'y  rattacher  toutes  les  idées,  notre  cartésien 
devait  chercher  une  méthode,  un  système,  comme  l'on  dit 
aujourd'hui,  qui  lui  permit  d'enfermer  le  monde  de  l'esprit  dans 
une  belle  ordonnance  architecturale.  Il  crut  l'avoir  trouvé  dans 
le  darwinisme  ;  et  il  lui  plaisait  de  «  réintégrer  »  une  idée  très 
moderne  dans  les  méthodes  philosophiques  de  l'âge  classique. 
Brunetière  conçut  alors  le  dessein  d'appliquer  la  doctrine  évo- 
lutive aux  phénomènes  intellectuels.  De  là  VÉvolution  des 
genres^  et  le  plan  d'une  première  histoire  de  la  littérature,  qui 


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FERDINAND  BRUNETIÈRB.  '  15 

/ 

resta  en  chemin.  Les  grands  faiseurs  de  systèmes  sont  à  leur 
insu  des  imaginatifs,  des  poètes;  chez  Bninetière,  Tesprit  de 
finesse  et  Tesprit  de  géométrie  s'équilibraient  exactement;  il 
était  trop  clairvoyant ,  trop  probe  vis-à-vis  de  lui-même,  pour 
continuer  de  bâtir  avec  des  matériaux  peu  sûrs.  Il  aperçut 
bientôt  la  faiblesse  de  son  premier  principe,  rimpossibilité  d'en 
faire  un  support  pour  l'énorme  construction  qu'il  projetait.  Il 
s'en  détourna,  chercha  dans  d'autres  directions  ;  non  sans  revenir 
de  loin  en  loin  à  ses  premières  amours,  comme  dans  cette 
étude  récente  et  un  peu  paradoxale  sur  laMoralUé  de  la  doctrine 
évolutive. 

Un  temps,  il  crut  qu'Auguste  Comte  lui  donnerait  ce  qu'il 
n'avait  pu  tirer  de  Darwin.  Séduction  nouvelle,  et  qui  montre 
bien  comment  ce  contradicteur  du  genre  humain  subissait  l'in- 
fluence des  idées  ambiantes,  avant  de  se  les  approprier  despoti- 
quement,  de  les  consolider,  de  s'en  servir  pour  discipliner  les 
esprits  qui  les  lui  avaient  offertes  h,  l'état  flottant.  De  cette 
incursion  dans  le  comtisme  sortirent  V Utilisation  du  positivisme 
et  les  études  similaires.  C'était  la  voie  oblique  qui  l'amenait  au  but. 

De  plus  en  plus  blessé  dans  son  amour  de  l'ordre  par 
l'anarchie  croissante  dans  les  idées  et  dans  les  faits,  il  se  rap- 
procha de  l'édifice  catholique.  On  le  vit  d'abord  rdder,  si  je  puis 
dire,  autour  de  la  cathédrale,  examiner  et  louer  en  connaisseur 
la  belle  architecture  du  vaisseau,  les  commodités  qu'il  offrait  aux 
foules  sans  abri.  C'était  le  temps  où  nous  rêvions  tous  de  récon- 
ciliation sociale,  à  la  lueur  du  phare  allumé  devant  nous  par  le 
pape  Léon  XIII.  Relisez  Une  visite  au  Vatican  :  Brunetière 
trouva  là  un  grand  esprit  de  sa  famille,  qui  le  comprit  et  l'aima. 
N'était-il  pas  l'un  des  rares  laïques  contemporains  qui  eussent  lu 
la  Somme  de  saint  Thomas,  le  seul  capable  de  récrire  cette 
Somme  pour  notre  âge?  Il  sortit  du  Vatican  à  demi  conquis 
Peu  après,  il  se  risqua  dans  la  cathédrale;  d'un  pas  lent  et 
loyal,  tâtant  le  terrain,  se  donnant  sur  un  point,  se  reprenant 
sur  un  autre,  il  avança  jusqu'à  l'autel.  Au  soir  d'une  journée 
triomphale  pour  l'orateur  et  décisive  pour  l'homme  intérieur, 
comme  il  parlait  au  banquet  qui  suivit  la  conférence  de  Besançon 
sur  le  Besoin  de  croire,  il  dit  :  «  Je  me  laisse  faire  par  la  vérité...  » 
Belle  parole  qui  fut  la  devise  de  toute  sa  vie  et  devrait  être 
l'épitaphe  gravée  sur  son  tombeau.  Depuis  lors,  dans  ces  «  dis- 
cours de  combat  »  prononcés  à  Besançon,  à  Lille,  un  peu  par* 


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16  "       REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tout,  le  dialecticien  s'acheva  en  apôtre.  Sa  fougue  généreuse 
faisait  songer  à  un  autre  argumentateur  apostolique,  à  saint  Paul 
courant  de  Damas  en  Asie  Mineure,  en  Grèce,  multipliant  les 
controverses  et  les  épitres,  amenant  les  Gentils  du  dieu  inconnu 
à  son  Dieu  connu. 

Était-ce  seulement,  comme  on  Va.  prétendu,  un  système 
éprouvé  de  doctrine  logique  et  un  incomparable  outil  de  gou- 
vernement que  Tintellectuel  autoritaire  venait  demander  à 
rÉglise  catholique?  Nous  pouvons  bien  soulever  le  voile  qui 
cachait  le  mystère  de  cette  âme  :  c'est  honorer  notre  ami  que 
de  montrer  dans  la  sienne  le  souci  commun  aux  plus  nobles 
penseurs  de  tous  les  temps,  Tangoisse  devant  le  problème  de  la 
destinée.  Angoisse  tragique  chez,  ce  véritable  contemporain  des 
hommes  de  Port-Royal.  Ses  préférences  apparentes  étaient  pour 
Bossuet  :  son  culte  profond  allait  à  Pascal,  conseiller  naturel 
de  tous  ceux  que  torture  le  dilemme  du  terrible  pari.  —  ^<  Bru- 
netière  !  avait  dit  jadis  quelqu'un  :  on  le  trouvera  un  jour  pendu 
devant  un  crucifix  !  »  De  son  propre  aveu,  il  se  tuait  de  travail 
pour  ne  pas  sombrer  dans  Tabîme  du  désespoir  métaphysique. 
Comme  Tesprit,  le  cœur  avait  ses  plaies,  ses  exigences,  sa  part 
dans  la  recherche  douloureuse  du  grand  remède.  Serait-ce  encore 
Pascal  qui  le  mil  sur  la  voie,  avec  son  mot  révélateur,  vérifié 
une  fois  de  plus  par  le  dénouement  de  ce  drame  intime?  — 
«  Console-toi  :  tu  ne  me  chercherais  pas,  si  tu  ne  m'avais  pas 
trouvé.  » 

Liber  scripttis  proferetur 
In  quo  totum  continetur... 

Tandis  que  la  belle  prose  funéraire  enveloppait  de  sa  plainte 
l'ami  qui  s'en  allait  au  repos,  nous  songions  que  ce  lecteur  insa- 
tiable l'avait  enfin  découvert,  le  livre  vainement  cherché  parmi 
tous  les  livres,  celui  qu'il  avait  rêvé  d'écrire  aux  jours  ardens 
des  jeunes  ambitions,  le  livre  où  tout  est  contenu  !  Ne  layant 
rencontré  dans  aucune  bibliothèque,  il  s'était  rabattu  sur  l'Evan- 
gile ;  il  y  avait  trouvé  la  quantité  de  lumière  et  la  quantité 
d'ombro  dont  l'équilibre  contente  une  raison  revenue  de  ses 
folles  prétentions.  Il  savait  que  toute  explication  de  l'univers 
trop  complète  et  trop  claire,  fût-elle  parée  d'une  étiquette  scien- 
tifique, est  décevante  par  sa  puérilité.  Résigné  à  faire  la  part 
de  l'inconnaissable  dans  une  synthèse  qui  éclairait  et  apaisait 

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FERDINAND   BRUNETIÈRff.  17 

tous  les  troubles  moraux  de  la  conscience,  il  disait,  et  très  sin- 
cèrement, que  son  intelligence  trouvait  enfin  satisfaction  dans 
les  solutions  chrétiennes  où  elle  s'était  arrêtée. 

Victorieux  de  son  tourment  idéal  par  cette  conquête  d'une 
certitude  spirituelle,  il  allait  être  vaincu,  durement  éprojuvé 
dans  ses  dernières  batailles  temporelles.  De  Thumeur  dont  il 
était,  il  eût  voulu  servir  activement  la  cause  qu'il  embrassait,  y 
faire  un  peu  sentir  les  facultés  de  direction  qu'il  se  connaissait. 
Les  années  de  Léon  XIII  avaient  pris  fin.  Les  services  et  les  con- 
seils de  Brunetière  ne  furent  pas  agréés.  Il  en  sou£frit.  D'autre 
part,  il  avait  ardemment  désiré  la  chaire  de  littérature  au  Col- 
lège de  France,  couronnement  naturel  de  sa  carrière  exception- 
nelle dans  l'enseignement.  Au  grand  scandale  du  monde  univer- 
sitaire et  lettré,  cette  ambition  légitime  fut  déçue  par  la 
véhémence  des  passions  politiques  et  la  pusillanimité  des  pou- 
voirs publics.  Passons,  comme  Dante  passait,  à  travers  ces 
limbes  où  il  ne  trouvait  rien  à  dire,  devant  le  pâle  trembleur 
qui  fit  le  grand  refus.  Brunetière  prit  sa  revanche  en  pourfen- 
dant ses  vieux  ennemis,  les  encyclopédistes,  dans  une  série  de 
conférences  d'où  il  sortit  encore  grandi,  mais  dangereusement 
meurtri. 

Dès  le  début,  ses  auditeurs  habituels  observèrent  que  son 
organe,  cette  voix  métallique  et  souple  qui  ne  l'avait  jamais 
trahi,  donnait  des  signes  inquiétans  de  lassitude.  Il  se  surmena 
pour  aller  jusqu'au  bout,  il  y  réussit  à  force  de  volonté.  Au 
lendemain  du  dernier  effort,  la  mort  prit  traîtreusement  l'orateur 
à  la  gorge;  elle  lui  ravit  d'abord  l'arme  où  il  mettait  sa  confiance, 
sa  joie,  son  orgueil  :  la  voix.  Il  s'affligea  de  cette  mutilation 
conmie  d'une  atroce  déchéance.  Aphone,  lui,  Brunetière  !  Quand 
on  essayait  de  le  consoler  en  lui  disant  :  Votre  plume  vous 
reste,  —  il  haussait  les  épaules  d'un  geste  méprisant  et  désolé. 
Il  le  savait  bien,  qu'il  n'était  qu'orateur,  et  qu'en  perdant  sa 
parole,  comme  Samson  sa  chevelure,  il  perdait  tout.  A  peine  s'il 
se  laissa  ramener  deux  ou  trois  fois  à  l'Académie  :  il  entrait  avec 
l'attitude  d'un  condamné  dans  cette  salle  où  son  éloquence  avait 
gagné  toutes  les  causes  qu'elle  plaidait. 

Lentement,  durant  deux  années,  la  phtisie  le  consuma;  elle 
fit  de  lui  l'être  incorporel,  spiritualisé,  dont  nous  eûmes  la 
vision  pathétique  sur  le  lit  où  il  gisait;  laffreux  mal  ne  res- 
pecta que  la  pensée,  qui  n'avait  jamais  été  plus  vigoureuse. 
Tou  xxxvu.  —  1907.  2 


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18  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Avec  quelle  abondance  et  quel  courage  elle  se  donna,  les  lec- 
teurs de  la  Mevne  le  savent.  Direction,  articles,  préface  de  son 
livre  testamentaire,  les  Questions  actuelles,  il  mena  de  front  ces 
travaux  jusqu'aux  tout  derniers  jours.  Quand  la  force  lui  man- 
qua pour  écrire,  et  enfin  pour  lire,  il  comprit  que  Theure  était 
venue,  que  c'était  fini  de  combattre,  fini  d'apprendre,  fini  d'en- 
seigner, et  qu'il  allait  se  faire  instruire  par  l'initiatrice  de  tout 
ce  qu'ignorent  les  plus  savans.  Infiniment  las,  bien  sûr  de  son 
droit  au  repos  après  la  tâche  virilement  accomplie,  il  dit  :  «  Je 
vais  m'endormir  longuement...  »  Ce  furent  ses  dernières  pa- 
roles. 

...  Et  je  vais  porter  ces  pages  dans  sa  maison  :  les  premières 
qu'il  n'aura  pas  vues,  depuis  le  jour  lointain  où  mon  premier 
article  passa  sous  ses  yeux.  Je  ne  ressortira!  pas  éclairé  par  ses 
avis  judicieux,  conforté  par  son  approbation.  A  quoi  bon  écrire 
puisqu'il  ne  lira  pas?  —  A  lui  payer  ma  dette,  à  suivre  son 
exemple.  Sa  fin  vaillante  dans  le  travail  laisse  un  magnifique 
exemple  à  tous  ceux  de  sa  profession.  Nous  tâcherons  de  le 
suivre,  mon  ami,  partout  où  Votre  cher  et  pur  souvenir  dictera 
leur  devoir  aux  vieux  compagnons  que  vous  abandonnez. 

Eugèke-Melchior  de  Vogué, 


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L'OMBRE  nnm  m  u  montagne 


OBUZIÈMS  PARTIS  (1) 


1.   —    LETTRES 

Lysel  à  M^'  Jaffé. 

...  Mes  pires  craintes  ne  se  sont  pas  réalisées  :  j'ai  retrouvé  le 
Tteil  ami,  le  vieux  maître,  le  fère,  comme  nous  l'appelions 
quelquefois.  On  le  sauvera  peut-être.  «  Puisqu'il  n'est  pas  mort 
sur  le  coup,  »  dit  le  médecin,  il  a  «  des  chances  de  s'en  tirer.  » 
S'il  ne  s'agit  pas  d'une  guérison  à  peu  près  complète,  faut-il  la 
souhaita:?  Je  ne  puis  m'imaginer  mon  Hugo  Meyer  poussé  dai^ 
un  fauteuil  roulant,  je  ne  puis  le  concevoir  sans  tous  les  traits 
qui  Tennoblissent  :  Tintelligence,  l'amour  de  Tart,  la  générosité. 
Parmi  les  fins  cruelles  qui  nous  menacent,  celle  où  l'être  survit 
à  sa  propre  pensée  me  paraît  la  plus  misérable.  Pourtant,  je 
crois  que  sa  pau\Te  Louise  aimerait  mieux  le  garder,  même  ainsi. 
Je  n'ai  jamais  vu  tant  de  douleur  dans  d«s  regards  humains. 
Elle  est  écrasée.  Je  ne  sais  combien  de  fois  elle  a  déjà  recom- 
mencé le  récit  de  la  catastrophe,  avec  de  légères  variantes, 
comme  si  les  faits  se  déformaient  à  force  de  tourner  dans  son 
esprit  : 

«  Comprenez-vous,  mon  bon  Lysel?...  Il  avait  dîné  comme 
les  autres  jours, plutôt  mieux, en  se  régalant!...  Je  lui  avais  fait 
une  carbonnade  de  bœuf,  vous  savez,  ce  plat  qu'il  aime  tant,  et 

(1)  Voyez  la  hâvut  du  15  décembre  li>06.  * 


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20  REVUE   DES    DEUX    BÏONDES. 

une  belle  quiche  à  la  mode  de  son  pays!  Après  quoi,  il  avait  pris 
son  café  avec  deux  verres  de  mirabelle...  Même  que  je  lui  ai  dit  : 
«  Mon  poulot,  tu  as  tort  d'en  prendre  deux  :  ça  va  t'empôcher 
de  dormir!...  »  Il  m'a  répondu  :  «  Quelle  idée,  il  ny  a  rien  de 
meilleur  pour  la  digestion!...  »  Et  puis,  il  s'est  levé  pour  aller 
au  balcon.  11  m'a  appelée  pour  me  dire  :  «  Regarde  un  peu  du 
côté  de.  l'Arc  de  Triomphe,  ces  nuages  rouges,  est-ce  assez 
beau?...  »  11  ne  se  promenait  pas  souvent,  vous  savez,  mais  il 
ne  manquait  jamais  un  beau  couchant!...  J'ai  regardé  comme  il 
disait,  et  je  lui  ai  répondu  :  «  On  dit  que  c'est  un  signe,  un  pré- 
sage, que  ça  annonce  des  choses,  enfin,  quoi!...  »  Il  m'a  dit, 
comme  il  me  disait  toujours  quand  je  lui  parlais  de  mes  super- 
stitions :  «  Ma  f»auvre  Louise,  où  as-tu  pris  ces  idées-là?...  »  Et 
il  a  bourré  sa  pipe,  sa  vieille  pipe  en  porcelaine  cfu'il  a  rapportée 
de  Bayreuth,  en  souvenir,  après  la  première  de  Parsifal...  Il 
l'allume,  il  en  tire  quelques  bouffées...  Et  voilà  qu'il  dit  tout  à 
coup  :  «  Qu'est-ce  qui  me  prend?...  Mais  qu'est-ce  que  j'ai?... 
Qu'est-ce  que  j'ai  donc?...  »  Et  il  se  lève,  il  recule  en  battant  l'air 
de  ses  bras,  il  devient  violet,  il  tombe  du  fauteuil,  comme  une 
masse...  Depuis,  il  est  resté  comme  vous  l'avez  vu  !...  » 

Louise  m'a  aussi  raconté  leur  histoire,  que  j'ignorais  :  nous 
connaissons  si  peu  nos  amis!  Elle  a  quelques  années  de  plus  que 
lui.  On  ne  le  dirait  pas  :  elle  a  gardé  une  espèce  de  jeunesse, 
tandis  qu'il  vieillissait  beaucoup,  ces  derniers  temps.  Elle  était 
la  femme  d'un  musicien  de  l'orchestre  du  théâtre  de  Strasbourg, 
où  Hugo  Meyer  a  débuté,  voilà  quelque  quarante  ans.  Ils  se  sont 
aimés,  dès  la  première  rencontre,  et  ils  sont  parfis  ensemble  : 
«  On  s'aimait  trop,  mon  bon  Lysel,  on  n  aurait  pas  pu  fair<» 
autrement!  »  Pour  elle,  c'est  tout  simple  :  elle  n'a  jamais  eu 
l'ombre  d'un  remords.  Du  reste,  ils  ne  sont  pas  mariés.  Comme 
ils  sont  restés  loin  du  monde,  ils  n'ont  pas  à  compter  avec 
ses  exigences  :  aussi  ne  souffrent-ils  pas  de  leur  position  irrégu- 
lière. Je  crois  d'ailleurs  qu'ils  s'en  aperçoivent  à  peine  :  «  On 
m'appelle  M"*  Meyer  :  il  faut  bien  !  c'est  tellement  plus  com- 
mode I...  »  Le  mensonge  ne  lui  pèse  pas,  ou  même,  à  ses  yeux, 
a  dès  longtemps  cessé  d'être  un  mensonge  :  elle  et  son  Hugo 
ne  font  qu'un;  l'état  civil  ne  saurait  rendre  leur  union  ni  plus 
complète,  ni  plus  solide.  Le  seul  lien  qui  les  attache  l'un  à 
l'autre,  c'est  leur  sentiment.  Comme  ils  n'ont  pas  de  religion, 
ce  lien  leur  suffit  :  il  leur  Isemble  aussi  fort  qu'aucun  autre 


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l'ombre  s'étend  sur  la  montagne.  21 

sanctionné  par  les  lois,  bénit  par  FÉglise.  Je  comprends  main- 
tenant le  sens  d'une  phrase  que  le  vieux  maître  répétait  souvent  : 
<c  Quand  on  comprend  bien  les  leçons  de  la  nature,  on  est  sûr 
d'avoir  toujours  raison.  »  Je  n'en  suis  pas  aussi  sûr  que  lui... 

Il  y  a  parfois  de  singulières  correspondances  entre  des 
choses  qui  se  ressemblent  peu  !  Pendant  que  cette  pauvre  Louise 
me  racontait  ses  affaires,  je  me  suis  rappelé  vos  paroles  de 
l'autre  soir  :  «  Il  faut  la  pleine  lumière  à  toutes  les  belles 
affections  !  »  Celle  que  j'ai  sous  les  yeux  est  très  belle,  dans  sa 
simplicité,  parce  qu'elle  est  sincère,  intense,  exclusive,  fidèle. 
Malgré  le  petit  mensonge  social  qu'ils  se  sont  permis,  ou  qu'ont 
tissé  autour  d'eux  l'habitude  et  la  complaisance  des  amis,  on 
peut  dire  de  ces  deux  êtres  qu'ils  se  sont  établis  dans  la  vérité, 
puisqu'ils  s'appartiennent  aux  yeux  de  tous.  Et  devant  ce  lit  où 
le  brave  Hugo  revient  lentement  à  la  vie,  je  me  demandais,  en 
jiensant  à  vous  comme  toujours  :  «  Si  l'un  de  nous  deux  était 
frappé  de  même,  l'autre  serait-il  à  son  chevet  pour  le  soigner  ou 
lui  fermer  les  yeux?...  »  Dès  lors,  je  songe  aux  revanches  de  la 
vie,  et  j'ai  peur.  Je  remanie  le  plan  de  notre  existence.  Œuvre 
stérile,  puisque  nous  Favons  derrière  nous  !  Je  me  dis  que  nous 
aurions  mieux  fait  d'agir  comme  Hugo  et  Louise,  comme  tant 
d'autres  qui  se  sont  joints  en  brisant  leurs  chaînes.  Quand  on 
s'aime,  il  faut  aller  l'un  à  l'autre  à  travers  tout  !  Je  sais  qu'il  y 
avait  entre  nous  quelque  chose  de  plus  sacré  qu'un  obstacle 
légal  :  la  reconnaissance,  la  pitié,  l'honneur,  tant  de  sentimens 
impérieux  dont  l'ordre  nous  séparait.  Certes,  je  ne  regrette  pas 
de  leur  avoir  obéi  ;  pourtant,  Hugo  et  Louise  ont  eu  la  bonne 
part...  Ah!  mon  amie,  comment  pouvez-vous  désirer  que  nous 
soyons  plus  séparés!  Voyez!  j'aurais  besoin  de  vous  avoir  près 
de  moi,  à  cette  heure  où  je  veille  au  chevet  de  mon  plus  cher 
ami  :  et  vous  n'êtes  pas  là  !  Je  vais  partir.  Pendant  cinq  longs 
mois,  je  serai  seul  dans  cet  autre  monde  où,  parmi  des  êtres 
différens,  on  se  sent  tellement  abandonné!...  Que  vous  faut-il 
de  plus?...  Cependant,  nous  arrivons  à  cet  âge  où  l'affection  se 
fait  plus  tendre,  plus  profonde,  plus  intime,  —  où  elle  nous  est 
d'autant  plus  nécessaire  qu'on  est  entouré  de  plus  de  ruines,  — 
où  l'on  souffre  plus  mortellement  de  cette  affreuse  solitude  d'âme 
que  le  contact  de  tous  les  humains  à  la  fois  ne  suffirait  pas  à 
combattre,  et  qui  se  dissipe  dès  qu'on  est  deux!...  L'amour  et 
l'amitié  sont  les  seuls  boucliers  que  nous  puissions  opposer  aux 


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22  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

forces  ennemies  du  destin.  Et  ce  n'est  pas  la  jeunesse  qui  est 
Tâge  de  l'amour  :  elle  n'est  que  celui  du  plaisir.  On  n'aime 
vraiment  que  quand  on  a  fait  le  tour  de  la  vie,  et  qu'on  sait  ce 
qu'on  donne  et  ce  qu'on  reçoit;  on  n'aime  qu'avec  la  pleine 
conscience  de  son  être,  quand  on  a  éprouvé  que  rien  autre,  rien, 
rien,  ne  vaut  la  peine  de  vivre.  Cest  pourquoi,  quand  on  a  appris 
à  s'aimer  comme  nous,  on  ne  conçoit  pas  d'autre  séparation  que 
la  mort. 

Je  suis  tellement  dominé  par  ces  idées,  mon  amie,  que  je 
pense  à  peine  à  mon  opéra.  Pourtant,  les  répétitions  ont  Com- 
mencé. Ce  Conrad  Wallenrod  qui  m'a  si  passionnément  inté- 
ressé, dont  j'attendais  tant,  me  parait  maintenant  bien  loin  de 
moi.  J'appartiens  tout  entier  à  l'ami  dont  le  salut  est  encore  in- 
certain, à  vous  qui  êtes  si  loin,  à  vos  tristes  paroles.  Que  mes 
œuvres  sont  peu  de  chose,  en  regard  de  ce  qui  remplit  mo& 
cœur!  J'écoute  ma  musique,  et  j'ai  l'âme  ailleurs.  Est-il  pos- 
sible qu'il  y  ait  jamais  eu  des  artistes  assez  déformés  par  le  tra- 
vail ou  le  succès,  pour  attacher  plus  d'importance  à  ce  qu'ils 
font  qu'à  ce  qu'ils  éprouvent?  Ceux-là,  j'en  suis  sûr,  ne  m'au- 
raient jamais  fait  pleurer  ;  je  ne  voudrais  pas  être  l'un  d'eux,  au 
prix  de  toute  leur  gloire... 

M^  Jnffé  à  Lysel. 

...  Vous  savez  si  j'admire  Hugo  Meyer  pour  son  courage,  son 
désintéressement,  les  belles  et  rares  vertus  doat  sa  carrière 
d'artiste  est  le  constant  témoignage;  vous  savez  aussi  que  je 
l'aime,  puisque  je  lui  dois  de  vous  connaître.  Mais  votre  bonne 
Louise,  il  faut  que  je  vous  l'aVoue,  m'a  toujours  paru  par  trop 
inférieure  à  son...  j'allais  dire  à  son  mari,  par  habitude,  et  voilà 
qu'il  me  faut  écrire  :  à  son  compagnon  !  Vous  voyez  qu'ils  >iie 
sont  pas  tout  à  fait  dans  la  vérité  :  encore  qu'ils  en  soient  moins 
éloignés  que  nous,  je  l'avoue.  Que  voulez-vous?  je  ne  saurais 
concevoir  l'amour  sans  une  certaine  égalité  :  qu'est-ce  que  cette 
excellente  personne  a  pu  être  pour  Hugo  Meyer,  en  dehors  des 
quiches  et  des  carbonnades  de  sa  cuisine?  Je  ne  me  le  repré- 
sente pas.  Vous-même,  mon  ami,  vous  figurez-vous  ce  que 
serait  votre  existence  aux  côtés  d'une  telle  compagne?  Hugo 
Meyer,  qui  a  tant  d'intelligence  et  de  sentiment  sous  son  enve^ 
loppe  un  peu  rude,  n'a-t-il  pas  dû  souffrir  do  ce  contact?  A  moins 


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l'obibre  s'étekd  sur  là  montagne.  23 

que  la  rudesse  de  Tenveloppe  n'explique  tout.  Pardonnez-moi  de 
vous  dire  cela  en  ce  moment  :  c'est  que,  dans  mon  esprit,  cela  se 
relie  au  reste,  parce  que,  comme  vous  le  dites,  il  y  a  de  singu- 
lières correspondances  entre  des  situations  ou  des  événemens 
qui  semblent  très  éloignés.  En  constatant  que  ces  deux  êtres,  si 
diffërens  à  certains  égards,  ont  réalisé  une  espèce  de  miracle 
d'amour  qui  a  duré  quarante  ans,  je  me  demande  ce  que  nous 
aurions  fait,  nous  si  semblables,  si  nous  avions  pu  réunir  nos 
destinées.  Semblables  jusque  dans  la  nature  de  notre  sensibilité, 
jusque  dans  certains  détails  de  notre  vie,  jusque  dans  certaines 
impressions  d'enfance  que  nous  retrouvons  en  causant.  A  cela 
près  que  vous  êtes  un  grand  artiste,  un  créateur,  et  que  je  ne 
suis,  moi,  qu'une  pauvre  petite  femme  tout  au  plus  capable  de 
bégayer  vos  mélodies.  N'est-ce  pas  là,  d'ailleurs,  un  rapproche- 
ment de  plus?  Vous  n'eussiez  peut-être  pas  aimé  une  émule. 
Plus  près  de  vous,  j'aurais  été  votre  reflet,  votre  chère  ombre  !... 
J'aurais  été,  quelle  mélancolie  !... 

...  Depuis  votre  départ,  Anne-Marie  est  plus  confiante  avec 
moi,  plus  tendre.  Il  faut  que  vous  le  sachiez,  mon  ami,  ce  sont 
les  yeux  de  cette  enfant  qui  m'ont  fait  coni^ prendre  tout  ce  que  je 
vous  ai  dit  !  Vous  n'imaginez  pas  ce  qu'une  mère  peut  lire  der- 
rière le  front  de  sa  fille  :  les  pensées  que  je  devine  en  elle  me 
sont  un  continuel  reproche;  c'est  pour  elle  plus  encore  que 
pQur  moi  que  j'aspire  à  la  vérité.  Mais  à  quoi  bon  vous  répéter 
ces  choses?  Nous  avons,  de  nos  mains,  tissé  notre  destinée  : 
peut-être  n'est-il  plus  en  notre  pouvoir  d'y  rien  changer.  Voua 
le  croyez;  j'en  voudrais  être  sûre  :  ce  «  peut-être  »  m'est  dou- 
loureux... 

Lysel  à  Af  "**  Jaffé. 

...  Mon  vieux  maître  a  repris  connaissance.  Il  va  mieux,  bien 
qu'il  ait  encore  la  parole  embarrassée,  une  certaine  incohérence 
dans  les  idées,  des  trous  étonnans  dans  la  mémoire.  Le  médecin 
est  de  plus  en  plus  rassurant,  Louise  de  plus  en  plus  rassurée.  Sa 
joie  est  touchante.  Elle  me  dit  :  «  Vous  comprenez,  Lysel,  nous 
B*avons  plus  beaucoup  d'années  à  passer  ensemble,  il  faudra 
bien  que  l'un  de  nous  deux  parte  avant  l'autre  ;  mais  c'est  tou- 
tou jours  autant  de  pris  sur  la  séparation  !...  »  Oui,  je  comprends 
l'impression  que  vous  avez  d'elle,  nous  sommes  trop  accou- 


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2i  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tumés  à  tout  nous  dire  pour  que  je  sois  peiné  de  vous  Tentendre 
exprimer,  même  en  ce  moment.  Mais  n*avez-vous  jamais  remar- 
qué combien  nos  opinions  sur  les  gens  se  modifient,  selon  que 
nous  les  avons  vus  dans  ces  heures  où  Tàme  se  découvre  jusqu'à 
son  tréfonds,  ou  seulement  dans  les  attitudes  banales  que  déter- 
mine le  train-train  des  événemens  journaliers?  Aussi  puis-je 
dire  que  je  ne  la  connais  vraimçnt  que  depuis  quelques  jours. 
Voulez-vous  que  je  vous  l'explique  en  deux  mots?  Voici  :  de 
même  que  Hugo  Moyer,  sous  la  rudesse  des  manières,  cachait  une 
finesse  d esprit  que  vous  appréciiez  au  point  d'en  oublier  tout  ce 
qui^  sans  cela,  vous  déplaisait  en  lui,  de  même  Louise,  sous  ses 
dehors  frustes,  cache  une  exquise  délicatesse  de  ccetir.  Là  est  le 
point  de  contact  que  vous  cherchez,  mon  ^mie  :  ils  se  sont  re- 
connus et  liés  par  ces  qualités  similaires  ou  complémentaires, 
non  par  leurs  défauts,  comme  vous  Tavez  cru... 

...  Je  suis  vos  conseils,  je  m'intéresse  à  mon  Wallenrod^ 
je  me  reprends  à  l'aimer  comme  si  je  venais  d'en  écrire  la  der- 
nière note,  je  m'inquiète  du  sort  qui  l'attend.  Depuis  Wagner, 
à  deux  ou  trois  exceptions  près,  les  opéras  qui  ont  un  peu 
réussi  ne  sont  guère  que  des  ouvrages  plus  ou  moins  bien  faits, 
qui  plaisent  par  leur  facture  ou  séduisent  par  leur  agrément  : 
combien  y  en  a-t-il  ^ui  réalisent  une  conception  d'art  vraiment 
personnelle,  ou  qui  en  approchent?  Tel  est  le  malheur  des  suc- 
cesseurs d'Alexandre,  en  quelque  domaine  qu'Alexandre  ait 
régné  :  ils  sont  écrasés  par  son  héritage.  Or,  si  mon  Wallenrod 
n'a  aucune  de  ces  qualités  d'agrément,  qui  sauvent  une  œuvre, 
je  ne  suis  pas  sûr  qu'il  en  ait  de  plus  puissantes  en  compensa- 
tion. Vous  le  connaissez,  vous  avez  dû  remarquer  ou  pressentir 
des  points  faibles,  si  votre  affection  pour  le  compositeur  laisse 
un  peu  de  liberté  à  votre  jugement.  La  faute  ne  m'en  incombe 
pas  à  moi  seul.  Le  poème  de  Mickiewicz  est  rude  et  lyritjue  à  la 
fois,  sans  beaucoup  d'élémens  dramatiques.  Notre  amî  Pack, 
dont  les  vers  ont  de  la  poésie,  n'y  a  rien  ajouté.  Quant  à  moi, 
j'ai  tâché  de  broder,  là-dessus,  une  sorte  de  symphonie  en  quatre 
parties,  d'une  trame  serrée  et  sévère,  qui  fera  peut-être  ressortir 
les  inconvéniens  du  livret,  au  lieu  de  les  dissimuler.  J'en  étais 
enchanté  quand  je  vous  jouais  ma  partition,  il  y  a  deux  ans,  et 
quand  vous  déchiffriez,  de  votre  chère  belle  voix,  la  partie 
d'Aldona.  A  présent,  je  suis  rempli  de  doutes  :  je  ne  suis  plus 
sûr  de  la  nouveauté  de  ce  que  je  croyais  avoir  trouvé  ;  je  ne  sais 


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l'ombre  s'étend  sur  la  montagne.  23 

plus  si  je  suis  resté  trop  au-dessous  de  mon  intention  ;  mais  je 
vois  clairement  ce  qu'il  y  a  dans  l'œuvre  de  pénible,  parfois  de 
choquant.  La  «  première  »  reste  fixée  au  30  octobre.  Comme  je 
dois  m'embarquer,  coûte  que  coûte,  le  6  novembre,  j'espère 
qu'elle  ne  sera  pas  retardée.  Je  compte  bien  que  vous  y/serez. 
Est-ce  que  je  le  désire,  pourtant?  En  vérité,  je  n'en  sais  rien! 
S'il  y  avait  bataille,  si  j'étais  vaincu,  j'aimerais  mieux  que  vous 
ne  fussiez  pas  là!  Non  par  amour-propre,  je  vous  assure,  mais 
parce  que  vous  souffririez  pour  moi,  plus  que  moi;  et  je  vou- 
drais tant  vous  éviter  tout  ce  qui  fait  mal,  je  voudrais  tant  que 
vous  n'eussiez  par  moi  que  de  la  joie!...  D'ailleurs,  vous  savez, 
les  coups  de  la  vie  extérieure,  je  puis  les  supporter  seul  :  ils  ne 
m'entament  pas.  Ce  n'est  pas  contre  ce  qui  vient  du  dehors  que 
j'ai  besoin  de  vous  sentir  avec  moi  :  c'est  contre  les  ennemis  du 
dedans,  que  vous  seule  savez  mettre  en  fuite.  C'est  contre  la  soli- 
tude,  cette  harpie  que  je  promène  partout  avec  moi.  Avez-vous 
vraiment  songé  à  me  livrer  à  ses  griffes?  Dès  que  je  suis  loin 
de  vous,  je  les  sens  dans  ma  chair.  Allez,  je  serais  bientôt 
dévoré!... 

Jtf ""  Jaffé  à  Lysel. 

...  Pourquoi  voudriez- vous  me  priver  de  ma  part  de  votre 
chagrin,  si  quelque  chagrin  vous  menace?  N'y  ai-je  pas  droit? 
N'est-ce  pas  justement  contre  la  peine  que  nous  pouvons  le 
mieux  nous  unir  et  nous  aider?  Nous  ne  nous  donnerons  jamais 
Fun  à  l'autre  une  joie  complète  :  il  y  a  une  barrière  entre 
la  joie  et  nous.  En  revanche,  toute  affliction  nous  sera  com- 
mune :  qui  nous  contesterait  ce  lot?  J'ai  soif  de  bonheur, 
comme  toutes  les  femmes  ;  je  ne  puis  le  chercher  que  là  où  il 
nous  est  permis  de  le  prendre.  Or,  il  est  toujours  permis  à  ceux 
qui  s'aiment  de  s'affliger  ensemble  :  le  chagrin  n'offense  per- 
sonne. C'est  pourquoi,  s'il  vous  arrivait  un  malheur,  —  fût-ce  un 
de  ceux  contre  lesquels  je  vous  sais  très  brave,  —  je  serais  près 
de  vous! 

N'allez  pas  croire  toutefois  que  je  vous  souhaite  im  échec 
pour  pouvoir  vous  en  consoler.  Ah  !  non,  je  ne  vais  pas  si  loin! 
Je  ne  serais  pas  de  ces  gardes  qui  empoisonnent  un  malade  pour 
le  plaisir  de  le  mieux  soigner.  Vous  avez  eu  jusqu'à  ce  jour  une 
belle  carrière,  facile,  harmonieuse,  avec  le  vent  du  succès  dans 


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26  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

VOS  voiles.  Ce  bon  vent  ne  tournera  pas.  J'ai  confiance.  Je  croîs 
'  en  Wallenrod :  ce  sera  un  triomphe!... 

...  Vous  avez  vu  par  Ten-tête  de  cette  lettre  que  nous 
sommes  à  Lugano.  Il  faisait  trop  froid  à  Interlakeri  :  M.  Jaflfé 
ma  déclaré  que  nous  rentrerions-  directement  à  Paris,  sans  faire 
à  Triel  notre  séjour  habituel.  Soit!  En  attendant,  ce  lac  est  d'un 
violet  merveilleux,  et  il  y  a,  dans  l'église  de  Sainte-Marie-des- 
Anges,  une  immense  fresque  de  Luini,  une  magnifique  cruci- 
fixion^ Je  vais  l'admirer  souvent,  à  cause  de  la  Madeleine 
extasiée  au  pied  de  la  croix.  C'est  une  des  figures  les  plus  pa- 
thétiques que  j'aie  jamais  vues,  une  de  celles  où  il  y  a  le  plus 
d'amour.  La  connaissez- vous?... 

'P.'S.  —  Quant  à  votre  amie,  la  bonne  Louise,  pardonnez- 
moi  :  je  dois  avoir  tort.  Que  voulez- vous?  on  a  ses  préjugés, 
comme  tout  le  monde. 

Lysel  à  M"^  Jaffé. 

...  Vos  lettres -sont  pour  moi  un  délicieux  réconfort.  J'at- 
tendais la  première  avec  angoisse,  parce  que  je  craignais  d'y 
trouver  des  traces  de  vos  idées  d'Interlaken.  Depuis  que  j'ai  lu 
entre  les  lignes  que  vous  m'êtes  rendue,  —  j'ai  bien  lu,  n'est- 
ce  pas?  —  je  les  attends  avec  l'impatience  d'un  amoureux  de 
vingt  ans  qui  court  à  la  poste  restante.  Comme  je  n'ai  plus 
vingt  ans,  j'éprouve  quelque  fierté  de  me  sentir  le  cœur  si  frais! 

A  ce  propos,  maintenant  que  votre  retour  approche  et  que 
j'ai  la  certitude  que  vous  n'avez  pas  changé  pour  moi,  je  puis 
vous  dire  une  chose...,  une  très  vilaine  chose  que  je  n'ai  pas 
encore  osé  vous  confesser.  Je  craignais  trop  de  baisser  dans  votre 
estime!  Je  le  crains  un  peu  moins  maintenant,  je  ne  sais  trop 
pourquoi.  D'ailleurs,  tant  pis!  Si  vous  avez  envie  de  me  blâmer, 
vous  songerez  que  c'est  pour  vous,  pour  vous  seule  que  j'encours 
votre  indignation  :  et  vous  serez  plus  indulgente.  Mais  si  je  me 
trompais,  si  l'idéaliste  que  vous  êtes  allait  me  prendre  en  mé- 
pris? Enfin,  voici  :  J'en  plus  besoin  d amour  que  de  vérité.  Je 
souligne,  avec  le  confus  sentiment  que  je  vous  dis  une  chose 
énorme,  une  chose  qui  me  ferait  honnir  par  mes  congénères  du 
sexe  fort,  plus  solides  que  moi,  peut-être  même  par  quelques 
femmes,  de  celles  qui  ont  la  pédanterie  de  leur  vertu.  J'écris 


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W"p^^" 


l'ombre  s'étend  sur  la  montagne.  27 

quand  môme  cette  phrase  subversive,  criminelle,  épouvantable, 
parce  qu'elle  exprime  exactement  mon  idée.  Cette  idée,  je  lai 
avec  véhémence  depuis  le  soir  d'Umspunnen.  En  raison  de  son 
cynisme,  elle  a  mis  du  temps  à  se  formuler  dans  mon  esprit; 
depuis  qu'elle  y  a  pris  corps,  elle  y  tourne,  elle  y  fait  le  vide, 
elle  s'impose  à  ma  sincérité.  J'éprouve  même  un  irrésistible 
besoin  de  la  répéter,  —  pour  que  vous  ne  la  croyiez  pas  , 
inconsidérée  ou  passagère,  —  avec  une  petite  variante  qui  me  \ 
plait  :  J'aime  mieux  f  amour  que  la  vérité.  Je  ne  sais  pas  très 
bien  ce  .que  c'est  que  la  vérité  :  le  peu  que  j'en  ai  entrevu,, 
par-ci  par-là,  ne  m'a  jamais  enchanté,  et  je  soupçonne  que  vous 
vous  faites  sur  elle  d'énormes  illusions.  Au  contraire,  je  sais  ce 
que  c'est  que  l'amour  :  c'est  pourquoi  je  ne  puis  m'en  passer. 
Tellement  que  si  je  m'écoutais,  je  récrirais  et  soulignerais  pen- 
dant quatre  pages  cette  phrase  que  peu  d'hommes  oseraient 
écrire  :  J'aime  mieux  F  amour  que  la  vérité.  Si  je  ne  le  fais  pas, 
c'est  que  j'ai  peur  de  vous  fâcher.  Mais  je  vous  jure  que,  quand 
on  a  réalisé  l'amour  comme  nous  l'avons  fait,  on  n'y  renonce 
qu'à  la  mort.  Et  l'on  tâche  de  mourir  ensemble,  conime  les 
amans  qui  en  ont  eu  la  chance,  —  les  uns  célébrés  par  la  lé- 
gende, les  autres  obscurs  et  qui  ne  s'en  aimaient  que  mieux  I 

Af "*•  Jaffé  à  Lysel. 

Non,  mon  ami,  l'on  ne  doit  pas  compter  sur  la  mort  pour 
arranger  ses  affaires  de  cœur.  Elle  est  une  grande  capricieuse, 
dont  nous  ignorons  les  secrets  desseins.  Tout  ce  que  nous  savons, 
c'est  qu'ils  s'accordent  rarement  avec  nos  calculs,  nos  vœux  ou 
nos  craintes.  Il  y  a  peu  de  chances  pour  qu'elle  nous  frappe 
jamais  ensemble  :  elle  n'a  guère  de  telles  délicatesses  !  Aussi, 
n'attendons  rien  d'elle;  dans  les  limites  où  nous  le  pourrons 
eac6re,  tâchons  de  rester  les  artisans  de  notre  destinée.  Ces 
limites  se  trouvent  bien  resserrées  par  les  actes  qui  nous  ont  en- 
gagés. J'en  s^is  cruellement  l'étroitesse,  pour  ma  part,  puisque 
j'ai  un  égal  besoin  d'amour  et  de  vérité.  Il  me  faut  l'amour  dans 
la  vérité,  comme  il  me  faut  la  vérité  dans  l'amour  :  je  meurs  de 
ne  pouvoir  les  réunir.  Vous  ne  vous  trompez  pas,  toutefois  :  j'ai 
trop  présumé  de  mes  forces  en  croyant  qu'il  me  serait  encore 
possible  de  sacrifier  celui-ci  à  celle-là.  Je  m'en  suis  aperçue  au 
moment  de  votre  brusque  départ,  sous  les  hêtres  de  cette  allée 


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28  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

OÙ  je  n'ai  plus  repassé  sans  un  frisson.  Je  m'en  aperçois  mieux 
encore  en  songeant  à  cet  autre  départ  si  proche,  à  cette  autre 
séparation  prolongée  que  nous  avons  acceptée  d'un  commun 
accord,  et  dont  la  pensée  me  devient  plus  douloureuse  à  mesure 
que  l'heure  en  avance.  Je  suis  assaillie  de  craintes  étranges, 
—  de  ces  «  phobies  »  qui  m'étreignent  quand  vous  êtes  loin. 
J'ai  peur  de  la  mer  et  du  vent,  du  vaisseau  cpii  vous  portera,  des 
mille  dangers  qui  menacent  une  chère  existence  quand  on  n'est 
plus  là  pour  la  surveiller.  J'en  fais  constamment  l'effrayante 
revue.  J'ai  peur  de  la  fatigue,  de  la  maladie,  de  l'imprévu,  des 
accidens  de  chemins  de  fer,  des  naufrages,  des  incendies.  J'ai 
peur  de  mille  autres  choses,  que  je  n'oserais  jamais  vous  dire. 
Mon  ami,  je  crois  que  j'ai  peur  des  Peaux-Rouges!  Que  ce  soit 
donc  votre  dernier  départ! 

Suis-je  assez  loin  de  notre  entretien  d'Umspunnen,  dites?  Et 
pourtant  j'avais  raison,  et  ne  devrais  peut-être  pas  vous  laisser 
voir  à  quel  point  je  me  déjuge.  Mais  comme  vous  avez  éprouvé 
le  besoin  de  m'avouer  votre  faiblesse,  j'ai  celui  de  vous  crier 
la  mienne,  —  et  j'y  cède!  Notre  lien  est  ce  qu'il  est,  tel  que  l'a 
fait  la  collaboration  du  hasard  et  de  notre  volonté,  des  événe- 
mens  et  de  notre  faiblesse,  tissé  de  mal  et  de  bien  comme  toutes 
les  choses  humaines,  avec,  hélas!  ce  fil  de  mensonge  qui  me 
désespère,  que  nous  n'avons  pas  le  pouvoir  d'en  ôter,  et  dont  je 
voudrais  que  vous  souffrissiez  autant  que  moi,  si  cela  ne  faisait 
pas  si  mal  !  Et  ce  lien  est  infrangible,  je  le  sais,  je  le  sens,  je 
vous  le  dis  ! 

Je  vous  devine  énervé,  attristé,  douloureux,  pauvre  ami, 
comme  vous  êtes  dans  les  mauvais  jours.  Alors  toutes  les  autres 
pwisées  s'effacent  :  je  sais  seulement  que  vous  souffrez  et  que  je 
ne  puis  vous  consoler,  que  vous  êtes  inquiet  et  que  je  ne  puis 
vous  rassurer,  que  votre  harpie  de  la  solitude  vous  harcèle  et 
que  je  ne  puis  la  mettre  en  fuite;  je  crois  voir  vos  grands  5^eux 
tristes,  ces  yeux  que  vous  faites  quelquefois  et  où  je  voudrais 
ramener  le  sourire  au  prix  de  ma  vie  ;  et  je  compte  les  joui^s 
qui  nous  séparent  encore  ;  il  n'y  en  a  plus  beaucoup,  mon  ami! 
Attendez  sans  crainte,  —  rien  qu'avec  de  la  joie,  —  le  retour  : 
je  ne  vous  dirai  plus  rien  de  ce  qui  vous  afUigc,  je  tâcherai  de 
ne  le  plus  penser  ;  comme  autrefois,  comme  à  présent,  comme 
toujours,  si  l'espace  s'étend  entre  nous,  nos  deux  âmes  le  fran- 
chiront d'un  coup  d'ailes  pour  rester  voisines,  tendres,  aimantes. 


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l'ombre    s'étend    sur   la   MONTâôNE,  29 

fidèles  ;  si  fidèles,  mon  ami,  si  unies,  que  la  mort  môme  ne  suf- 
firait pas  à  les  disjoindre.  —  Je  deviens  trop  tendrw,  à  bientôt  !... 

n.   —  M.   ANTONIN  JAFTft 

On  a  tant  de  choses  à  se  dire  à  Theure  du  revoir,  —  tant  de 
peine  à  les  exprimer!  Tout  près  Tun  de  lautre  après  la  longue 
attente,  la  distance  abolie  vous  sépare  encore  :  comme  s'il  fallait 
du  temps  pour  renouer  le  fil  rompu  par  Fabsence. 

Averti  dans  la  soirée  du  retour  de  M"*  Jaffé,  Lysel  se  pré- 
senta chez  elle  dès  le  lendemain,  peu  après  déjeuner. 

Les  Jaffé  habitaient,  à  la  rue  du  Docteur-Blanche,  un  aimable 
petit  h  ôtel  retiré  et  silencieux.  Un  rideau  d'arbres  le  séparait  des 
maisons  du  boulevard  Montmorency.  Dans  le  jardin,  assez  grand, 
qui  l'entourait,  des  bosquets  suivaient  les  contours  d'une  pelouse 
parfaitement  régulière,  que  décoraient  des  corbeilles  toujours 
garnies  des  fleurs  de  saison.  En  ce  moment,  les  premiers  chry- 
santhèmes commençaient  h  s'ouvrir  :  déjà  leurs  têtes  échevelées 
mélangeaient  leurs  nuances  vieil  or,  jaune  paille,  lie  de  vin, 
tandis  que,  dans  les  bosquets,  les  feuilles  rouillées  ou  pâlissantes 
se  détachaient  des  branches ,  tombaient  sur  les  allées  avec  un 
bruit  léger.  L'aspect  de  la  maison  trahissait  les  aménagemens 
bâtifs  de  la  rentrée  :  fenêtres  sans  rideaux,  portes  béantes,  malles 
ouvertes  encombrant  les  vestibules.  Irène,  toutefois,  pressentant 
la  visite  prochaine,  avait  à  peu  près  mis  en  ordre  son  petit  salon 
du  rez-de-chaussée,  où  déjà  les  bibelots  familiers  se  retrouvaient 
à  leurs  places.  En  l'y  attendant,  Lysel  les  passait  en  revue. 
Plusieurs  étaient  des  présents  rapportés  de  ses  voyages.  Il  re- 
connut ainsi,  sur  la  cheminée,  les  deux  jolis  vases  en  ancienne 
porcelaine  anglaise,  à  décor  de  fleurs  vives  sur  fond  noir,  qui  se 
faisaient  pendant  des  deux  côtés  du  groupe  où  Rodin  a  repré- 
senté les  amans  de  Rimini  emportés  par  réternel  tourbillon  ;  la 
console-applique  florentine,  sur  laquelle  un  sablier  d'argent  atten- 
dait qu'on  le  retournât  pour  marquer  la  fuite  du  temps;  les 
vieux  vases  de  Murano,  d'une  eau  si  belle,  d'un  travail  si  simple. 
Sur  les  parois,  dont  la  tenture  bleu  de  Perse  s'accordait  avec 
le  brun  fauve  du  meuble  Empire,  se  détachaient  dans  lours 
cadres  d'or  bruni  des  peintures  qui  lui  parlaient  toutes  :  deux 
portraits  d'inconnues  au  pastel,  dans  la  manière  de  Liotanl  ;  une 
belle  copie  de  «  l'Homme  malade  »  de  Sobastiano  del  Piombo; 


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30  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

deux  superbes  fusains  de  Fontanesi,  ce  grand  artiste  qu'on 
commence  seulement  à  tirer  de  son  injuste  oubli;  surtout  une 
admirable  réplique  de  VÉternelle  Chimère^  de  Carlos  Schwab  : 
dans  la  sérénité  du  décor  paisible,  cette  œuvre  pathétique,  com- 
plétant le  groupe  plus  mouvementé  de  Rodin,  exprimait  conmie 
dans  un  autre  langage  la  souffrance  éternelle  et  Téternel  désir  de 
deux  êtres  que  leur  élan  veut  emporter,  dont  les  pieds  se  soulè- 
vent avec  peine,  qu'appelle  la  cime  de  neige,  transparente  et 
rose  dans  le  couchant.  Lysel  avait  toujours  aimé  cette  œuvre  où 
la  perfection  de  la  forme  exprime  un  si  profond  sentiment  de 
notre  destinée;  à  cette  heure,  elle  lui  rappelait  les  inoubliables 
momens  d'Umspunnen,  quand  Irène,  devant  les  glaciers  où 
mourait  la  lumière,  lui  avait  révélé  avec  tant  de  douleur  Teffort 
impuissant  qui  l'emportait  vers  la  vérité... 

Elle  entra.  Elle  portait  une  toilette  de  velours  gris-vert,  dont 
le  ton  formait  avec  la  nuance  de  ses  cheveux  une  de  ces  déli- 
cates harmonies  qu'elle  recherchait.  Que  de  fois  ils  s'étaient  ainsi 
retrouvés,  puisque,  malgré  leur  effort  pour  rapprocher  leurs  vies, 
ils  s'en  allaient  souvent  vers  d'autres  lieux  :  lui,  en  cédant  aux 
exigences  de  sa  carrière  d'artiste  ;  elle,  pour  obéir  à  quelque  se- 
cousse de  la  chaîne  qu'ils  n'avaient  pas  voulu  rompre.  Chaque 
absence  leur  ménageait  la  même  sourde  inquiétude  de  ne  plus  se 
revoir,  chaque  retour  la  même  émotion  qu'ils  ne  pouvaient 
exprimer.  Une  fprce  invincible  les  tenait  alors  séparés.  Jamais 
leur  cœurs  n'étaient  plus  proches,  jamais  ils  ne  savaient  moins  le 
dire.  Leurs  premiers  propos  ressemblaient  à  ceux  d'étrangers  que 
le  hasard  réunit  dans  un  salon,  et  qui  cherchent  un  sujet  où 
joindre  leurs  pensées.  Irène  s'informa  d'abord  de  Hugo  Meyeri 
Lysel  donna  des  nouvelles  rassurantes  : 

—  Il  est  si  bien,  depuis  quelques  jours,  qu'il  parle  de  venir  ^ 
ma  «  première.  » 

Il  dit  cela  d'une  voix  neutre,  elle  l'écouta  sans  intérêt  appa- 
rent :  si  cher  que  leur  fût  le  vieux  maître,  ce  n'était  pas  à  lui 
qu'ils  songeaient... 

Ensuite,  elle  voulut  savoir  comment  marchaient  les  répéti- 
tions; et  ce  furent  les  réflexions  habituelles  au  créateur  pendant 
la  période  où  son  œmTe  s'incarne  en  des  corps  étrangers,  l'éloge 
ou  la  criticpie  des  interprètes,  ceux-ci,  parfaits,  remplis  de  zèle, 
ceux-là  ne  voulant  rien  comprendre,  des  remarques  sur  les  di- 
recteursi  les  régisseurs,  les  chefs  de  service,  l'orchestre^  —  cet 


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l'ombrb  s'étend  sur  la  montagne.  31 

orchestre  anarchique,  disait  Lysel,  dont  chaque  membre  a  trop 
de  talent  pour  se  fondre  dans  lensemble. 

Ce  dialogue  dura  plusieurs  minutes.  Puis  il  y  eut  un  silence, 
que  Lysel  rompit  : 

—  Quelle  bonne  et  belle  lettre  vous  m'avez  écrite,  la  der- 
nière !...  Gomme  j'ai  été  heureux  de  voir  que  vous  avez  laissé  vos 
mauvaises  idées  à  Interlaken  ! 

Irène  leva  ver»  Ini  ses  beaux  yeux,  qui  prirent  leur  couleur 
plus  foncée  et  s'attristèrent  : 

—  N'y  comptez  pas  trop!  dit-elle.  Peut-être  reviendront-elles 
de  temps  en  temps... 

Il  s'assombrit  aussitôt  : 

—  Comment!  il  n'y  en  avait  plus  trace,  dans  votre  lettre  de 
Lugano  ! 

—  Les  vents  changent,  les  jours  ne  se  ressemblent  pas... 
Le   frémissement  des  lèvres  annonçait  un  flux  d'émotions 

contenues. 

—  Et  vous?  demanda-t-elle  en  le  regardant  bien  en  face;  ne 
pensez-vous  donc  jamais  à  ce  que  nous  avons  dit,  dans  le  parc? 

—  Ah!  souvent!...  Par  malheur!.!. 

Un  souffle  froid,  presque  hostile,  glissait  entre  eux.  L'anaour 
n'a  pas  de  pire  ennemi  que  cette  voix  de  la  vérité,  qu'il  combat 
sans  pouvoir  l'étouffer.  Il  est  le  plus  fort,  il  triomphe,  il  apporte 
l'i^^esse  et  l'oubli.  Mais  voici  que  sonne  un  appel  de  la  voix  loin- 
taine. Il  ne  veut  pas  entendre  :  l'appel  sonne  plus  fort.  Il  le  veut 
fuir  dans  son  extase  :  la  voix  retentit,  toujours  plus  proche.  Et 
la  poursuite  commence;  et  c'est  la  voix  terrible  qui  triomphe 
toujours... 

—  Ne  dîtes  pas  «  par  malheur,  »  répliqua  M"""  Jaffé  en  posant 
dur  Lysel  son  beau  regard  grave  et  insistant  :  le  malheur  serait 
de  n'y  pas  penser...  La  vérité,  mon  ami,  —  je  voudrais  que 
vous  en  eussiez  le  môme  désir,  la  même  soif  que  moi  ! 

Lysel  reconnut  l'angoisse  de  la  voix,  les  inflexions  d'Ums- 
punnen;  il  revit  dans  sa  mémoire,  une  fois  encore,  le  couchant 
sur  la  Jungfrau. 

—  L'amour  et  la  vérité  se  pourchassent  comme  le  jour  et  la 
nuit,  dit-il  presque  malgré  lui,  en  songeant  à  la  lutte  dont  leurs 
yeux  avaient  suivi  les  phases. 

Sans  le  quitter  du  regard.  M"'  Jaffé  affirma  ; 

—  C'est  elle  qui  est  le  jour. 


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32  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Qu'importe!  s'écria-t-il.  La  lumière  ne  vaut  pas  nécessai- 
rement mieux  que  les  ténèbres.  N'y  a-t-il  pas  des  jours  affreux? 
N'y  a-t-ii  pas  des  nuits  magnifiques? 

Il  se  leva,  marcha  nerveusement  dans  le  salon,  irrité  par  ce 
retour  offensif  de  l'ennemie  qu'il  croyait  vaincue  ;  jpuis,  s'arrô- 
lanl  devant  VÉternelle  Chimère,  il  s'écria  avec  colère,  en  serrant 
les  dents  : 

—  Si  j'étais  peintre,  je  la  peindrais,  votre  Vérité!  Non  pas 
telle  que  la  montrent  les  vieilles  conventions,  jeune,  belle,  bran- 
dissant un  glorieux  miroir;  mais  telle  que  la  verront  un  jour  les 
imprudens  qui  s'obstinent  à  la  chercher  :  une  hideuse  vieille, 
décharnée,  édentée,  aux  mèches  grises  pendant  sur  des  mamelles 
flasques,  aux  yeux  chassieux  et  vitreux,  reflétant  l'horreur  dé 
tout  ce  qu'elle  a  vu,  accroupie  sur  la  margelle  de  son  puits  à 
guetter  les  passans,  comme  une  gouge  dont  nul  ne  veut... 

—  Peut-être  est-elle  ainsi,  répondit  tranquillement  Irène. 
Elle  n'est  pas  jeune  :  elle  existe  depuis  qu'il  y  a  des  hommes  pour 
la  concevoir.  Il  n'est  pas  sûr  qu'elle  soit  belle.  Elle  n'a  nulle 
raison  d'être  satisfaite,  puisqu'elle  est  partout  méconnue,  traquée, 
violentée  ou  bafouée.  Qu'importent  son  âge  et  sa  laideur?  Elle 
est  ce  qui  est  :  la  Vérité. 

.  Il  poursuivit,  comme  s'il  n'avait  pas  entendu  : 

—  ...  Et  pour  lui  faire  honte,  je  montrerais  un  couple 
d'amans  passant  en  lui  tournant  le  dos.  Ils  seraient  beaux  comme 
des  anges.  Ils  seraient  la  force,  la  jeunesse,  Tinsouciance,  la  joie. 
Rien  qu'à  les  voir,  on  sentirait  qu'ils  ont  raison  contre  tout  ce  qui 
n'est  pas  l'amour.  Ils  n'auraient  pas  un  regard  pour  l'horrible 
vieille.  Ils  l'ignoreraient.  Il  faudrait  bien  qu'elle  redescendît 
dans  son  puits,  la  sorcière! 

Sur  cette  boutade,  il  se  détourna  du  tableau,  changea  de  ton 
et  conclut  brusquement,  d'une  voix  passionnée  : 

—  Ne  me  parlez  plus  ainsi,  je  vous  en  supplie,  Irène!... 
Tenez-vous-en  à  votre  dernière  lettre,  qui  m'avait  fait  tant  de 
bien  !...  Je  vais  partir,  vous  savez  :  est-on  jamais  sûr  de  se  revoir, 
quand  on  se  quitte  pour  si  longtemps?...  Croyez-moi  :  ne  per- 
mettons pas  à  ce  fantôme  de  nous  gâter  nos  derniers  jours... 

Le  fantôme  n'exauça  pas  son  vœu.  A  peine  achevait-il  de  le 
conjurer  ainsi,  qu'Anne-Marie  ouvrit  la  porte.  Elle  était  très 
animée.  Elle  commença,  vivement  : 

—  Maman,  figure-toi  que... 


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l'ombre   s'ÊTEXD    sur   la    M0NTAGNJ5.  33 

Reconnaissant  le  visiteur,  elle  s'arrêta  net;  sa  figure  changea 
dexpression,  se  ferma,  se  contracta  presque. 

—  Oh  !  pardon,  moBsieur  Lysel  ! . . . 

—  Que  veux-tu,  chérie?  demanda  doucement  M""'  Jaffé,  à  qui 
pas  un  de  ces  mouvemens  n'avait  échappé. 

—  Rien,  maman,  je  te  croyais  seule. 

Et  la  jeune  fille  s'éloigna,  sans  attendre  une  autre  invitation 
à  s'expliquer.  Irène  et  Lysel  échangèrent  un  regard  douloureux. 

—  Vous  voyez,  dit  Irène.  On  ne  chasse  pjtô  le  fantôme  comme 
on  veut  :  il  a  mille  moyens  de  nous  rappeler  qu'il  existe. 

Lysel  ne  put  cacher  son  trouble,  leur  conversation  resta 
gênée;  il  s'excusa  bientôt  d'abréger  sa  visite.  Souvent,  quand 
il  se  levait  pour  partir,  Irène  le  retenaitjpar  une  prière  amicale  : 
«  Encore  un  petit  moment,  mon  ami!...  »  Ce  jour-là,  ce  jour 
que  leurs  vœux  avaient  si  passionnément  appelé,  elle  ne 
chercha  point  à  le  garder. 

Dans  la  rue  Mozart,  il  rencontra  M.  Jaffé,  qui  revenait  à  petits 
pas  de  sa  promenade  hygiénique,  l'œil  distrait  derrière  les  verres 
fumés  des  lunettes;  il  lui  sembla  que  le  salut  de  cet  homme 
impénétrable  et  tranquille  avait  comme  un  ton  de  mauvaise 
humeur. 

—  Vous  saviez  déjà  notre  retour,  monsieur  Lysel? 
Pourquoi  «  monsieur?  »  Et  le  «  déjà  »  prenait  comme  un 

accent  de  blâme  inattendu,  que  souligna  l'expression  sévère  du 
fin  visage  attentif.  Lysel,  troublé  par  ces  signes,  se  mit  à  mentir 
&vec  la  plus  insigne  maladresse. 

—  Je  n'en  étais  pas  sûr...  Je  suis  venu  m'informer... 
M.  Jaffé  le  regarda  en  face,  le  fit  rougir. 

—  Mes  répétitions  m'absorbent  beaucoup,  reprit-il  précipi- 
tamment, pour  tenter  une  diversion.  C'est  un  travail  très  fati- 
gant. 

—  Vraiment?...  Sans  doute  parce  que  c'est  un  travail  nou- 
veau... Vous  savez  qu'un  travail  dont  on  n'a  pas  l'habitude  donne 
toujours  beaucoup  de  fatigue... 

Dès  que  s'offrait  une  occasion  d'observer  les  jeux  de  l'intelli- 
gence, M.  Jaffé  oubliait  ses  propres  affaires,  ne  pensant  plus 
qu'au  petit  fait  qui  piquait  sa  curiosité.  Trompé  par  ce  mouve- 
ment d'esprit,  Lysel  se  rassura: 

—  Heureusement  que  cela  marche  bien,  dit-il.  Tout  à  fait 
bien  ! 

T<Hii  xxxvu.  —  1907.  3 


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34  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

M.  Jaffé  revint  à  son  idée  : 

—  Est-ce  que  vous  éprouvez  des  symptômes  physiques  de 
fatigue?...  des  douleurs  dans  le  cervelet,  par  exemple?...  ou 
dans  l'épine  dorsale? 

—  Non,  non,  s'écria  Lysel,  de  plus  en  plus  rassuré.  Je  me 
sens  seulement  très  énervé  après  les  répétitions.  Mais  je  me 
porte  à  merveille  1 

—  Tant  mieux  !  Le  mécanisme  des  artistes  est  si  délicat  !  Un 
rien  suffit  quelquefois  à  le  détraquer...  On  ne  saurait  trop  leur 
recommander  une  bonne  hygiène  de  travail... 

Planté  au  milieu  du  trottoir  sur  ses  pieds  commodément 
chaussés  de  larges  bottines  américaines,  son  parapluie  sous  le 
bras,  le  col  enveloppé  dans  un  foulard  blanc,  M.  Jaffé  n'éveillait 
pas  l'idée  d'un  homme  tourmenté  par  la  jalousie,  non  plus  que 
par  aucune  autre  passion.  Tout  en  lui,  au  contraire,  ses  traits, 
ses  allures,  la  coupe  de  son  pardessus  gris,  la  forme  de  son 
chapeau  bien  lissé,  indiquait  le  bourgeois  paisible  qui,  le  cœur 
et  l'esprit  en  repos,  vaque  à  des  besognes  régulières,  propices  à 
sa  sérénité. 

—  Les  savans  sont  plus  solides,  ajouta-t-il  :  le  travail  scien- 
tifique, quand  il  est  modéré,  n'épuise  pas  les  nerfs...  Mais  avec 
une  bonne  hygiène,  on  se  tire  toujours  d'affaire...  Au  revoir, 
monsieur  Lysel! 

—  Oui,  à  bientôt  1 

Et  M.  Jaffé  s'éloigna,  un  peu  voûté,  attentifs  éviter  la  boue 
qui  croupissait  autour  d'une  maison  en  construction,  au  coin  de 
la  rue  de  l'Yvette. 

A  demi  rassuré,  Lysel  ne  réussit  pourtant  pas  à  secouer  sa 
première  impression.  Elle  fut  même  assez  persistante  pour 
î'empècher  de  revenir  le  lendemain.  Comme  Irène  l'aurait 
attendu,  il  fut  obligé  de  l'avertir  en  prétextant  un  dérangement 
imprévu.  Ainsi,  deux,  fois  en  vingt-quatre  heures,  il  recourait  à 
deux  de  ces  mensonges  qui  sont  l'humiliante  rançon  des  senti- 
mens  comme  le  sien.  Autrefois,  il  les  accumulait  sans  beaucoup 
de  scrupule.  Les  graves  paroles  d'Irène  Tavaient-elles  donc 
changé?  il  en  éprouva  de  la  honte,  comme  s'il  n'en  fallait  pas 
davantage  pour  ravaler  leur  grand  amour... 

Lysel  ne  sacrifia  qu'une  seule  de  ses  visites  quotidiennes;  mais 
chacune  de  celles  qu'il  fit  ensuite  aggrava  son  malaise.  La 
réserve   toujours  plus  glaciale  de  M.  Jaffé,  l'hostilité  latente 

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l'ombrb  s'étend  sur  la  montagne.  35 

d*Anne-Marie,  la  contrainte  qu'on  s^atait  dans  la  maison,  jusr 
qu'aux  maladresses  d'une  nouvelle  femme  de  chambre  qui  lui  de> 
mandait  chaque  fois  sa  carte  pour  Tannoncer,  tout  lui  montrait 
que  l'atmosphère  n'était  plus  la  même.  Il  ignora  pourtant  l'éclat 
décisif  qui  se  produisit  dans  ce  môme  petit  salon  où  Irène  rece- 
vait d'habitude.  Elle  y  passait  beaucoup  d'heures  à  poursuivre  ses 
pensées,  en  brodant  un  coussin  qui  n'avançait  guère.  Quelque- 
fois, pendant  qu'elle  assortissait  les  soies  ou  comptait  les  points, 
son  mari  venait,  s'asseyait  à  côté  d'elle,  causait  un  instant,  pois, 
reposé,  allait  reprendre  le  travail  interrompu.  Un  jour  qu'il 
entrait  ainsi,  pendant  ime  de  ces  rêveries  où  l'ouvrage  aban- 
donné restait  posé  sur  les  genoux,  Irène  lui  trouva  l'air  inquiet, 
les  traits  tirés,  comme  souvent  quand  une  difficulté  arrêtait  sa 
pensée. 

—  Cela  ne  va  pas,  aujourd'hui?  demanda-t-elle  en  tftchant 
de  sourire. 

Sans  répondre,  M.  Jaffé  fit  deux  ou  trois  fois  le  tour  de  la 
pièce,  remit  en  place  l'un  des  vases  anglais  de  la  cheminée,  trop 
rapproché  du  groupe  de  Rodin  pour  la  symétrie,  vint  s'asseoir 
sur  la  causeuse  que  Lysel  occupait  d'habitude.  Il  parut  s'ab- 
sorber dans  un  examen  attentif  des  soies  de  toutes  couleurs  qui 
débordaient  de  la  corbeille  posée  sur  un  guéridon,  les  toucha,  en 
joua  un  instant,  puis,,  prenant  sa  décision,  demanda: 

—  Que  penseriez-vous,  ma  chère  amie,  de  passer  l'hiver  en 
Italie? 

Irène  n'eut  aucune  surprise,  son  mari  Tayant  accoutumée  à 
ces  projets  soudains.  Elle  les  acceptait  presque  toujours,  si  même 
ils  la  dérangeaient,  sachant  d'ailleurs  qu'ils  n'aboutissaient  pas 
une  fois  sur  quatre.  M.  Jaffé  s'empressa  de  donner  ses  raisons  : 

—  Il  y  a  longtemps  que  je  désire  visiter  certaines  villes  secon- 
daires du  versant  oriental,  que  je  ne  connais  pas  :  Urbino, 
Rimini,  Ravenne.  Je  voudrais  aussi  montrer  les  grands  musées 
à  Anne-Marie.  Cette  enfant  grandit,  le  moment  approche  où  il 
faudra  penser  à  son  établissement  ;  nous  ne  pourrons  alors  plus 
guère  nous  absenter  pendant  la  saison  ;  et  jusqu'à  présent,  eUe  a 
vu  si  peu  de  chose  !  Il  me  semble  que  cet  hiver  conviendrait 
assez  bien? 

Irène  acquiesça  aussitôt.  Elle  rapportait  à  Lysel  tous  les  évé- 
nemens  de  sa  vie  :  elle  se  dit  que  jamais  un  voyage  ne  les  dé- 
rangerait moins,  que  même,  étant  un  peu  jaloux  de  toutes  ses 


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36  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

amitiés,  il  serait  plutôt  satisfait  de  la  savoir  en  pays  étranger 
pendant  qu'il  était  lui-même  absent.  Mais  à  peine  cet  assenti- 
ment obtenu,  M.  Jaffé  reprit,  de  sa  voix  grêle  qui  devint  plus 
pressante  : 

—  Si  nous  partions  tout  de  suite,  puisque  nous  sommes 
d'accord? 

Il  ôta  ses  lunettes,  pour  en  frotter  les  verres  avec  son  mou- 
choir. Irène  se  troubla  :  quinze  jours  encore  la  séparaient  de  la 
«  première  »  de  Conrad  IValienrod. 

—  Tout  de  suite?...  Que  voulez-vous  dire?... 

—  Le  plus  tôt  possible  :  dans  une  huitaine. 
Elle  s'émut  davantage  : 

—  Nous  rentrons  à  peine.  Je  croyais  que  les  épreuves  de 
votre  volume... 

Il  l'interrompit,  plus  sèchement  : 

—  Ne  vous  inquiétez  pas  de  mon  volume!  Il  est  achevé:  j'ai 
donné  le  dernier  «  bon  à  tirer.  »  Je  suis  tout  à  fait  libre.  Rien 
ne  vous  retient  non  plus,  n'est-ce  pas? 

Sur  cette  question,  sa  voix  prit  un  accent  catégorique,  conmie 
pour  indiquer  qu'il  n'attendait  aucune  objection. 

—  Nous  n  avons  pas  encore  pensé  à  nos  toilettes  d'hiver, 
Anne-Marie  et  moi,  dit  Irène. 

Elle  se  sentit  rougir  :  c'était  vrai,  mais  ce  n'était  pas  la  vérité: 
c'était  plutôt  un  de  ces  faux-fuyans  comme  Lysel  venait  d'en 
employer,  comme  il  y  en  avait  tant  dans  leur  vie,  qui  lui  don- 
naient un  frisson  de  dégoût.  Humiliée  d'avoir  cédé  à  cet  ins- 
tinct de  mensonge,  au  lieu  de  dire  sans  détour  ses  véritables 
raisons,  elle  s'empressa  d'ajouter  : 

—  D'ailleurs,  je  ne  voudrais  pas  quitter  Paris  avant  la  «  pre- 
mière »  de  Conrad  Wallenrod. 

—  Voilà!  fit  M.  Jaffé. 

Ses  traits  paisibles  se  contractèrent  légèrement.  Il  remit  ses 
lunettes,  se  pencha  en  avant,  les  mains  entre  se^  gienoux,  et 
comme  il  tenait  toujours  son  mouchoir,  l'étira,  le  pressa,  en  fit 
une  boule. 

—  Vous  tenez  beaucoup  à  cela  ?  reprit-il. 

Irène  avait  souvent,  jadis,  souhaité  une  explication,  en  se 
promettant  de  ne  pas  s'y  dérober.  Mais  depuis  tant  d'années  elle 
en  croyait  révcntualito  à  jamais  écartée  !  A  la  voir  surgir  si  sou- 
daine, clic  se  déconcerta  : 


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l'ombre  s'étend  sur  la  montagne.  37 

—  Mon  Dieu  !  commença-t-elle ... 

De  nouveaux  faux-fuyans,  des  prétextes,  des  demi- vérités  lui 
venaient  encore  à  Tesprit.  Elle  les  repoussa,  et  dit  résolument  : 

—  Vous  devez  bien  le  penser  ! 

Les  paupières  de  M.  JafTé  battirent  sous  les  verres  fumés. 
Sans  lui  laisser  le  temps  de  répliquer,  elle  ajouta,  fonçant  sur 
Tobstacle: 

—  Je  vous  dirai  même  que  je  ne  voudrais  pas  quitter  Paris 
avant  le  départ  de  Lysel.  Il  s'embarque  le  6  novembre.  Après, 
comme  il  vous  plaira  ! 

M.  Jaffé  se  leva,  se  remit  à  marcher  dans  le  salon,  en  conti- 
nuant à  chiffonner  son  mouchoir.  Irène,  les  yeux  baissés  sur  son 
ouvrage,  tirait  son  aiguille,  qui  tremblait  dans  ses  doigts.  Leur 
silence  se  prolongea.  Puis  M.  Jaffé  revint  s'asseoir  sur  la  cau- 
seuse ;  il  reprit  avec  beaucoup  de  calme  : 

—  J'aurais  au  contraire  souhaité  de  vous  emmener  avant 
cette  «  première,  »  et  avant  ce  départ,  ma  chère  amie  ! 

Elle  plia  soigneusement  sa  tapisserie,  la  mit  dans  la  corbeille 
dont  elle  abaissa  le  couvercle,  et,  se  tournant  vers  son  mari, 
demanda,  en  le  regardant  dans  les  yeux: 

—  Pourquoi? 

Il  y  avait  entre  ces  deux  êtres,  pour  les  unir,  le  plus  puissant 
de  tous  les  liens,  et  pour  les  séparer,  le  plus  puissant  de  tous  les 
obstacles.  Pendant  de  longues  années,  ils  avaient  pu  vivre  côte 
à  côte,  grâce  à  un  compromis  tacite  où  se  balançaient  leurs 
sacrifices  réciproques,  dans  une  paix  dont  chacun  devinait  les 
conditions  muettes,  et  les  acceptait.  Tout  à  coup,  sans  autre  rai- 
son que  celle  qui  veut  que  déborde  à  la  fin  le  vase  où  Teau  tombe 
goutte  à  goutte,  ou  qu'éclate  une  fois  le  ruban  qu'use  un  frotte- 
ment régulier,  voici  qu'ils  se  trouvaient  en  face  l'un  de  l'autre, 
comme  des  adversaires,  dans  la  menaçante  vérité  de  leurs  senti- 
mens.  M.  Jaffé  avait  préparé  son  plan,  choisi  son  heure,  conapté 
peut-être  que  tout  se  passerait  une  fois  encore  en  demi-mots, 
qu'il  remporterait  sans  bruit  la  suprême  victoire  ;  et  dès  la  pre- 
mière résistance,  il  se  sentait  poussé  hors  de  sa  ligne  par  une 
sorte  de  passion  qu'il  réprimait  mal,  oubliant  que  sa  patience 
avait  contribué  à  créer  l'étrange  situation  qu'il  prétendait  trans- 
former à  son  gré.  Aussi  vite  excitée,  prête  à  méconnaître  la 
longue,  généreuse,  paternelle  indulgence  qui  l'avait  préservée  de 
la  chute  et  du  scandale,  Irène  so  raidissait  contre  cette  attaque 


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38  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

comme  contre  une  trahison,  tendant  sa  volonté  pour  y  faire 
face. 

—  Je  croyais  que  vous  comprendriez,  dit  M.  Jaffé  en  évitant 
de  la  regarder.  Oui,  je  croyais...  Certains  signes  me  l'ont  fait  sup- 
poser... J'ai  toujours  tâché  de  lire  en  vous,  ma  chère  amie...  Je 
vous  croyais  arrivée  à  peu  près  au  même  point  que  moi,  —  ohl 
par  d'autres  chemins  ! 

Il  leva  sur  elle  ses  yeux  incertains  de  myope,  dont  les  expé- 
riences de  la  vie  pas  plus  que  les  recherches  de  la  science  n'avaient 
altéré  la  candeur. 

—  Me  serais- je  trompé?...  Il  est  possible:  on  peut  toujours 
se  tromper,  quand  on  juge  sur  des  indices,  non  sur  des  faits,... 
et  quand  ces  indices  mêmes,  on  n'est  pas  en  état  de  les  observer 
avec  un  entier  désintéressement...  Ce  qui  est  mon  cas,  je 
l'avoue...  Pourtant  il  me  semble  qu'à  présent,  à  l'âge  où  nous 
sommes,  —  je  suis  sûr  que  vous  ne  m'en  voulez  pas  de  vous 
parler  de  votre  âge  !  —  vous  pourriez  vous  apercevoir  que  cer- 
taines situations... 

Il  s'interrompit  deux  secondes,  et  acheva  brusquement  : 

—  ...  ne  peuvent  pourtant  pas  durer  toute  la  vie!... 

Ces  paroles  moulaient  une  à  une  les  pensées  d'Irène,  cette 
attaque  était  celle-là  même  qu'elle  repoussait  chaque  jour  au 
fond  de  sa  conscience.  Mais,  souvent  persuadée  par  la  voix  inté- 
rieure, elle  n'était  pas  prête  à  se  rendre  aux  mêmes  argumens 
sortant  d'une  bouche  étrangère,  de  celle-là  surtout.  Son  amour 
menacé  retrouva  ses  anciennes  forces.  Elle  soutint  le  regard  de 
son  mari,  et  répondit  en  martelant  ses  mots  : 

—  Quant  à  moi,  j'estime  au  contraire  qu'il  y  a  des  situations, 
—  comme  vous  dites,  —  que  leur  durée  même  impose  et  légi- 
time. 

—  Ce  n'est  pas  mon  avis,  riposta  M.  Jaffé. 

Il  chercha  quelques  secondes,  et  pour  s'expliquer  posément , 
en  homme  sûr  de  soi,  qui  prend  son  temps,  recourut  à  l'une 
de  ces  comparaisons  empruntées  à  la  nature,  dont  la  critique  lui 
reprochait  d'abuser  dans  ses  écrits  : 

—  Les  aspects  de  l'existence  se  transforment  avec  les  années, 
comme  les  paysages  qu'un  fleuve  reflète  dans  son  cours  en  des- 
cendant de  sa  source  dans  les  montagnes  à  son  embouchure  dans 
la  mer;  et  les  eaux  du  fleuve  nont  ni  la  même  couleur,  ni  la 
môme  impétuosité  quand  il  se  fraye  sa  route  à  travers  des  gorges 


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l'ombre  s'étend  sur  la  montagne.  39 

étroites  ou  quaûd  il  arrive  aux  marécages  de  son  estuaire.  Il  en 
est  ainsi  pour  les  mouvemens  de  l'âme  :  on  comprend  leur  vio- 
lence, on  Fexcuse,  on  la  supporte  dans  les  ardeurs  de  la  jeu- 
nesse. Lorsque  la  jeunesse  est  passée,  au  contraire,  ils  offusquent 
la  raison,  qui  se  refuse  &  les  admettre. 

C'était  exactement  encore  ce  que  pensait  Irène.  Elle  s'en 
défendit  pourtant  : 

—  Vous  croyez?...  Étrange!...  Il  me  semble  parfois  que  rien 
ne  marche,  que  rien  ne  change,  que  toute  la  beauté  du  cœur  est 
dans  son  immobilité. 

—  L'immobilité  n'existe  pas  plus  dans  le  monde  moral  que 
dans  le  monde  physique,  dit  M.  Jaffé  de  son  ton  le  plus  didac- 
tique. Tout  remue  et  change  sans  cesse.  Les  vieux  sages  le 
disaient  déjà. 

Et  il  se  mit  k  développer  les  propres  argumens  qu'Irène  invo- 
quait contre  Lysel  et  contre  elle-même,  en  termes  tout  proches 
de  ceux  qu'elle  employait,  peu  de  semaines  auparavant,  sous  les 
hêtres  d'Interlaken  : 

—  Vous  connaissez  la  belle  image  d'Homère,  les  feuillages 
morts  qui  tombent  pour  faire  place  aux  jeunes  bombons.  Elle 
est  aussi  vraie  pour  les  hommes  que  pour  les  arbres  :  nous  avons 
notre  temps,  puis  nous  passons.  Derrière  notre  jeunesse  enfuie, 
germent  d'autres  jeunesses,  dont  la  poussée  nous  chasse.  Notre 
existence  ne  sert  qu'à  préparer  l'avenir  aux  êtres  issus  de  nous, 
qui  nous  succéderont.  Quand  cet  avenir  est  conditionné  par 
nos  actes,  du  moins  en  partie,  l'idée  que  nous  en  avons  limite 
notre  liberté.  Vous  avez  l'esprit  trop  juste  pour  méconnaître  une 
telle  vérité.  La  destinée  de  nos  enfans  ne  doit  pas  être  alourdie 
par  ce  qu'il  y  a  eu  dans  la  nôtre... 

Il  hésita  sur  le  mot,  en  cherchant  un  qui  n'eût  rien  d'offen- 
sant, et  acheva  : 

—  ...  d'incertain. 

Ces  choses  semblaient  si  profondément  vraies  à  Irène,  quand 
elle  les  pensait  elle-même,  dans  ses  heures  d'angoisse  !  Et  voici 
qu'en  les  entendant  répéter  sur  ce  ton  démonstratif,  par  cet 
homme  pacifique  qui  aurait  pu  les  crier  avec  colère,  elle  les 
trouvait  tissées  d'artifice  et  de  lâcheté.  De  tels  argumens  ne 
sortaient-ils  pas  de  ce  fonds  de  mensonges  sociaux  que  M.  Jaffé 
dénonçait  autrefois,  qu'ils  s'étaient  promis  de  poursuivre  et  de 
chasser?  N'étaient-ils  pas  de  ceux  que  nous  imposent  les  conven- 


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40  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

lions   séculaires,  pour  appauvrir  notre  âme,  fléchir  nos  cou- 
rages ?  Son  amour  restait  plus  fort  qu'eux,  sa  fierté  les  bravait  : 

—  Il  n'y  a  rien  eu  d'incertain  dans  ma  vie,  répliqua-t-elle. 
La  preuve,  c'est  que  vous  pouvez  aborder  cet  entretien  sans 
explication  préalable,  tant  vous  connaissez  le  passé,  et  que  je 
,n'ai  pas  dit  un  mot  pour  vous  égarer  ou  me  défendre...  Je  ne 
vois  donc  pas  ce  qui  menace  Anne-Marie,  si  c'est  bien  d'elle  que 
vous  pariez. 

Le  visage  de  M.  Jaffé  devint  plus  sévère  : 

—  Elle  serait  à  plaindre  si  je  ne  vous  parlais  comme  je  le 
fais,  dit-il  avec  autorité  ;  car  si  vous  n'avez  aucun  secret  pour 
moi,  oseriez- vous  dire  que  vous  n'en  avez  point  pour  elle  ?. ..  Vous 
sentez  donc  que  j'ai  raison. 

Irène  fît  de  la  tête  un  signe  négatif. 

—  Votre  conscience  vous  l'a  dit  souvent,  affirma-t-il. 
Elle  répéta  son  geste,  et  dit  : 

—  Non,  non,  pas  ainsi  ! 

—  Est-ce  que  vous  ne  voudriez  pas  comprendre  ?  fit-il  en  sou- 
lignant le  mot. 

Il  la  regarda  de  cet  air  d'immense  étonnement  que  prenait 
son  visage  candide  quand  il  entendait  contester  l'évidence  ;  et, 
tout  en  revenant  &  sa  première  métaphore,  il  aborda  une  autre 
face  de  la  question  : 

—  Écoutez-moi,  ma  chère  amie  I  Le  fleuve  s'éclaircit  et  de- 
vient plus  limpide  à  mesure  qu'en  avançant  dans  des  paysages 
plus  larges,  plus  tranquilles,  il  dépose  ses  sables  et  son  limon. 
De  môme,  la  conscience  devient  plus  pure,  plus  exigeante,  plus 
ferme,  à  mesure  qu'elle  s'enrichit  de  plus  d'expériences.  Sans 
doute,  parce  quen  embrassant  la  complexité  des  phénomènes 
sociaux,  nous  comprenons  mieux  l'importance  de  nos  actes,  celle 
même  de  nos  sentimens,  puisque  les  conséquences  en  sont  infi- 
nies. C'est  ainsi  que  certaines  idées,  que  nous  prenions  pour  des 
préjugés  surannés,  s'imposent  peu  à  peu  à  notre  esprit.  C'est 
ainsi  que  nous  découvrons  la  raison  d'être  d'institutions  que 
notre  jeunesse  taxait  d'arbitraires,  attaquait  et  sapait  avec  tant 
d'ignorance... 

Il  toussa,  presque  à  la  manière  d'un  conférencier,  et  conclut: 

—  Tel  est  du  moins  le  chemin  que  j'ai  parcouru  pour  mon 
compte. 

Le  long  travail  intérieur  dont  cet  aveu  marquait  l'aboutisse- 


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l'ombre   s'ÉTEPiD   SUR   LA  MONTAGNE.  41 

ment,  s'était  accompli  sous  les  yeux  d'Irène,  &  côté  d'elle,  au 
couFanl  de  la  vie  commune,  à  travers  la  paisible  régularité  des 
jours,  sans  qu'aucun  signe  le  lui  révélât  jamais  !  Surprise,  pres- 
sentant h  peine  encore  le  rapport  de  cette  métamorphose  avec 
son  amour,  elle  ne  put  que  murmurer  : 

—  Comme  vous  avez  changé  ! 

—  Vous  le  verrez  mieux  encore  quand  vous  lirez  mon  nouvel 
ouvrage...  Il  ne  vous  a  guère  intéressée,  jusqu'ici.  Pourtant,  il 
vous  doit  beaucoup  !  J'ai  plus  appris  à  vous  regarder  vivre, 
Irène,  qu'à  remuer  l'histoire  et  les  livres.  Ceux-ci  ne  nous 
enseignent  que  des  faits  :  notre  vie  en  dégage  les  leçons.  Jamais 
peut-être,  si  la  nôtre  eût  été  diflFérente,  je  n'aurais  senti  avec 
autant  de  force  l'absolue  nécessité  qu'il  y  a  pour  tous  à  marcher 
sans  restriction  ni  réserve  dans  la  voie  de  la  vérité. 

Il  dit  cela  d'un  ton  pénétré,  en  redressant  sa  taille,  avec  un 
geste  affirmatif.  Ce  mot  de  «  vérité  »  prit  dans  sa  bouche  un 
accent  solennel.  Irène  crut  reconnaître  jusqu'à  son  propre  accent 
quand  elle  le  prononçait  devant  Lysel  qui,  conmie  elle  à  cette 
heure,  se  débattait  en  vain  pour  en  repousser  l'emprise.  Et  ma- 
chinalement, d'une  voix  où  il  y  avait  du  regret  et  du  désespoir, 
elle  répéta  : 

—  La  vérité... 

M.  Jaffé  la  tint  un  instant  sous  son  regard,  sûr  qu'à  travers 
des  révoltes,  elle  accédait  lentement.  Puis  il  poursuivit  :  tel  un 
avocat,  dont  la  cause  est  gagnée,  continue  néanmoins  à  pro- 
duire ses  pièces,  à  développer  ses  argumens.  —  Remontant  le 
cours  des  années,  il  reprit  leur  histoire,  fit  le  procès  de  leur 
passé,  en  déplora  les  équivoques,  s'accusa  de  n'avoir  pas  défendu, 
dès  l'origine,  des  droits  qui  lui  appartenaient. 

—  J'ai  cru  que  votre  jeunesse  aussi  avait  les  siens,  dit-il  gra- 
vement: je  les  ai  respectés. 

Selon  ses  habitudes  d'esprit,  il  passa  rapidement  de  cet  av€u 
personnel  à  une  vue  plus  large  sur  les  causes  de  sa  passive 
indulgence  : 

—  Nous  avions  l'esprit  trop  libre  pour  que  je  pusse  en  user 
autrement:  j'ai  cru  aux  idées  que  j'avais  toujours  soutenues,  qui 
nous  avaient  unis.  La  preuve  en  est  faite  !  Je  sais  maintenant  ce 
qu'on  peut  attendre  de  ces  audaces  qui  revisent  la  sagesse  des 
générations  !  Je  sais  le  pourquoi  des  grandes  lois  sévères  qui 
froissaient  notre  sens  inaverti  de  la  justice  et  de  la  liberté!... 


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42 


RETUB  DBS  DEUX  MONDES. 


Ils  se  regardère&t  en  silence,  lisant  l'un  dans  Tautre.  Tous 
deux  avaient  la  même  idée  :  ce  papier ,  signé  pour  garantir  leur 
indépendance,  pour  les  préserver  du  mensonge,  de  la  contrainte» 
de  lliypocrisie,  et  qui  avait  dormi  dans  son  tiroir  pendant  que 
la  vie  les  emportait,  comme  une  vaine  feuille  sèche  qu'ignore 
le  torrent.  Mais  ni  l'un  ni  l'autre  n'en  parla. 

—  Que  voulez-vous  que  je  vous  réponde?  fit  enfin  Irène. 
Vous  revenez  sur  des  choses  si  anciennes!...  Vous  mesurez  ma 
vie,  —  notre  vie,  —  à  une  mesure  que  je  ne  connais  pas  :  ce 
n'est  pas  celle  que  nous  avions  adoptée  au  départ!..  Ne  discutons 
pas  ce  qui  est  ou  ce  qui  fut  :  à  quoi  bon?...  Dites-moi  plutôt  où 
vous  voulez  aboutir  I 

M.  Jaffé  se  recueillit  quelques  secondes  : 

—  Vous  allez  comprendre  pourquoi  j'ai  provoqué  cet  entre- 
tien, dit-il. 

Elle  crut  qu'il  allait  recommencer  des  explications  inutiles,  et 
insista  : 

—  Dites-moi  seulement  ce  que  vous  me  demandez  !... 

—  Voici,  reprit-il.  J'ai  pensé  que  l'heure  est  propice,  au 
moment  où  notre  ami... 

Sa  voix  trembla  légèrement  sur  ce  mot,  qu'il  répéta  : 

—  ...  où  notre  ami  va  partir  pour  ce  long  voyage...  Peut-être 
cette  idée  m'a-t-elle  été  suggérée  par  cet  autre  voyage,  qu'il  fit 
au  début  de  nos  relations^  et  dont  je  crois  avoir  deviné  les  rai- 
sons... Je  me  suis  dit  que  l'éloignement  forcé,  la  durée  de /la 
séparation,  l'espace  ouvert  entre  lui  et  vous,  nous  aideraient  tous 
à  rétablir  l'équilibre  de  notre  existence...  Oh  I  je  ne  vous  de- 
mande pas  de  rompre  brutalement  avec  un  attachement../ que 
j'ai  compris  !...  Je  vous  prie  seulement  d'en  réduire  dès  mainte- 
nant les  exigences...  Notre  absence,  en  ce  moment,  ferait  tout  de 
suite  comprendre  à  M.  Lysel  que  votre  affection  s'est  ressaisie, 
et  prendra  désormais  un  caractère  plus  atténué  :  celui  qui  con- 
vient h  nos  sentimens  quand  nos  cheveux  commencent  à  blan- 
chir... 

C'étaient  encore,  c'étaient  presque  les  paroles  mêmes  qu'elle 
adressait  à  Lysel,  en  lui  découvrant  la  plaie  vive  de  son  cœur. 
Ce  rapprochement,  en  s'imposant  une  fois  de  plus  à  son  esprit, 
le  pénétrait  de  leur  vérité  ;  il  lui  rappelait  aussi  les  chers  liens 
qui  l'attachaient  à  sa  tendresse.  Toute  sa  vie  d'amour  traversa  sa 
mémoire  :  un  frisson  de  mort  la  secoua  à  la  terreur  d'y  renoncer. 

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l'ombre  s'étbmd  sur  la  montagne.  43 

Ses  magnifiques  yeux  meurtris  d'où  quelques  larmes  s'échap- 
pèrent, sa  belle  bouche  frémissante,  révélaient  son  tumulte  inté- 
rieur. Elle  passa  la  main  sur  son  front  en  murmurant,  presque 
malgré  elle  : 

—  Oui,  oui...  peut-être...  J'ai  eu  quelquefois  ces  idées-là. 

—  Je  le  sais,  dit  M.  Jaffé. 

Fut-ce  l'aveu  de  cette  ingression  dans  les  parties  les  plus 
secrètes  de  son  âme,  ou  un  flux  de  passion  qui  l'emporta  ?  Elle 
se  ressaisit,  elle  se  révolta  : 

—  Vous  m'en  demandez  trop  maintenant  !  s'écria-t-elle  en 
trouvant  aussitôt  mille  raisons  pour  le  repousser...  SoïîgezrLysel' 
est  surmené  :  la  fatigue  des  répétitions  î'épuise...  Son  plus  cher 
ami  relève  à  peine  d'une  terrible  maladie  :  il  a  passé  par 
les  plus  affreuses  angoisses  à  son  sujet,  il  va  encore  le  voir 
chaque  jour...  Et  puis  ce  départ,  ce  départ!...  Il  a  besoin  de 
ses  forces,  de  son  courage...  Je  ne  veux  pas  lui  faire  de  mal!... 
Vous  ne  pouvez  pas  exiger  cela  I...  Si  vraiment  il  faut  le  frap- 
per, laissez-moi  choisir  l'heure!...  Vous  qui  comprenez  tant  de 
choses,  savez-vous  ce  que  c'est  que  de  briser  un  tel  lien?... 

Elle  ne  contenait  plus  ses  larmes,  elle  ne  voulait  pas  les 
montrer,  elle  s'enfuit,  avec  un  dernier  regard  où  il  y  avait  des 
reproches  et  du  désespoir.  M.  Jaffé  demeura  longtemps  dans  la 
môme  posture,  les  mains  ballantes  entre  les  genoux,  sur  la  cau- 
seuse où  il  avait  tant  de  fois,  en  entrant  au  salon,  trouvé  Lysel. 
Comme  toujours  en  lui,  la  réflexion  se  mêlait  h  l'émotion.  Sui- 
vant la  pente  habituelle,  son  esprit  généralisait  leur  cas,  en 
tirait  la  leçon:  ses  anciens  livres,  qui  battaient  si  durement  en 
brèche  la  digue  construite  par  la  sagesse  des  siècles  contre  les 
tempêtes  du  cœur,  ne  lui  semblaient  plus  qu'un  tissu  de  so- 
phismes,  dont  sa  logique  brisait  les  mailles  avec  la  même 
vigueur  qu'elle  avait  mise  à  les  ourdir... 

m.    —   CONRAD  WALLSNROD 

Beaucoup  de  méfiance  se  mêlait  à  la  curiosité  excitée  par 
Tannonce  de  Conrad  Wallenrod.  Si  admiré  qu'il  fût  comme  vir- 
tuose, si  célèbres  que  fussent  certaines  de  ses  compositions, 
Frantz  Lysel  n'avait  pas  encore  abordé  l'opéra.  Or,  les  distribu- 
teurs officiels  de  la  renommée  tiennent  aux  étiquettes  une  fois 
collées,  qui  facilitent  leurs  fonctions  quasiment  automatiques;  et 


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-  ,  >  '''.ma 


4#  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

les  détenteurs  patentés  des  spécialités  d'art,  surtout  quand  ils 
exploitent  la  gloire  lucrative  du  théâtre,  ont  tout  intérêt  à  passer 
pour  seuls  possesseurs  de  recettes,  —  plus  mystérieuses  que  les 
règles  d'Aristote,  d'Horace,  de  Boileau  ou  de  d'Aubignac,  —  sans 
lesquelles,  affirment-ils,  nul  intrus  ne  saurait  soutenir  leur  con- 
currence. Par  la  collaboration  de  ceux-ci  et  de  ceux-là,  il  se  for- 
mait donc  autour  de  Fœuvre  nouvelle  une  atmosphère  un  peu 
chargée.  Lysel  ne  s'en  doutait  guère  :  son  inexpérience  croyant 
encore  que  l'œuvre  seule  importe,  il  était  plus  inquiet  des  fai- 
blesses de  la  sienne  que  des  circonstances  ou  des  intrigues  qui 
en  accompagnaient  l'éclosion.  WladimirJPack,  un  jeune  poète. 
Polonais  comme  lui  et  aussi  ignorant  des  secrets  du  métier, 
avait  découpé  dans  la  légende  obscure  de  Mickiewicz,  —  qu'on 
relise  le   beau  commentaire  qu'en  a  donné   Gabriel  Sarrazin! 
-^  un  livret  sans  action  ni  mouvement.  Des  excentricités  juvé- 
niles y  compensaient  fâcheusement  d'heureuses  trouvailles  ly- 
riques, en  soulignant  le  romantisme  démodé  d'une  trame  où  la 
trahison  et  l'héroïsme  forment  le  plus  byronien  des  amalgames. 
Quant  à  la  partition  de  Lysel,  elle  était,  —  pensait-il,  —  l'ex- 
pression des  deux  grands  sentimens  de  sa  vie  :  le  rêve  patriotique, 
pareil  à  celui  du  héros  lithuanien,  qui  avait  hanté  sa  jeunesse 
aux  récits  des  exploits  paternels,  et  l'amour  inachevé,  doulou- 
reux, contenu,  dont  celui  de  Conrad  et  d'Aldona  la  recluse  lui 
semblait  une  sorte  de  symbole.  Comme  tous  les  musiciens,  il 
prêtait  à  sa  musique  un  sens  plus  précis  que  cet  art  n'en  peut 
avoir  :  l'admiration  du  jeune  Pack,  qui  brodait  sur  elle  des  gloses 
subtiles  ou  l'illustrait  d'images  enténébrées,  le  soutenait  dans 
cette  illusion.  Ce  Pack  était  d'ailleurs  un  garçon  indolent,  flegma- 
tique, fataliste,  un  véritable  Slave  qui  s'en  remettait,  sur  toutes 
choses,  à  la  Destinée.  Aux  répétitions,  il  demeurait  plongé  dans 
une  béatitude  muette.   Ses    yeux  bleus,  inaltérables,  contem 
plaicnt  avec  une  candeur  ravie  les  étoiles  du  chant  et  de  la  danse, 
parmi  lesquelles  il  évoluait  comme  un  astre  voyageur  tombé 
on  ne  sait  d'où  dans  l'ordonnance  du  firmament.  Avec  sa  jolie 
figure  arrondie,  blonde,  vite  effarée,  et   la  mélancolie  de  ses 
longues  moustaches  rousses  dont  les  pointes  tombantes  encer- 
claient sa  bouche,  il  assistait  sans  sourciller  au  travail  fiévreux 
de  tout  le  personnel,  en  répétant  toujours  : 

—  C'est  très  bien  ainsi,  c'est  parfait,  c'est  admirable! 

Ce  qui  faisait  dire  à  Lysel  :  j 

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l'ombre  s'étend  sur  la  montagne.  45 

—  Quand  les  Slaves  se  mêlent  d'être  optimistes,  ils  ne  le  sont 
pas  à  moitié  ! 

Une  «  première,  »  sur  une  grande  scène,  est  en  soi-même  une 
pièce,  —  presque  toujours  une  comédie,  —  dont  le  pittoresque 
compliqué  a  maintes  fois  tenté  les  peintres  des  mœurs  pari- 
siennes. Elle  met  en  mouvement  la  plupart  des  élégances,  des 
vanités ,  des  compétitions  de  la  ville  du  monde  où  il  y  en  a 
peut-être  le  plus;  elle  flatte,  excite,  irrite  ou  dérange  nombre 
d'ambitions  chatouilleuses,  dont  les  moindres  piqûres  font  du 
bruit;  elle  bouscule  beaucoup  d'intérêts  importans  ou  mesquins; 
elle  brouille  des  jeux  savans,  tenus  par  des  mains  expertes.  Dans 
les  coulisses,  dans  les  couloirs,  au  foyer  des  artistes  comme 
à  celui  des  spectateurs,  surgissent  mille  questions  minuscules 
qui  grossissent  dans  l'air  électrisé,  s'irisant  des  couleurs  les  plus 
inattendues.  Qui  reconnait-on  dans  les  loges?  est-ce  la  salle  des 
grands  jours,  dûment  remplie  par  l'élite  de  cette  société  compo- 
site, —  politiciens,  afl'airistes,  parvenus,  courriéristes,  gens  du 
monde,  diplomates,  rastaquouères ,  —  qui  forme  ce  qu'on  ap- 
pelle le  «  Tout-Paris?  »  Voit-on  dans  l'assistance  ces  femmes  qui 
mènent  le  train,  dont  la  présence  promet  des  recettes,  parce  que 
beaucoup  voudront  se  montrer  où  on  les  a*  vues?  Qu'est-ce  que 
les  arbitres  de  l'engouement  vont  penser,  —  ou  dire,  —  de 
TcBuvre  nouvelle?  Sa  gaîté  ou  son  émotion  réussiront-elles  k  les 
dérider?   Rude   tâche,  quand   on    songe   &  ce  qu'est  leur  vie! 
Quelles  sentences  lit-on  sur  les  visages  blasés  des  critiques?  Et 
les  confrères,  —  ceux  qui  attendent  leur  tour,  ceux  qui  ne  l'ont 
jamais  eu,  ceux  qui  ne  l'auront  jamais,  ceux  qui    l'espèrent 
encore,  ceux  qui  ne  l'espèrent  plus,  —  quelles  rancunes  ou  quelles 
indulgences  colportent- ils  pendant  les  entr 'actes?  —  Ainsi,  tant 
que  dure  la  soirée,  la  vaste  salle  clinquante,  avec  ses  velours,  ses 
vernis,  ses  dorures,  ses  peintures,  est  pour  ceux  qui  s'y  coudoient 
le  centre  essentiel  du  monde  ;  aucun  des  problèmes  ou  des  con- 
flits qui  s'agitent  au  dehors,  d'où  peuvent  sortir  la  guerre ,  les 
ruines  ou  la  révolution,  ne  revêt  une  importance  égale  à  celle  de 
ces  questions  :  le  ténor  sera-t-il  en  voix?  l'orchestre  suivra-t^il 
le  bâton  qui  le  dirige?  le  public  va-t^il  se  plaire  ou  s'ennuyer? 
Tandis  que  la  salle  applaudit  ou  bâille,  sommeille  ou  s'émeut, 
îl  s'y  joue  des  drames  parfois  plus  serrés,  plus  profonds,  plus 
intenses  que  celui  où  s'est  consumé  l'art  du  poète,  du  musicien, 
du  décorateur,  du  metteur  en  scène  et  des  interprètes;  et  si  la 


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46  REVUE  DES   DEnJX   MONDES. 

foule  reste  suspendue  au  spectacle  où  l'attache  la  puissance  de 
la  fiction,  certaines  de  ses  unités  s'en  écartent  pour  écouter  des 
voix  intérieures,  dont  la  musique  n'est  plus  alors  que  l'accom- 
pagnement vague  et  léger.  Ainsi,  le  soir  de  Conrad  Wallenrod^ 
un  acte  discret  du  drame  où  l'auteur  était  engagé,  se  développait 
autour  de  la  pièce. 

Avant  le  lever  du  rideau,  dans  les  couloirs,  on  eût  entendu 
les  propos  habituels  s'échanger  entre  des  messieurs  en  habit  et 
des  dames  en  décolleté  : 

—  On  dit  que  la  répétition  n'a  pas  marché? 

—  Qu'en  sait-on?  Elle  n'était  pas  publique. 

—  Lysel  risque  une  grosse  partie... 

—  Il  la  gagnera  :  il  a  de  la  chance. 

—  S'il  la  perdait,  pourtant? 

—  Il  aurait  toujours  son  violon... 

En  vérité,  Lysel  courait  un  autre  danger,  plus  direct,  dont  la 
conscience  l'empêcha  d'abord  de  penser  au  sort  de  son  œuvre  : 
ni  M.  Jaffé  ni  Anne-Marie  n'accompagnaient  Irène.  Dès  qu'il 
remarqua  leur  absence,  il  comprit  qu'elle  avait  une  significa- 
tion; et  ce  fut  son  grand  souci. 

Irène,  seule  avec  sa  mère,  occupait  une  baignoire  à  droite  de 
la  scène,  à  côté  de  celle  de  Hugo  Meyer.  Mal  rétabli,  la  langue 
alourdie ,  l'intelligence  atteinte ,  le  vieux  maître  avait  voulu 
venir  quand  même  :  sa  tête  embroussaillée  se  tendait  vers  le 
public  dans  un  mouvement  d'ardeur  juvénile,  comme  si  l'ap- 
proche du  combat  lui  rendait  sa  vigueur  ancienne;  tandis  que 
Louise,  en  retrait  derrière  lui,  son  bon  gros  visage  écrasé  par 
un  chapeau  trop  empanaché,  guettait  anxieusement  la  trace  des 
émotions  sur  cette  figure  si  changée.  Séparée  d'eux  par  une 
cloison,  M''*  JafTé  portait  une  robe  en  satin  gris  clair ,  à  peine 
ouverte,  sans  bijoux,  garnie  de  dentelles  en  point  d'Angleterre, 
qui  en  amortissaient  l'éclat.  La  nuance  s'en  accordait  avec  celle 
de  ses  cheveux,  qu'elle  avait  égalisée  en  les  poudrant,  et  mieux 
encore,  peut-être,  avec  l'expression  de  son  doux  visage  tendre  et 
pensif.  La  sévère  élégance  de  celte  toilette  contrastait  avec  les 
cheveux  teints,  la  robe  couleur  Champagne,  le  décoUetage  et 
les  diamans  de  M"*  Storm.  Un  curieux,  dont  les  regards  seraient 
tombés  sur  cette  baignoire,  se  fût  demandé  sans  doute  quel  sin- 
gulier hasard  y  réunissait  en  tête  à  tête  deux  êtres  aussi  dés- 
assortis. 


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l'ombre  s'étend  sur  la  montagne.  17 

M""**  Storm,  armée  de  son  face-à-main  à  manche  en  écaille, 
parfaitement  inattentive,  loi^ait  la  salle  et,  de  temps  en  temps, 
se  penchait  vers  sa  fille  pour  lui  nommer  des  personnes  qu'elle 
reconnaissait: 

—  Voici  l'ambassadeur  d'Autriche! 
Ou  bien  : 

—  Tiens,  le  prince  X...J  II  est  donc  h  Paris?  Gomme  il 
a  vieilli!  La  dernière  fois  que  nous  nous  sommes  rencon- 
trés... 

Et  elle  égrenait  le  chapelet  de  ses  souvenirs. 

Irène  Técoutait  mal.  Cachée  derrière  un  écran,  elle  éprouvait 
cette  forte  émotion  qui  vous  étreint  dans  une  foule  dont  les 
mouvemens  vont  déterminer  votre  destinée.  De  tout  son  amour, 
de  toute  sa  foi,  elle  croyait  à  Tœuvre  dont  elle  avait  suivi  la  lente 
iclosion  :  voici  que  le  doute  et  la  peur  Tassaillaient.  En  même 
temps,  d'autres  pensées  l'emportaient  loin  de  cette  musique  dont 
elle  connaissait  tous  les  accords.  Wallenrod,  Âldona,  Halban, 
le  Waydelote?  Elle  songeait  à  Lysel,  à  sa  fille,  à  son  mari,  à 
elle-même.  Après  tant  d'années  de  rêve,  la  réalité  reprenait 
ses  droits.  Pourquoi  maintenant,  autour  de  l'œuvre  qui  mar- 
querait un  si  redoutable  tournant  dans  leur  vie?  Pendant  la 
période  où  les  événemens  mêmes  se  moulaient  à  la  forme  de 
son  cœur,  tant  d'élémens  hostiles  s'étaient  comme  fondus  h  sa 
flamme  intérieure  :  pourquoi  leur  conflit  se  rouvrait-il?  Pourquoi 
fallait-il  choisir  entre  les  forces  qui  luttaient  dans  son  âme? 
Et  pourquoi  ce  choix  n'était-il  plus  libre?  Jadis,  il  se  fût  porté 
sur  l'amour  :  la  jeunesse  ne  doute  guère  de  ses  droits,  doute  peu 
de  ses  moyens.  Mais  éloignés,  par  le  vol  des  années,  de  l'âge  du 
roman,  ils  entraient  dans  celui  où  la  raison  discute,  écoute  dans 
l'avenir  la  répercussion  des  actes  ordonnés  par  la  passion,  — 
blâme  et  condamne  :  que  restait-il  donc  de  leur  liberté?  N'ayant 
pas  fait  &  l'heure  opportune  le  geste  de  la  révolte,  ils  subis- 
saient celui  de  la  résignation.  La  patience  des  choses  prenait 
ainsi  sa  revanche.  Qui  sait  si  Jaffé,  plus  clairvoyant  qu'eux,  ne 
l'avait  pas  lentement  calculée?  Qui  sait  s'il  n'avait  pas  accepté  son 
rôle  sacrifié  dans  la  certitude  de  cette  victoire  finale,  —  pareil  à 
ces  spéculateurs  qu'un  coup  de  fortune  récompense  h  la  fin  de 
persévérans  sacrifices?... 

Un  bruit  d'applaudissemens  la  tira  de  ses  réflexions  :  ils  sa- 
luaient le  beau  chœur  de  la  Wilna  et  du  Niémen 


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48  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Charmant  !  approuva  M"*  Storm,  en  frappant  négligem- 
ment de  son  éventail  la  paume  de  sa  main  gauche. 

Une  interminable  scène  de  discussions  dans  le  Conseil  de 
rOrdre  teutonique  abattit  le  naissant  enthousiasme  :  la  petite 
toux  nerveuse  de  Tennui  courut  de  rang  en  rang  dans  le  par- 
terre, monta  aux  balcons,  résonna  dans  les  loges,  sèche,  répétée, 
irrévérente,  moqueuse.  C'est  à  ce  qioment  que  Lysel,  retenu  jus- 
qu'alors dans  les  coulisses,  entra  dans  la  baignoire.  Irène  lui 
donna  la  main,  en  souriant.  Il  la  garda  un  peu.  Malgré  la  pré- 
sence de  M""'  Storm,  ce  fut  un  instant  très  doux,  très  tendre,  un 
de  ceux  dont  l'impression  se  grave  k  jamais  dans  la  mémoire 
afin  de  la  tourmenter  plus  tard,  aux  heures  où  Ton  recueille  ses 
souvenirs  pour  irriter  sa  douleur... 

Un  peu  inquiet,  il  demanda  : 

—  Eh  bien?... 

Ce  fut  M"*  Storm  qui  répondit  : 

—  On  a  beaucoup  applaudi,  tout  à  l'heure...  Ce  chœur  était 
bien  joli,  Lysel!...  Tout  à  fait  charmant!... 

Irène  corrigea  : 

—  Il  y  a  dans  ce  premier  acte  des  phrases  que  j'aime  tant  ! 
Lysel  regardait  d'un  air  soucieux  les  fauteuils  vides  de  la 

baignoire. 

—  M.  Jaffé  ne  viendra-t-il  pas?  demanda-t-il  à  Irène,  en 
huissant  la  voix. 

—  Il  m'a  dit  qu'il  viendrait  un  moment. 

—  Et  Anne-Marie? 

—  Elle  a  la  migraine. 

Lysel  s'assombrit  davantage,  puis,  n'osant  rien  demander  de 
plus,  se  rapprocha  de  M"*  Storm. 

—  L'orchestre  a  mieux  joué  à  la  répétition,  fit-il. 

—  Comment  donc  !  il  joue  à  ravir,  répondit  la  vieille  dame, 
(le  sa  voix  indifférente  et  complimenteuse. 

Des  applaudissemens  de  complaisance  saluèrent  la  chute  du 
rideau  :  le  public  faisait  crédit  du  premier  acte.  Lysel  dut  retour- 
ner &  son  poste  de  combat.  M"'  Storm  se  remit  à  nommer  des 
diplomates  et  des  étrangers,  en  racontant  des  bribes  de  leurs 
histoires.  Beaucoup  moins  répandue  que  sa  mère,  Irène  n'avait 
pas  d'attaches  avec  ce  public  bigarré.  Seuls,  ou  presque,  dans  la 
salle,  les  Hugo  Meyer  la  connaissaient,  savaient  sa  présence; 
mais,  retenus  par  des  visiteurs  qui  félicitaient  le  vieux  maiti^e  de 

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l'ombre  s'étend  sur  la  montagne.  49 

son  rétablissement,  ils  ne  se  montrèrent  pas.  Le  convalescent 
recevait  les  complimens  en  souriant  de  la  seule  moitié  mobile 
de  sa  bouche;  tandis  qu'on  s'extasiait  de  le  trouver  si  bien,  il 
répondait,  en  accentuant  sa  grimace,  avec  ce  gros  accent  alsa- 
cien dont  cinquante  ans  de  Paris  ne  l'avaient  pas  guéri  : 

—  Oui,  oui,  c'est  un  bail  à  volonté,  maintenant,  le  proprié- 
taire me  donnera  congé  quand  il  lui  plaira,  sans  autre  avertis- 
sement préalable.  Il  n'a  qu'à  faire  un  signe... 

Cette  phrase,  et  le  geste  qui  l'accompagnait,  amenaient  des 
larmes  aux  yeux  de  Louise  ;  posant  la  main  sur  le  bras  de  son 
<c  poulot,  »  comme  pour  le  défendre,  elle  protestait: 

—  Qu'est-ce  que  tu  dis  là,  Hugo?...  Qu'est-ce  que  tu  peux 
dire?... 

Il  étendait  le  doigt  vers  le  rideau  baissé,  en  prenant  un  accent 
plus  grave  : 

—  On  sait  bien  qu'il  faut  partir  une  fois...  Allez  !  on  s'en  va 
galment,  quand   on  laisse  après  soi   des  vaillans,  pour  conti 
nuer... 

Et  il  louait  l'œuvre  de  Lysel  : 

—  Une  de  celles  qu'il  faut  admirer,  si  l'on  n'est  pas  en  bois  ! 
Les  visiteurs,  l'ayant  écouté  avec  respect,  répondaient  sans 

entrain  : 

—  Oui,  oui,  c'est  très  bien,  c'est  très  fort  ! 
Ensuite,  dans  les  couloirs,  ils  disaient  : 

—  Le  vieux  Meyer  a  du  plomb  dans  l'aile  :  voilà  qu'il  tourne 
au  bénisseur  I 

Cependant  Irène,  dont  les  yeux  erraient  dcms  la  salle,  venait 
de  distinguer,  dans  une  loge  de  face,  deux  figures  de  connais- 
sance, qu'à  son  tour  elle  nomma  à  sa  mère  : 

—  Les  Teissier,  maman  !... 

—  Oui,  je  les  vois...  M"®  Teissier  ne  rajeunit  pas... 

Leur  chronique  avait  jadis  défrayé  pendant  quelques  semaines 
les  potins  de  Paris  (1).  Epris  d'une  jeune  fille  dont  il  était  le 
tuteur,  Michel  Teissier,  alors  député  et  l'un  des  leaders  de  la 
droite,  avait  divorcé,  pour  épouser  celle  qu'il  aimait;  puis,  poussé 
à  mettre  ses  idées  d'accord  avec  ses  actes,  il  était  devenu  l'un 
des  plus  hardis  champions  de  la  décomposition  sociale  :  d'abord 
à  la  Chambre,  où  il  représenta  pendant  deux  législatures  ses 

(1)  Voyez  la  Vie  privée  et  Ta  Seconde  Vie  de  Michel  Teissier, 

TOUS  xxxvil.  —  i907.  A 


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50  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

anciens  adversaires,  puis,  après  un  échec  électoral,  dans  les  jour- 
naux. A  cette  heure,  il  braquait  sa  jumelle  sur  une  loge  de  face, 
qu'occupait  un  ministre  mélomane  ;  sa  femme ,  accoudée  au 
balcon,  le  menton  dans  la  main,  regardait  devant  elle,  sans  rien 
voir.  Irène  savait  qu'ils  n'avaient  pas  d'enfant,  qu'une  des  filles 
de  Michel  était  morte,  que  l'autre,  mariée  en  province,  ne  voyait 
plus  son  père,  elle  ne  connaissait  d'ailleurs  M"""*  Teissier  que  pour 
avoir  échangé  avec  elle  quelques  rares  visites.  «  Sont-ils  heu- 
reux? l'ont-ils  été?^»  se  demanda-t-elle.  Et  elle  s'étonna  de  ne 
s'être  jamais  posé  cette  question.  Elle  essaya  d'y  répondre  :  leur 
geste  de  révolte  avait  causé  bien  des  désastres...  «  Du  moins,  se 
dit-elle  encore,  ils  ont  eu  le  courage  de  leur  amour  :  il  ne  finira 
pas  comme  le  nôtre  !  »  Elle  poursuiyit  un  instant  cette  compa- 
raison dans  le  champ  des  hypothèses,  tout  en  répondant  par 
quelques  monosyllabes  au  bavardage  de  M*"*  Storm.  Ramenée 
ainsi  à  sa  préoccupation  dominante,  elle  se  plongea  si  complè- 
tement dans  ses  pensées,  qu'elle  s'aperçut  à  peine  que  le  rideau 
se  relevait  : 

«  Oui,  songeait-elle,  le  moment  est  propice  pour  annoncer  à 
mon  Frantz  que  notre  amour  est  fini.  Son  triomphe,  qui  va 
éclater,  que  je  vais  aider  de  mes  bravos,  le  consolera.  Ensuite, 
le  voyage  achèvera  de  me  faire  oublier.  Avec  toute  sa  tendresse, 
il  a  peut-être  l'âme  plus  mobile  qu'il  ne  le  croit  lui-môme  :  il  est 
artiste,  et  il  est  Slave...  D'ailleurs,  les  hommes  ont  tant  de  choses 
pour  les  distraire'  de  l'amour:  le  travail,  le  succès,  la  gloire... 
Teissier  n'a-t-il  jamais  regretté  d'avoir  préféré  l'amour?...  Frantz, 
lui,  touche  à  l'âge  où,  dans  U  plupart  des  destinées,  l'amour,  si 
même  on  lui  a  beaucoup  sacrifié,  passe  à  l'arrière-plan.  C'est 
l'ambition  qui  prend  le  pas,  ou  le  désir  du  foyer  tranquille,  des 
enfans  qui  sont  une  part  de  durée,  de  la  vieillesse  entourée  de 
chaudes  afi'ections.  Je  ne  lui  donne  rien  de  tout  cela:  qu'est-ce 
donc  qui  l'a  retenu  si  longtemps  près  de  moi?...  Oui,  oui,  le 
moment  est  propice  !...  J'avais  rêvé  de  remplir  toute  sa  vie  :  je 
n'en  aurai  rempli  qu'un  chapitre.  De  combien  d'amours  n'est-ce 
pas  l'histoire  ?  Demain,  il  tournera  la  page  avec  un  cri  de  colère 
ou  un  soupir  de  regret;  puis  il  entamera  le  chapitre  suivant... 
Un  chapitre  d'action,  celui-là,  qui  ne  lui  laissera  pas  le  temps 
de  rêver,  par  bonheur!...  Là-bas,  en  achevant  de  m'oublier,  il 
-se  dira  que  j'ai  eu  raison,  jet  son  pas  sera  plus  léger...  Que  puis-je 
souhaiter  de  mieux  pour  lui,  pour  moi-même  ?  C'est  une  fin  rai-  ^ 

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'w^y^-^^ 


l'ombre  s'étend  sur  la  montagne.  51 

sonnable  de  ce  qui  doit  finir  :  quelque  chose  comme  la  mort 
douce  qu'on  souhaite  à  ceux  qu'on  aime...  » 

Plus  elle  fixait  son  esprit  sur  ce  dessein,  plus  elle  en  sentait 
l'inéluctable  nécessité.  Si  elle  s'en  affligeait  encore,  c'était  avec 
une  résignation  attendrie,  bien  éloignée  des  désespoirs  où  la 
plongeait  jadis  la  seule  idée  de  la  séparation.  Déjà  môme  elle 
songeait  aux  moyens  de  le  réaliser,  cherchait  les  paroles  qu'il 
faudrait  dire  :  et  leur  choix  lui  semblait  difficile,  car  elle  voulait 
une  coupure  franche,  sans  une  goutte  de  venin... 

Tandis  qu'Irène  dénouait  ainsi,  en  pensée,  l'écheveau  de  sa 
destinée,  le  public  commençait  à  s'agiter.  A  vrai  dire,  le  mécon- 
tentement ne  se  trahissait  encore  que  par  de  légers  murmures, 
des  toux  trop  fréquentes.  Mais  on  l'entendait  grossir.  M"*  Storm 
toucha  de  son  éventail  le  bras  de  sa  fille,  en  disant  : 

—  Ça  se  gâte  1 

Le  duo  prolongé  d'Aldona  dans  la  tour  et  de  Wallenrod  sur 
la  scène  lassait  la  patience  des  auditeurs.  Lysel  s'était  figuré  que 
l'invisibilité  de  la  bien-aimée  prêterait  un  accent  profond  et 
mystérieux  à  ce  long  morceau,  fugué  avec  beaucoup  de  science. 
Mais  le  chant  des  deux  protagonistes  se  perdait  dans  le  vide  du 
décor,  conmie  leur  amour;  le  drame  se  noyait  dans  une  musique 
sans  objet  ;  comme  aucune  émotion  ne  gagnait  les  spectateurs,  ils 
réagissaient  d'instinct  contre  un  romantisme  nuageux,  dont  la 
déclamation  musicale  ne  voilait  pas  assez  la  grandiloquence  dé- 
suète, insuffisamment  rajeunie  par  les  vers  libres  de  Pack.  Ce 
chevalier  barbu,  grisonnant,  bardé  de  fer,  qui  roucoulait  tout 
seul,  les  yeux  levés  vers  une  tour  d'où  lui  répondait  une  voix 
qu'on  entendait  mal,  paraissait  un  peu  ridicule  :  des  mots  drôles 
devaient  courir  là-haut,  au  pigeonnier,  d'où  descendaient  de 
vagues  éclats  de  rire.  M"*  Storm  résuma  l'impression  générale 
en  disant: 

—  Un  duo  d'amour  où  l'on  est  seul.,,  c'est  drôle! 
Irène  répondit  nerveusement  : 

—  La  musique  est  superbe  ! 

Ces  bruits  d'orage,  ces  menaces  arrêtaient  brusquement  le 
vol  de  ses  pensées,  qui  tout  de  suite  furent  auprès  de  Lysel,  der- 
rière la  scène.  Elle  partagea  son  angoisse.  Elle  brûla  de  lui 
prendre  la  main,  comme  tout  à  l'heure,  de  lui  dire  :  «  Ne  suis- 
je  pas  là,  moi,  toujours,  pour  vous  acclamer,  vous  consoler, 
croire  en  vous  I  »  En  un  clin  d'œil,  l'imminence  de  ce  danger 


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52  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

imprévu  chassa  les  autres  soueis:  il  n'y  avait  plus  au  monde 
que  ciBtte  foule  inquiétante  et  perfide,  cette  œuvre  ballottée 
comme  dans  un  naufrage,  cet  homme  qui  souffrait  et  qu'elle 
appela  de  tout  son  cœur.  Quand  le  rideau  tomba,  au  milieu  des 
murmures,  elle  applaudit  avec  frénésie,  debout,  à  déchirer  ses 
gants.  M""*  Storm  applaudit  aussi,  pour  lui  faire  plaisir,  du  bout 
des  doigts  : 

—  Peut-être  est-ce  trop  fort  pour  le  public  !  fît-elle  avec 
cette  rancune  dédaigneuse  que  les  âmes  vulgaires  vouent  aux 
artistes  vaincus. 

En  ce  moment,  Hugo  Mcyer,  suivi  de  Louise,  fit  irruption 
dans  la  loge.  Il  était  furieux  :  sa  crinière  couleur  d'étoupes  se 
hérissait  sur  son  front  écarlate,  dont  les  veines  se  gonflaient  à 
éclater;  il  brûlait  de  haranguer  la  foule,  comme  aux  temps 
héroïques  où,  mettant  sous  son  bras  son  bâton  de  chef  d'or- 
chestre, il  adressait  aux  sifflëurs  ces  fougueuses  apostrophes  qui 
l'avaient  rendu  populaire. 

—  Les  imbéciles!  les  sourds!  criait-il  en  gesticulant  dans  le 
fond  de  la  loge.  Ils  n'ont  pas  d'oreilles  !  Ils  n'ont  pas  compris  ! 
Ils  ne  comprennent  jamais  !  Ah!  s'ils  comprenaient!...  S'ils  com- 
prenaient, ils  trépigneraient  d'enthousiasme!...  Mais  il  faut  leur 
expliquer!...  Et  moi,  je...  je  ne  peux  plus!... 

Sa  langue  s'empâtait,  ses  mains  tremblaient,  ses  gros  yeux 
en  boule  sortaient  de  leurs  orbites,  tandis  que  Louise,  en  joi- 
gnant les  mains,  suppliait  Irène,  à  voix  basse  : 

—  Calmez-le,  madame,  je  vous  en  supplie!...  Il  va  se  faire 
du  mal!...  Il  va  se  tuer!.,.  Pensez  que  le  médecin  lui  défend  les 
émotions!... 

Irène  ne  l'écoutait  pas.  Au  contraire,  grisée  aussi  par  cette 
odeur  de  bataille,  elle  excitait  le  vieux  lutteur  : 

—  Faites  ce  que  vous  pouvez,  monsieur!...  Allez  au  foyer, 
parlez  aux  gens,  aux  confrères,  aux  critiques!...  Dites-leur  que 
c'est  beau  :  il  faudra  bien  qu'ils  vous  croient  ! 

—  Mais  non,  madame,  il  ne  peut  pas,  gémit  Louise...  Puisque 
les  émotions  lui  sont  interdites  !...  Hugo,  je  t'en  conjure,  viens  !... 
Viens/viens,  allons-nous-en!...  Rentrons  à  la  maison!... 

Il  la  repoussa,  bondit  hors  de  la  loge,  se  jeta  sur  un  groupe 
d'habitués  qui  entouraient  justement  un  critique  connu  pour  sa 
sévérité.  Ce  fut  à  peine  si  on  Técouta  :  on  parlait  d'un  scandale 
politico-judiciaire,  qui  battait  son  plein.  Comme  il  se  détournait 


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l'ombre  s'étend  sur  la  montagne.  K3 

de  ces  indifférens,  il  entendit,  dans  un  autre  groupe,  ces  deux 
répliques  : 

—  Ce  pauvre  Lysel,  s'est-il  assez  trompé! 

—  Les  gens  de  talent  ne  se  trompent  pas  à  demi. 
Il  clama  : 

—  C'est  vous  qui  vous  trompez,  entendez- vous?...  Vous 
vous  trompez  tous  ! 

Et,  comme  les  autres  se  retournaient  en  ricanant  : 

—  C'est  moi  qui  vous  le  dis,  messieurs,  moi,  moi,,  Hugo 
Meyer!.,.  Un  vieux  de  la  vieille,  qui  a  toujours  vu  clair!... 

De  son  côté,  Lysel  subissait  les  rebuffades  du  directeur,  les 
nerfs  de  ses  interprètes,  les  regards  narquois  du  personnel.  Comme 
il  errait  parmi  les  praticables,  son  librettiste  s'approcba  de  lui. 
Sérénité  d'âme,  indifférence  ou  affectation  d'olympisme,  le  jeune 
Pack  restait  aussi  calme  que  s'il  eût  été  étranger  à  l'affaire;  tout 
en  consolant  avec  une  pointe  d'ironie  son  grand  collaborateur, 
il  tira,  non  sans  adresse,  son  épingle  du  jeu  : 

—  Que  voulez-vous,  mon  cher  maître,  tout  n'est  qu'heur  et 
malheur  !  Vous  avez  eu  tant  de  triomphes  :  il  ne  vous  manquait 
qu'un,  échec.  Tous  les  grands  artistes  n'en  ont-ils  pas  eu?  Ma 
part  ici  est  bien  modeste  ;  je  n'en  suis  pas  moins  fier  de  penser 
que  vous  me  devrez  un  peu  du  vôtre  ! 

Au  risque  de  sembler  fuir,  Lysel  n'eut  pas  le  courage  de  rester 
dans  les  coulisses  jusqu'à  la  fin  de  l'entr'acte.  Il  revint  auprès 
d'Irène,  et  répondit  au  regard  compatissant  qui  l'accueillit  : 

—  Pas  un  ami  n'est  venu  me  voir.  Est-ce  assez  éloquent? 
Il  avait  ses  yeux  tristes,  —  les  yeux  qui  le  faisaient  aimer. 

—  Ne  vous  découragez  donc  pas,  mon  cher  Lysel,  dit 
M"**  Storm  qui  avait  entendu  :  les  amis  reviennent  toujours 
avec  le  succès. 

La  sonnette  de  lentr'acte  renvoya  les  spectateurs  à  leurs 
places.  Leurs  sentimens  s'étaient  fortifiés  dans  les  conversations 
des  couloirs  :  un  rien  pouvait  rendre  agressive  leur  indifférence, 
blagueur  leur  ennui.  Les  rivaux,  les  ennemis,  les  envieux,  les 
malveillans,  trouvant  le  terrain  favorable,  avaient  poussé  leur 
pointe  :  pourquoi  diable  un  violoniste  se  môlait-il  de  faire  un 
opéra?...  Dès  le  lever  du  rideau,  les  toux  hostiles  recommen- 
cèrent :  quelques-unes,  calculées,  sonnaient  plus  fort.  Retirés 
dans  le  fond  de  la  baignoire,  dont  M""*  Storm  occupait  seule  le 
balcon,  Irène  et  Lysel  suivaient  le  spectacle  dans  la  glace,  où  les 


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S4  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

décors  et  les  personnages  se  réfléchissaient  fantomatiqnement. 
On  supporta  mal  la  scène  du  banquet  :  sur  un  crescendo  que 
marquaient  de  puissans  accords  de  cuivre,  les  chevaliers  de 
rOrdre,  trompés  par  (Conrad,  leur  clief,  décidèrent  d'ouvrir  la 
campagne  où  celui-ci  les  trahirait  au  profit  de  son  ancienne 
patrie.  On  ne  comprit  rien  à  ces  desseins  ténébreux,  non  plus 
qu'à  la  musique  compliquée  de  l'ensemble.  La  salle  devenait 
houleuse  autour  de  l'œuvre  submergée. 

—  C'est  un  désastre!  fit  Lysel,  qui  ne  tenait  pas  en  place.  Il 
me  faut  retourner  là-baâ  :  j'aurais  Pair  de  me  cacher. 

—  Oui,  allez!...  On  vous  accompagne. 

Et  Irène,  comme  on  marche  à  l'ennemi,  retourna  s'asseoir 
auprès  de  sa  mère. 

—  Le  pauvre  garçon!  fit  M"*  Storm.  Tant' de  peine  pour  un 
tel  résultat! 

La  loge  s'ouvrit,  la  grêle  silhouette  de  M.  Jaflfé  apparut.  Il 
avait  tenu  à  faire  acte  de  présence,  sans  se  résoudre  h  rester  là 
toute  la  soirée.  Si  peu  accoutumé  qu'il  fût  aux  mouvemens  des 
«  premières,  »  ceux  de  la  salle  étaient  assez  clairs  pour  qu'il  en 
comprit  aussitôt  le  sens. 

—  Oh  !  ohl  fit-il,  avec  un  sourire  équivoque. 

Ce  sourii*e  n'exprimait  pas  l'exacte  nuance  de  ses  sentimens. 
Incapable  de  rancune  comme  de  méchanceté,  M.  Jaffé  n'aurait 
pu  se  réjouir  du  malheur  de  personne,  fût-ce  d'un  ennemi,  et 
malgré  tout,  son  indépendance  d'esprit  l'empêchait  de  regarder 
Lysel  comme  tel.  Mais  il  souriait  rarement;  et  quand  il  lui  arri- 
vait de  sourire,  son  visage  prenait  une  expression  sardonique, 
sans  qu'il  y  mit  aucune  malice.  Énervée  par  les  émotions  de  la 
soirée,  Irène  s'offensa  de  ce  malencontreux  sourire,  qui  lui  parut 
trahir  des  sarcasmes  pourtant  peu  conformes  à  la  douceur  d'âme 
de  ce  sage. 

—  Cela  ne  va  donc  pas?  demanda-t-il  en  s'asseyant  en  retrait 
entre  les  deux  femmes. 

—  Vous  voyez  bien,  répondit-elle  sèchement. 

M"*  Storm  regarda  son  gendre,  puis  leva  les  yeux,  pinça  les 
lèvres,  haussa  les  épaules,  dans  une  pantomime  qui  signifiait  : 
«  Tout  est  perdu  !  » 

M.  Jaffé  se  mit  alors  à  suivre  le  spectacle,  de  cet  air  d'atten- 
tion concentrée  qui  lui  était  habituel  et  donnait  à  sa  personne  un 
aspect  sévère,  presque  maussade.  Ses  lèvres  s'amincissaient,  son 


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l'ombre  s'étend  sur  la  montagne.  5S 

dos  s'arrondissait^  sa  tète  s'enfonçait  entre  ses  épaules,  comme 
celle  d'un  échassier.  De  temps  en  temps,  il  faisait  «  hum  !  hum  !  » 
L'index  de  sa  main  droite,  posée  sur  ses  genoux,  battait  machina- 
lement la  mesure.  •—  Ce  troisième  acte,  rempli  par  des  scènes 
de  conseils  et  de  discussions,  manquait  complètement  d'intérêt 
dramatique.  Lysel  y  reconnaissait  la  partie  la  plus  faible  de  son 
ouvrage.  Il  avait  cru  le  sauver  en  y  accumulant  une  grande 
richesse  de  thèmes  développés  avec  toutes  les  ressources  de  son 
art.  Le  public  ne  remarqua  pas  ces  beautés,  d'un  ordre  peut- 
être  trop  purement  musical  pour  un  opéra;  mais  elles  ne  pou- 
vaient échapper  à  une  oreille  aussi  exercée  que  celle  de  M.  Jaffé. 

—  Qu'est-ce  qu'tV^  ont  donc?  demanda-t-il  en  regardant  sa 
femme.  C'est  très  bien,  tout  cela  ! 

Irène  crut  lui  trouver  un  ton  de  condescendance  qui  changea 
pour  elle  le  sens  de  l'éloge  ;  elle  ne  répondit  que  par  un  regard 
fâché,  qui  le  froissa. 

—  Ah!  mon  cher,  expliqua  M^'Storm,  quand  le  public  est 
mal  disposé,  voilà  ce  qui  se  passe  ! 

—  Le  public  est  bizarre  !  conclut  M.  Jaffé. 

Et  il  se  replia  sur  lui-même,  sans  plus  rien  dire.  Sa  figure 
s'assombrit  davantage,  sa  tète  disparut  presque  entre  ses  épaules, 
ses  «  hnm  !  hum!  »  se  multiplièrent.  Â  la  fin  de  l'acte,  des  bruits 
hostiles  étouffèrent  de  grêles  applaudissemens,  auxquels  il  mêla 
les  siens.  Il  regarda  sa  femme,  qui  regarda  d'un  autre  côté; 
après  quelques  secondes  d'hésitation,  il  dit  d'un  ton  perplexe  : 

—  A  présent,  je  crois  que  je  vais  partir. 

Irène  ne  répondit  rien.  M""'  Storm,  que  ce  désastre  ennuyait 
à  périr,  saisit  la  balle  au  bond  : 

—  Voulez-vous  m'emmener?...  Je  suis  un  peu  fatiguée  :  à 
mon  &ge... 

M.  Jaffé  la  regarda  avec  stupéfaction  :  c'était  la  première  fois 
qu'il  entendait  sa  belle-mère  invoquer  son  &ge.  Il  ne  l'en  aida 
pas  moins  à  s'envelopper  dans  des  manteaux  et  des  écharpes,  en- 
dossa son  pardessus,  noua  un  foulard  autour  de  son  cou,  lent  et 
précautionneux  comme  toujours. 

—  Au  revoir,  ma  chère  amie  ! 

M"'  Storna,  dont  la  figure  peinte  disparaissait  dans  la  den- 
telle, ajouta  : 

.    —  Ne  prends  pas  cela  trop  au  tragique,  Irène  :  c'est  la  vie!... 
«  Moi  qui  allais  Itur  faire  un  tel  sacrifice  !  »  se  dit  Irène,  en 


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5g  REVUE  DES  DEUX  MONDES, 

réunissant  ainsi  dans  sa  rancune  sa  mère  et  son  mari,  comme 
s'ils  se  fussent  ligués  contre  elle.  —  En  un  instant,  Lysel  la  re- 
conquérait encore  par  son  malheur  :  n'était-ce  pas  déjà  le  malheur 
qui  l'avait  conquise  une  première  fois?  Tant  de  nobles  femmes 
se  perdent  pour  consoler!  Et  leur  cœur  délicat  saigne  plus  que 
le  nôtre  des  blessures  qui  nous  frappent  dans  la  lutte,  que  la 
lutte  guérit... 

Seule,  maintenant,  dans  la  baignoire,  comme  un  naufragé  sur 
un  radeau,  elle  s'y  trouvait  moins  seule  que  tout  à  l'heure,  entre 
ces  deux  êtres  si  proches  et  si  différens  d'elle.  Lysel  allait  revenir; 
ils  seraient  deux  contre  la  foule,  deux  à  la  braver,  si  profondé- 
ment unis  que  rien  ne  les  séparerait  plus  désormais.  Ils  s'enfer- 
meraient dans  leur  amour  comme  dans  une  tour  imprenable. 
Ils  repousseraient  toutes  les  attaques  du  dehors.  Leur  volonté 
d'être  heureux  imposerait  silence  aux  voix  intérieures  qui  lui 
faisaient  tant  de  mal... 

Cependant,  la  voix  furieuse  de  Hugo  Meyer  éclata  dans  la 
loge  voisine,  comme  pour  lui  rappeler  qu'ils  avaient  au  moins  un 
ami  :  il  devait  tenir  quelque  critique  ou  quelque  confrère,  car  il 
employait  des  termes  techniques,  analysant  la  trame  orchestrale 
et  les  thèmes  mélodiques  en  spécialiste  parlant  à  un  spécialiste. 
Comme  il  ne  réussissait  sans  doute  pas  à  convaincre  son  inter- 
locuteur, il  finit  par  lancer  une  de  ces  bordées  de  jurons  dont  il 
était  coutumier.  Des  jeunes  gens,  debout  dans  l'orchestre,  l'ayant 
entendu,  le  lorgnèrent  en  ricanant.  Le  brave  homme  avait  le 
verbe  haut  :  on  sait  qu'à  l'un  de  ses  concerts,  où  les  sifQéurs  de 
Wagner  refusaient  d'écouter  sa  harangue,  il  avait  déchaîné  un 
terrible  scandale  en  leur  lançant  un  mot  qui  n'est  héroïque  que 
dans  l'histoire.  En  ce  moment,  sa  sonore  colère  soulageait 
Irène  :  «  Celui-là  nous  reste,  songeait-elle,  et  celui-là  ne  s'est 
jamais  trompé!  » 

L'entr'acte  se  prolongeant,  l'humeur  de  la  foule  s'aigrit  dans 
l'attente.  L'indifl'érence  devenait  gouailleuse.  On  s'excitait  d'un 
groupe  à  l'autre.  Des  pieds  impatiens  esquissèrent  le  rythme  des 
«  lampions.  »  Au  moment  où  l'on  frappait  enfin  les  trois  coups 
au  milieu  de  «  ah!  »  prolongés,  Lysel  reparut  dans  la  baignoire. 
11  était  pâle,  comme  un  blessé.  Il  tremblait  d'énervement.  Une 
crise  de  nerfs  d'Aldona  l'avait  retenu  pendant  l'entr'acte.  Gâtée 
par  ses  succès  d'artiste  et  de  jolie  femme,  la  chanteuse  lui  avait, 
entre  ses  larmes,  reproché  son  humiliation  : 


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l'ombre  s'étend  sur  la  montagne.  57 

—  SifQée,  moi,  moi!...  sifflée!...  Pour  la  première  fois  de 
ma  vie!...  Et  par  votre  faute,  monsieur!... 

Il  raconta  cette  scène,  frémissant.  Irène  lui  prit  les  deux 
mains,  les  serra»  le  plaignit  de  toute  sa  tendresse  : 

—  Ah  !  comme  on  vous  aime  !...  comme  on  vous  aime  quand 
vous  êtes  malheureux  ! . . . 

—  Oh!  oui,  je  vous  en  supplie,  aimez-^moi  toujours!. .• 

Il  était  comme  un  enfant  qui  se  réfugie  dans  des  bras  com- 
patissans,  le  cœur  gonflé  par  un  chagrin  trop  gros  pour  ses 
forces.  Elle  ne  pensait  plus  qu'à  W.  bercer,  qu'à  le  chérir,  qu'à 
le  défendre  au  prix  de  toutes  ses  autres  alTections,  de  ses  scru- 
pules, de  ses  devoirs,  de  sa  vie... 

Cependant,  on  prenait  fort  mal  l'héroïque  trahison  de  Wal- 
lenrod,  rien  n'étant  plus  difficile  à  faire  accepter  du  public  que 
ces  sentimens  complexes,  qui  déroutent  ses  catégories.  L'orage 
montait.  Après  s'être  ennuyée,  la  salle  s'indignait.  On  n'écoutait 
plus.  On  comprenait  de  travers.  On  se  demandait  :  «  Qu'est-ce 
que  c'est  que  ces  folies?  »  Des  mains  nerveuses  froissaient  le 
livret.  Les  interprètes,  affolés,  lâchaient  leurs  parties.  L'orchestre 
jouait  à  la  débandade.  Laissant  Lysel  au  fond  de  la  loge,  Irène 
s'avança  au  balcon,  debout,  dans  un  irrésistible  besoin  de  braver 
la  tempête.  Comme  un  sifflet  strident  déchirait  le  tumulte,  elle 
y  répondit  en  criant  :  «  Bravo  !  »  La  grosse  voix  de  Hugo  Meyer 
fit  chorus  :  n'y  tenant  plus,  il  venait  la  rejoindre,  suivi  par 
Louise  qui  recommença  ses  objurgations  : 

—  Mon  cher  Lysel!...  Ma  chère  Madame!...  Je  vous  en  sup- 
plie, calmez-le!... 

Le  vieux  maître  l'écarta,  comme  un  buffle  furieux  peut 
écarter  une  branche  importune.  Il  secouait  les  mains  de  Lysel 
en  roulant  ses  yeux  injectés,  en  cherchant  les  mots  qu'il  ne 
trouvait  plus  ou  qui  s'empâtaient  sur  la  langue  épaissie  : 

—  C'est  une  œuvre,...  une  œuvre...  Ah!  mon  ami!...  Vous 
aurez  une...  une...  une  revanche,...  un  jour!...  Je  vous  le  pré- 
dis!... Ils  verront!...  que  c'était  une  œuvre!... 

Lysel  restait  accablé  : 

—  On  n'a  jamais  vu  un  four  pareil  à  TOpéra,  répétait-il. 

—  Depuis  Tannhœuserl  s'écria  Irène. 
Hugo  Meyer  approuva  : 

—  Oui,  oui ..  Et  j'y  étais  aussi!...  Et  je...  je  leur  criai... 
comme  aujourd'hui... 


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38  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Dites-le-lui  bien  fort,  monsieur,  vous  qu'il  écoute,  pour 
qu'il  le  croie,  et  méprise  ces  hurleurs I.,. 

Irène  tendait  le  bras  vers  la  salle,  où  éclatait  la  tempête  des 
sifflets,  des  huées,  des  «  assez!  »  La  musique,. maintenant,  les 
exaspérait  autant  que  le  drame  :  ils  la  trouvaient  obscure,  inco- 
hérente, vide,  criarde,  elle  leur  faisait  mal  aux  oreilles  1  Et  les 
quatre  amis  restaient  debout  dans  leur  loge,  impuissans,  déses* 
pérés,  comme  des  abandonnés  qui  voient  gronder  autour  d'eux 
l'incendie  ou  Tinondation. 

Le  rideau  tomba  :  ce  fut  le  signal  d'un  redoublement  de 
tapage.  La  foule  démontée  se  livrait  aux  déchalnemens  de  cette 
fureur  collective  qui  se  nourrit  d'elle-même.  On  eut  mille 
peines  à  lui  jeter  le  nom  des  deux  auteurs  :  le  nom  inconnu  de 
Wladimir  Pack  fut  couvert  de  dérision  ;  devant  le  nom  aimé  de 
Lysel,  les  huées  s'arrêtèrent  im  instant.  Gomme  elles  recom* 
mençaient  de  plus  belle,  sur  l'initiative  d'un  groupe  de  siffleurs 
massés  dans  un  coin  de  l'orchestre,  près  de  la  baignoire  de 
M"'*  Jaffé,  Hugo  Meyer,  les  poings  en  ayant,  leur  cria,  de  sa 
voix  formidable  : 

—  Tas  de  brutes  ! 

Chacun  prenant  sa  part  de  l'injure,  la  clameur  redoubla. 
Dans  les  rangs  les  plus  proches,  on  reconnaissait  le  vieux 
maître,  on  le  nommait,  des  questions  et  des  réponses  furieuses 
s'entre-croisaient  : 

—  Qu'est-ce  qui  lui  prentl,  à  celui-là? 

—  C'est  encore  ce  vieux  foui 

—  On  le  croyait  mort. 

—  Se  figure-t-il  qu'il  est  ici  chez  lui? 

Ses  grands  bras  gesticulaient  dans  l'encadrement  de  la  loge, 
tandis  que  Louise  s'efforçait  de  le  tirer  par  la  manche  :  et  les  mots 
ne  sortaient  plus  de  ses  lèvres  convulsées.  Il  parvint  pourtant  à 
lancer  encore  une  fois  son  cri  : 

—  Tas  de  brutes! 

Puis  ses  yeux  chavirèrent,  sa  tête  cramoisie  retomba  sur  sa 
poitrine,  ses  bras  battirent  l'air  conmie  les  ailes  d'un  grand 
oiseau  blessé. 

—  Le  vieux  rageur!  dit  quelqu'un,  il  ne  pouvait  pas  finir 
autrement  ! 

Des  inconnus,  envahissant  la  baignoire,  s'empressaient  autour 
de  lui.  Les  ouvreuses  amenèrent  un  médecin.  Louise  gémissait  : 


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l'ombre  s'étend  sur  la  montagne.  59 

—  Ahl  pourquoi  a-t-il  voulu  venir?...  Pourquoi!...  Pour- 
quoi!. . 

La  foule  vidait  lentement  la  salle,  en  fouillant  des  yeux  la 
baignoire  où  râlait  le  vieil  artiste.  On  s'interrogeait.  On  se  di- 
sait de  l'un  à  l'autre  tout  ce  qu'on  savait,  et  tout  ce  qu'on  ne 
savait  pas  : 

—  II  était  donc  avec  Lysel? 

—  Non.  Dans  la  loge  à  côté.  Lysel  était  avec  une  femme» 

—  Qui  donc?  Est-ce  qu'on  la  connaît? 

Il  se  trouva  des  gens  renseignés  pour  répondre  : 

—  M"*  Jafifé.  La  femme  de  l'écrivain.  Vous  savez  bien!... 

IV.  —  LA    DERNIÈRE  PROMENADE 

La  veille  du  départ,  Irène  et  Lysel  firent  ensemble  une  der- 
nière promenade. 

Lysel  apportait  à  leur  rendez-vous  la  tristesse  anticipée  de 
cette  séparation  qu'il  se  reprochait  d'avoir  voulue,  celle  -de  l'état 
désespéré  de  son  vieil  ami  dont  la  fin  semblait  prochaine,  d'ob- 
scurs pressentimens  qu'il  s'efforçait  en  vain  de  repousser;  Irène 
y  venait  dans  l'angoisse  de  son  cœur  ballotté  au  gré  de  résolu- 
tions contraires,  accompagnée  par  la  sourde  voix  menaçante  qui 
depuis  si  longtemps  sonnait  à  son  oreille  le  glas  de  son  amour. 
Par  cette  humide  journée  d'automne,  par  cette  fin  d'après-midi 
déjà  froide,  ils  trouvèrent  solitaire  à  souhait  le  parc  de  Saint- 
Gloud,  où  ils  entrèrent  par  la  porte  de  Sèvres.  Quelques 
silhouettes  de  promeneurs  glissaient  dans  la  grande  allée;  pour 
les  éviter,  ils  obliquèrent  à  gauche  aussitôt  après  les  grilles, 
traversèrent  les  pelouses  desséchées,  gravirent  la  pente  où  des 
hêtres,  des  acacias^  quelques  bouleaux  mariaient  leurs  feuillages 
nuancés  aux  lourdes  feuilles  des  marronniers.  Leurs  pas  bruis- 
saient  sur  une  couche,  épaisse  déjà,  de  feuilles  mortes;  une 
humidité  fraîche,  odorante,  montait  du  sol,  des  herbes,  des 
branches,  emperlait  comme  d'une  rosée  la  voilette  d'Irène,  les 
imprégnait  tous  deux  de  sa  frissonnante  mélancolie;  les  tons 
rouilles  des  arbres,  qu'un  rayon  de  soleil  eût  animés,  s'éteignaient 
sous  le  ciel  bas,  où  pendaient  de  gros  nuages. 

—  Que  cette  heure  est  donc  triste  !  murmura  Lysel. 

—  C'est  beau,  pourtant,  répondit  Irène. 

—  C'est  désolé. 


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60  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Une  idée  musicale,  éveillée  par  lliarmonie  des  couleurs,  de 
Talmosphère  et  de  ses  pensées,  dut  lui  traverser  Tesprit;  car  il 
ajouta  : 

—  Quel  accompagnement! 

Que  ce  soit  le  soleil  du  matin  où  l'ombre  du  soir  qui  les  baigne, 
qu'elle  s'éveille  dans  la  gai  té  du  printemps  ou  s'assoupisse  aux 
approches  de  l'hiver,  la  nature  nous  offre  toujours  l'abri  de 
ses  espaces,  de  ses  ciels,  de  ses  arbres  et  de  ses  eaux.  Ses 
murmures  éternels  bercent  comme  un  chant  la  discordance  de 
nos  passions  passagères;  en  les  écoutant,  nous  rentrons  dans 
son  règne  comme  des  atomes  oubliés  ou  des  sons  perdus,  et  les 
vaines  plaintes  de  nos  cœurs  se  fondent  dans  son  concert.  Ainsi, 
la  beauté  de  ce  novembre  en  deuil  nuançait  d'une  secrète  dou- 
ceur la  tristesse  de  l'adieu  tout  proche... 

Une  autre  avenue  coupait  les  collines,  de  son  large  ruban 
droit,  entre  les  marronniers.  D'autres  silhouettes  y  passaient. 
Les  deux  promeneurs  pressèrent  le  pas  pour  la  traverser,  puis 
reprirent  leur  lente  ascension,  si  oppressés  qu'ils  entendaient 
leurs  souffles  plus  rapides. 

—  Il  me  semble  que  nous  sommes  des  ombres  errant  sous 
ces  arbres,  dit  Lysel.  Ne  sentez-vous  pas  qu'il  y  a  déjà  de 
l'espace  entre  nous? 

Irène  inclina  la  tête  dans  un  geste  d'acquiescement. 

—  Il  y  a  déjà  de  l'espace  entre  nous,  répéta  Lysel.  Pourtant 
nous  sommes  ensemble  :  je  vous  vois,  je  vous  sens,  vous  pou- 
vez mettre  votre  main  dans  les  miennes.  Que  sera-ce  demain? 

Irène  murmura,  faiblement  : 

—  Après,  il  y  aura  le  retour... 

Mais  elle  ne  croyait  pas  à  ses  propres  paroles,  et  Lysel  le 
sentit  : 

—  Ce  sera  si  long!  s'écria-t-il.  Que  de  choses  changeront 
peut-être!...  Le  pauvre  Hugo  ne  sera  plus  là  :  je  lui  ai  dit  adieu 
tout  à  l'heure,  il  ne  m'a  pas  reconnu...  Oh!  la  douleur  d'un 
adieu  qu'on  sait  éternel!...  Vous,  du  moins,  je  vous  retrou- 
verai... 

11  crut  voir  un  éclair  de  doute  traverser  le  regard  d'Irène. 

—  Oui,  je  vous  retrouverai,  répéta-t-il  avec  plus  de  force... 
Serez-vous  la  même?... 

Elle  lui  pressa  doucement  le  bras,  sans  répondre  :  le  savait- 
elle?  EUe  pensa  que  la   vie  joue    avec  nos    cœurs    comme  le 


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l'ombre  s'étend  sur  la  montagne.  61 

vent  avec  les  feuilles,  et  ne  voulut  pas  dire  cela.  Ils  traver- 
saient un  pont  rustique,  jeté  sur  une  gorge  artificielle  où  des 
plantes  agrestes  s'accrochaient  aux  rocailles.  Ils  s'arrêtèrent, 
les  yeux  errans  sur  cette  fantaisie  alpestre  ;  des  souvenirs 
de  belles  heures  sur  les  hauteurs,  dans  des  étés  enfuis,  les 
effleurèrent  : 

—  Il  y  a  des  momens  où  Ton  voudrait  arrêter  le  temps,  dit 
Lysel  en  pensant  à  ces  heures  envolées.  Quand  on  a  l'amour, 
on  voudrait  le  garder  toujours  le  même,  toujours!,..  N'avez-vous 
jamais  eu  ce  désir,  Irène,  de  rester  comme  nous  sommes  là, 
sans  entendre  aucune  voix  du  dehors,  sans  rien  savoir  de  ce  qui 
n'est  pas  nous,  pour  une  minute  dont  les  secondes  seraient  des 
siècles  et  qui  ne  finirait  jamais? 

—  Oh!  oui,  fit-elle.  Ensemble!... 

—  Mais  tout  change,  je  sais  ! . . .  Tout  change  autour  de  moi  ! . . . 
Pourquoi  ne  puis-je  changer  aussi?...  J'ai  l'âge  où  je  vous  ai 
connue,  Irène...  Il  me  semble  que  j'aurai  toujours  cet  âge-là!... 
Ma  vie  n'ira  pas  plus  loin  :  l'instant  où  je  vous  ai  rencontrée  la 
fixée  pour  jamais...  Des  années  ont  coulé,  n'est-ce  pas?...  Je  suis 
le  même  :  je  le  resterai  tant  que  j'aurai  un  souffle  dans  la  poi- 
trine!... 

—  Vous  êtes  fidèle  et  bon,  mon  ami...  Pourtant,  vous  changez, 
vous  aussi,  sans  le  voir...  La  vie  joue  avec  nous  comme  le  vent 
avec  ces  nuages,  et  nous  force  à  changer  comme  eux...  C'est  la 
loi  commune:  il  faut  l'accepter!... 

—  Comment  pouvez- vous  dire  cela?...  Je  n'accepte  rien:  je 
me  révolte!...  L'amour,  notre  amour  est  plus  fort  que  les 
nuages...  Au  retour,  nous  arrêterons  le  temps  comme  l'aiguille 
d'un  cadran!... 

—  On  arrête  l'aiguille;  le  temps  poursuit  sa  marche.  Tout 
ce  qui  doit  passer,  passe;  tout  ce  qui  doit  changer,  change... 
Notre  volonté  n'y  peut  rien... 

Ils  s'étaient  remis  à  marcher.  Une  clairière  s'ouvrit  devant 
eux  :  une  longue  bande  de  gazon  jauni  par  l'automne,  bordé 
par  la  forêt.  Quelques  vaches  tondaient  sans  bruit  les  derniers 
brins  d'herbe.  Les  mêmes  souvenirs  revinrent,  plus  précis,  plus 
nombreux,  plus  pressans  :  leurs  meilleures  journées,  leurs  plus 
belles  heures,  ils  les  avaient  eues  là-haut,  au  cours  des  ctcs 
tranquilles,  dans  la  solitude  des  pâturages,  aux  flancs  des  vallées 
en  fleurs;  quel  hasard  fatidique  leur  en  renvoyait  donC|  en  ces 


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62  .    REVUE  DBS  DEUX  MOMD|». 

tristes  înstans,  l'image  ternie,  l'écho  assourdi?  Irène  s'arrêta,  en 
regardant  son  ami  : 

—  Vous  rappelez-vous  nos  promenades,  là-bas,  autour  d'In.- 
terlaken?...  Et  les  autres  années,  à  Zermatt,  àSaas-Fée^  à  Sal- 
van?,.. 

La  vision  de  ces  heures  emportées  au  courant  du  passé,  celle 
des  paysages  immobiles  qui  se  mireraient  en  d'autres  regards  et 
prêteraient  à  d'autres  voyageurs  leur  décor  passif  et  magnifique, 
traversa  leur  pensée  ;  leurs  yeux  se  fermèrent  ensemble  comme 
pour  la  retenir.  La  même  angoisse  affreuse  les  oppressait  tous 
deux,  au  même  endroit  du  cœur:  ces  heures  ne  reviendraient 
jamais;  le  cours  infini  du  temps  n'en  ramènerait  plus  de  pa- 
reilles, pas  plus  que  le  fleuve  qui  fuit  sans  cesse  ne  ramène  deux 
fois  la  même  goutte  d'eau  ;  le  glissement  des  années  les  affaibli- 
rait dans  leur  mémoire,  jusqu'à  ce  que  la  mort  achevât  de  les 
effacer...  La  douleur  fut  si  aiguë,  que  des  larmes  mouillèrent 
leurs  cils.  Ils  les  essuyèrent  d'un  geste  furtif,  en  se  détournant, 
puis  se  regardèrent  en  tâchant  de  sourire,  chacun  cherchant  du 
courage  dans  son  désir  d'en  inspirer.  Et  de  nouveau,  ils  se 
réfugièrent  dans  le  silence  amical  où  tout  se  cache,  où  tout 
s'exprime,  dans  ce  vibrant  sifence  où  se  rejoignent,  à  l'abri 
des  obstacles  et  des  regrets,  les  cœurs  que  sépare  la  vie,  qu'unit 
l'amour.  Ils  se  turent  délicieusement,  dans  une  entente  qu'aucune 
parole  ne  saurait  exprimer.  Ils  se  turent  comme  on  se  tait  en- 
semble quand  on  s'aime,  sûrs  que  les  ondes  de  leurs  pensées  se 
confondaient  dans  un  accord  plus  parfait  que  ceux  des  sons  les 
plus  harmonieux.  Des  minutes  divines,  dont  un  seul  d'entre  eux 
devait  un  jour  mesurer  le  prix,  s'envolèrent  dans  le  vent  frais, 
dans  le  vent  insensible  qui  cueillait  autour  d'eux  les  feuilles 
mourantes  et  les  déposait  sur  le  sol  avec  un  frôlement  plaintif. 

—  Ah  !  chérie  !  appela  enfin  Lysel,  dans  un  immense  élan  de 
tendresse. 

Elle  se  serra  contre  lui,  tremblante  d'émotion,  de  crainte, 
d'amour.  Le  ciel,  déjà  si  bas,  s'alourdissait  encore  :  sa  noirceur 
menaçante  chassait  du  parc  les  derniers  promeneurs,  et  peut- 
être  alourdissait  encore  leurs  pressentimens. 

—  Nous  avions  les  mêmes  appréhensions  là-bas,  le  soir 
d'Umspunnen,  dit  Lysel  pour  répondre  à  leurs  pensées.  Vous 
souvenez-vous?...  Moi,  je  craignais  quelque  chose...  quelque 
chose  de  plus  cruel  encore  que  le  départ... 


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l'ombre   s'étend    sur    la    MO/iTAGNE.  63 

—  Pourquoi  rappelez- vous  cela?  interrompit-elle. 

—  Ne  croyez  pas  que  ce  soit  pour  vous  faire  un  reproche!... 
Non,  non!...  Au  contraire,  c'est  pour  vous  dire  que  nous  nous 
sommes  retrouvés  quand  même...  Je  vous  ai  sentie  si  près  de 
moi,  l'autre  soir,  dans  mon  malheur...  Si  près,  et  si  tendrement 
consolante!...  Plus  près  que  jamais,  chérie!...  comme  si  je  vous 
avais  reconquise  !...  Quand  je  suis  rentré  en  pensant  à  vous,  je 
savais  qu'aucun  triomphe  ne  m'aurait  donné  un  bonheur  égal!... 
Maintenant,  voyez,  nous  sommes  ensemble  encore  une  fois!... 

Elle  murmura  : 

—  Pour  si  peu  de  temps!... 

Seâ  regards  étaient  chargés  d'amour  et  de  désespoir.  Lysel 
n'en  retint,  n'en  voulut  retenir  que  l'amour. 

—  Pour  peu  de  temps,  c'est  vrai,  dit-il,  à  cause  de  ce  maudit 
voyage.  Mais  après?...  Quand  je  vous  aurai  retrouvée,  je  ne 
partirai  plus  jamais!... 

Elle  sourit  tristement,  sans  relever  ces  paroles:  le  courant 
de  ses  intimes  pensées  l'empêchait  de  suivre  son  ami  vers  l'ave- 
nir incertain  ;  au  contraire,  il  la  ramenait  obstinément  au  passé, 
comme  une  eau  qui  reviendrait  à  la  source  prête  à  tarir.  Peut- 
être  songeait-elle  au  couchant  d'Interlaken,  peut-être  à  d'autres 
soirées  ;  elle  dit  :  ^ 

—  Cette  fois,  le  soleil  tombe  sans  éclat,  la  nuit  triomphe 
dans  tout  l'espace  ;  il  n'y  a  pas  devant  nous  de  cime  blanche  qui 
retienne  un  dernier  rayon  de  lumière,  la  saison  meurt  comme 
le  jour,  c'est  le  froid,  c'est  l'obscurité,  c'est  Thiver...  Nous  en 
sommes  entourés... 

—  Taisez-vous  1  supplia  Lysel  ;  ne  doutons  pas  de  l'avenir  ! 

—  Vous  dites  cela,  et  vous  partez  demain,  et  nous  sommes 
ici  pour  nous  dire  adieu  !... 

—  Pas  adieu,  corrigea-t-il :  au  revoir! 

—  Je  sais,  vous  n'aimez  pas  les  mots  qui  déchirent.  Ils  sont 
les  plus  vrais,  cependant.  Adieu,  quand  on  va  se  quitter,  n'est-ce 
pas  le  seul  qui  convienne?  Il  veut  dire  :  Je  vous  remets  au  destin, 
au  hasard,  à  la  fatalité... 

—  A  Dieu  !  dit  gravement  Lysel. 

—  Peut-être!... 

En  ce  moment,  deux  gamins  dévalèrent  des  pentes,  en  se 
poursuivant,  avec  des  cris.  Le  plus  petit  tomba,  pleura,  boita. 
L'autre  lui  frotta  la  jambe  et  l'emmena  en  répétant  : 


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64  REVUE   DES   DEUX   MO.^DE». 

—  Dépêche-toî  quand  même,  il  va  pleuvoir!.,. 

Ils  disparurent:  leur  bruit  s'étouffa  au  bas  de  la  colline.  La 
courte  diversion  permit  à  Irène  de  se  ressaisir. 

—  Vous  avez  raison,  reprit-elle  quand  le  silence  se  fut  réta- 
bli. L'avenir  nous  est  caché:  mieux  vaut  donc  espérer! 

—  Oui,  affirma  Lysel  dans  un  élan  de  confiance,  il  faut 
espérer  ! 

Ce  fut  comme  un  rayon  de  soleil  dans  un  ciel  noir. 

—  Nous  perdons  nos  derniers  înstans  à  nous  désoler,  reprit-il; 
nous  aurions  tant  de  choses  à  nous  dire!... 

Il  avisa  un  tronc  d'arbre  allongé  à  la  lisière  du  bois. 

—  Si  nous  nous  asseyions  là,  pour  causer?  proposa-t-il. 
Mais  quand  ils  furent  assis  à  côté  Tun  de  l'autre,  dans  le 

mystère  du  crépuscule,  les  paroles  manquèrent  encore  à  leurs 
cœurs  gonflés.  Ce  fut  Irène  qui  rompit  le  silence  : 

—  Eh  bien?...  detnanda-t-elle  en  tâchant  de  sourire. 

—  D'abord...  vous  ne  douterez  jamais  de  moi? 

—  Je  n'ai  jamais  douté  de  vous,  mon  ami. 

—  Et  vous  m'écrirez? 

—  Oui,  je  vous  écrirai. 

—  Régulièrement,  comme  les  autres  fois? 

—  Je  tâcherai...  Mais  les  lettres  !... 

—  Je  sais:  on  ne  peut  pas  tout  se  dire. 

—  On  a  peur  de  tout  se  dire!...  Ces  petits  morceaux  de  papier 
qui  traverseront  la  mer,  on  n'ose  pas  s'y  fier  tout  à  fait...  Et 
puis,  on  cause  si  mal,  la  plume  à  la  main!...  Vous  savez,  je  ne 
suis  pas  une  Se  vigne,  moi  !... 

—  Ces  petits  morceaux  de  papier,  comme  vous  dites,  m'ai- 
deront pourtant  à  supporter  l'absence...  Je  les  attendrai...  Ils 
me  diront  où  vous  êtes,  qui  vous  voyez,  ce  que  vous  faites... 
Vous  me  raconterez  tout  ce  qui  vous  arrive...  C'est  un  grand 
efl'ort,  que  je  vous  demande  là...  Vous  parlez  si  peu  de  vous!... 
Tenez!  vous  ne  m'avez  plus  rien  dit  de  vos  projets  de  voyage, 
pour  cet  hiver... 

—  Incertains,  comme  tant  de  choses...  M.  Jafîé  parle  de 
partir  très  prochainement. 

Elle  ne  dit  pas  qu'elle  avait  dû  lutter  pour  retarder  le  départ. 

—  Je  ne  serai  pas  fâché  de  vous  savoir  en  Italie,  pendant  mon 
absence  :  ici,  il  peut  toujours  survenir  quelque  chose...  Par 
exemple,  je  compte  bien  que  vous  rentrerez  en  môme  temps 


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l'ombre  s'étend  sur  la  montagne.  63 

que  moi!...  Sinon,  ah!  sinon,  je  vous  avertis  que  j'irai  vous 
chercher!...  Même,  si  notre  revoir  n'en  était  pas  retardé,  j'ai- 
merais autant  cela...  Il  y  a  toujours  tant  de  dérangemens  im- 
prévus, à  Paris  !...  Et  puis,  quel  beau  cadre,  pour  se  retrouver,  au 
printemps,  qu'une  de  ces  chères  villes  de  lumière  et  d'amour!... 
Avec  son  habituelle  mobilité  d'impressions,  il  s'ouvrait  à 
l'espoir.  Ses  yeux  brillaient  :  le  long  espace  de  leur  séparation 
était  aboli.  Il  se  mit  à  parler  du  retour  comme  d'une  dette  que 
la  destinée  leur  payerait  une  fois  encore.  Il  dit  ce  qu'il  souhaitait 
de  changer  ou  de  conserver  dans  le  plan  de  leur  existence.  11 
disposa  de  l'avenir.  Irène,  en  l'écoutant,  regardait  voltiger  les 
feuilles  autour  d'eux;  elle  songeait  toujours  aux  forces  insen- 
sibles qui  nous  traitent  comme  le  vent  traitait  ces  innombrables 
feuilles,  qui  nous  arrachent,  nous  emportent,  nous  déposent  où 
il  leur  plaît,  selon  des  fins  inconnues,  sans  que  nos  vœux  les 
arrêtent,  sans  que  nos  désespoirs  les  fléchissent;  et  peut-être 
en  sentait-elle  le  souffle  dans  ses  cheveux,  tandis  que  Lysel 
allait  toujours,  emporté  par  sa  fantaisie,  comme  un  èavalier  qui 
ne  voit  pas  l'abime. 

—  Vous  n'êtes  déjà  presque  plus  triste,  fit-elle  avec  un  bon 
sourire  indulgent. 

—  C'est  un  répit  :  je  le  redeviendrai  dès  que  je  ne  vous  ver- 
rai plus...  Quand  vous  êtes  là,  près  de  moi,  il  me  semble  que 
nous  ne  nous  quitterons  jamais  ou  que  nous  nous  retrouverons 
demain... 

—  Demain  !  répéta- t-elle. 
Et,  se  reprenant  encore  : 

—  La  confiance  se  gagne  :  vous  en  avez  assez,  à  cette  heure, 
pour  m'en  donner  un  peu  !... 

Une  fine  pluie  d'automne  commençait  à  tomber.  Ils  regar- 
dèrent le  ciel,  tout  noir,  tout  bas,  Tair  qui  s'embrumait,  les 
gouttelettes  déjà  serrées  qui  s'accrochaient  aux  brins  d'herbe. 

—  Il  faudrait  rentrer,  dit  Irène  en  se  levant. 

—  Nous  causions  si  bien!  répondit  Lysel.  Pourquoi  la  pluie 
vient-elle  nous  gâter  notre  dernière  promenade!... 

Comme  si  ces  mots  ramenaient  les  sombres  pressenti  mens 
dans  Tesprit  d'Irène,  elle  les  répéta,  à  demi-voix,  d'un  accent 
profond  qui  en  changeait  le  sens  : 

—  Notre  dernière  promenade  !... 

Pour  redescendre,  ils  passèrent  au  pied   des  rocailles,  par 
TOMi  XXXVII.  —  1907.  5 


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66  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

la  gorge  étroite  où  s'épaississaient  les  ombres  du  crépuscule.  Le 
silence  était  plus  profond  :  les  bruits  éloignés  de  la  route  ne 
leur  parvenaient  plus.  Ils  n'entendaient  que  le  crépitement  de 
la  pluie  sur  les  feuilles  sèches.  Ils  se  sentaient  bien  seuls,  dans 
cet  enfoncement  y  aux  approches  de  la  nuit,  gardés  de  loin  par 
les  arbres  que  l'automne  dépouillait.  Lysel  s'arcêta,  en  appelant  : 

—  Irène  !... 

Gomme  elle  s  arrêtait  aussi,  il  la  serra  contre  sa  poitrine  et 
lui  baisa  les  lèvres,  en  balbutiant  : 

—  Au  revoir!...  Au  revoir  I... 

Elle  voulut  lui  renvoyer  cette  parole  d'espérance  :  elle  ne 
put.  Une  main  ténébreuse  lui  fermait  la  bouche.  Elle  respirait 
une  haleine  de  mort.  Elle  eut  la  sensation  foudroyante  d'un 
affreux  déchirement;  raidissant  ses  forces  pour  repousser  ce 
souffle  d'agonie,  elle  ne  parvint  qu'à  en  dissimuler  l'horreur,  et 
gémit,  malgré  elle,  d'une  voix  d'enfant  qui  exjpire  : 

—  Adieu  !...  Adieu  !... 

Lysel  eut-il  l'obscure  intuition  de  Tappel  terrible  qu'elle 
entendait  si  clairement  ?  Il  ne  lui  demanda  pas  de  corriger  ce 
mot  fatal.  Mais  ils  ne  le  répétèrent  plus,  en  se  quittant  un  peu 
plus  tard  au  bord  du  fleuve  qui  les  avait  ramenés.  Irène  s'éloi- 
gna dans  le  soir  et  la  pluie.  Lysel,  appuyé  au  parapet,  suivit  des 
yeuï  la  silhouette  que  l'ombre  effaçait.  Quand  il  ne  la  vit  plus, 
il  lui  sembla  qu'il  restait  seul  à  jamais,  perdu  dans  le  vaste 
monde  où  il  allait  errer... 

Edouard  Rod. 
[La  troisième  partie  au  prochain  numéro.) 


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LE  CAHIER  ROUGE 


DE 


BENJAMIN   CONSTANT 


MA   VIB:    (1767-1787) 


I 


lorsqu'il  y  a  quelques  mois,  Ferdinand  Bninetière  encourageait  If™*  U 
baronne  Constant  de  Rebecque  à  faire  connaître  ce  fragment  inédit  de  Tau- 
tobiographie  de  Benjamin  Constant,  et,  pour  triompher  de  ses  hésitations, 
raiocre  ses  derniers  scrupules  à  ce  sujet,  lui  proposait  de  le  présenter  Ini- 
même  au  public,  il  lui  écrivait  :  u  Je  vous  ferai  dix  lignes  d'introduction. 
Ceia  suffira.  Benjamin  Constant  se  passe  de  réclame.  »  La  publication  ayant 
dû  être  retardée,  la  promesse  n'a  pu,  hélas  !  être  tenue.  Mais  après  avoir  reçu 
communication  de  la  lettre  qu'il  adressait,  le  30  juin,  à  M"^^  la  baronne 
Constant  de  Rebecque,  nous  avons  pensé  que  cette  lettre  était  préférable  à 
toute  antre  préface  pour  présenter  à  nos  lecteurs  le  Cahier  rouge.  Cette 
confession  de  Benjamin  Constant  relative  à  ses  premières  années  de  jeunesse 
pourrait  sans  doute  à  elle  seule  suffire  pour  expliquer  la  vie  et  faire  com- 
prendre le  caractère  de  l'auteur  d'Adolphe, 

Voici  cette  lettre  qui  restera  en  quelque  sorte  un  suprême  hommage  à 
celui  4  qui  doit  revenir  l'honneur  de  cette  publication. 

(i)  Le  Cahier  rouge  de  Benjamin  Constant  provient  de  la  succession  de  son 
coosm  germain,  M.  Auguste  Constant  de  Rebecque  d'Hermenches,  et  appartient 
actuellement  à  l'arrière-petit-fils  de  ce  dernier,  Marc-Rodolphe  Cooetant  de 
Rebecque. 

Seul  M.  Philippe  Godet  a  eu  connaissance  du  manuscrit  avec  l'autorisation  de 
la  famille  de  Constant  et  en  a  fait  quelques  extraits  pour  son  ouvrage  :  AC""*  de 
Charrière  et  ses  amis,  paru  en  1906,  et  couronné  par  rAcadémie  française. 


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68  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Paris,  30  juin  1906. 
Madaue, 

Est-il  vraiment  impossible  de  publier  dans  on  prochain  numéro  de 
la  Revue  des  Deux  Mondes  le  Cahier  rouge  de  Benjamin  Constant? 
L'occasion  serait  en  effet  plus  favorable  en  ce  moment  qu'elle  ne  l'a 
été  en  aucun  temps.  L'Académie  française  vient  de  couronner  le  livre 
de  M.  Ph.  Godet  sur  Madame  de  Charrière,  et  il  en  sera  rendu  compte 
dans  im  prochain  numéro  de  la  Bévue.  Je  crois  vous  avoir  dit  que 
j'étais  en  possession  de  la  Correspondance  de  B.  Constant  avec  P.  de 
Barante,  et  que  je  n'attendais  pour  la  donner  que  d'avoir  pu  au  préa- 
lable publier  le  Cahier  rouge.  Vous  avez  sans  doute  connaissance  du 
volume  de  M.  V.  Glachant  intitulé,  assez  bizarrement  d'ailleurs  : 
Benjamin  Constant  sous  Vœil  du  Guet.  Vous  n'ignorez  pas  qu'on 
imprime  pour  les  faire  paraître  assez  prochainement  deux  gros  vo- 
lumes d'un  M.  Rudler  sur  Benjamin  Constant.  Toutes  ces  publications 
ne  peuvent  manquer  d'éveiUer  l'attention  de  la  critique,  et  Benjamin 
Constant  va  redevenir  un  sujet  d'études  politiques  et  littéraires,  et 
sans  doute  quelqu'un  voudra  lui  consacrer  le  livre  qu'on  n'a  pas 
encore  écrit  sur  lui. 

Mais  en  de  telles  conditions,  et  pour  ne  point  parler  du  «  service 
rendu,  »  ai-je  besoin  d'insister  pour  vous  dire  quel  heureux  effet  pro- 
duirait la  publication  du  CaAierroMg^e?  Je  vous  disais  que  le  moment 
n'a  jamais  été  plus  favorable,  je  crois  pouvoir  dire  qu'il  ne  le  sera 
jamais.  Et  si  je  ne  vous  en  dis  pas  davantage,  c'est  que  vous  le  savez 
comme  moi. 

Ces  conditiolis  sufGront-elles,  Madame,  pour  vaincre  une  résistance 
que  je  ne  veux  pas  croire  qui  soit  une  opposition  absolue?  U.  me 
semble  en  tout  cas  qu'elles  pourront  peut-être  l'ébranler.  Si  je  plaide 
ma  cause  d'éditeur,  meâ  argumens  n'en  sont  pas  moins  dans  l'intérêt 
et  de  Benjamin  lui-même,  et  du  nom  de  Constant.  Si,  comme  je  l'espère, 
c'est  aussi  votre  conviction,  vous  réussirez  à  la  faire  partager,  et  j'ai 
quelque  idée  qu'en  voyant  le  succès  delà  publication  et  la  nature  de  ce 
succès,  l'on  ne  se  repentira  pas  finalement  d'avoir  cédé,  si  j'ose  le  dire, 
h  nos  instances. 

F.  Brunetièrb. 


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LE  CAUIER  nOUGE   DE  BENJAMIN  CONSTANT.  69 


I 

Je  suis  né  le  25  octobre  1767,  à  Lausanne,  en  Suisse, 
d'Henriette  de  Ghandieu  (1),  d'une  ancienne  famille  française  (2), 
réfugiée  dans  le  pays  de  Vaud  pour  cause  dé  religion,  et  de  Juste 
Constant  de  Rebecque  (3),  colonel  dans  un  régiment  suisse  au  ser- 
vice de  Hollande.  Ma  mère  mourut  en  couches,  huit  jours  après 
ma  naissance.  Le  premier  gouverneur  dont  j'ai  conservé  un  sou- 
venir un  peu  distinct  fut  un  Allemand  nommé  Stroelin,  qui  me 
rouait  de  coups,  puis  m'étouffait  de  caresses  pour  que  je  ne  me 
plaignisse  pas  à  mon  père.  Je  lui  tins  toujours  fidèlement  pa- 
role, mais  la  chose  s'étant  découverte  malgré  moi,  on  le  ren- 
voya de  la  maison.  Il  avait  eu,  du  reste,  une  idée  assez  ingé- 
nieuse, c'était  de  me  faire  inventer  le  grec  pour  me  l'apprendre, 
c'est-à-dire  qu'il  me  proposa  de  nous  faire  à  nous  deux  une 
langue  qui  ne  serait  connue  que  de  nous  :  je  me  passionnai  pour 
cette  idée.  Nous  formâmes  d'abord  un  alphabet,  où  il  introduisit 
les  lettres  grecques.  Puis  nous  commençâmes  un  Dictionnaire 
dans  lequel  chaque  mot  français  était  traduit  par  un  mol  grec. 
Tout  cela  se  gravait  merveilleusement  dans  ma  tète,  parce  que 
je  m'en  croyais  l'inventeur.  Je  savais  déjà  une  foule  de  mots 
grecs,  et  je  m'occupais  de  donner  à  ces  mots  de  ma  création  des 
lois  générales,  c'est-à-dire  que  j'apprenais  la  grammaire  grecque, 
(piand  mon  précepteur  fut  chassé.  J'étais  alors  âgé  de  cinq  ans. 
J*en  avais  sept  quand  mon  père  m'emmena  à  Bruxelles,  où  il 
voulut  diriger  lui-même  mon  éducation.  Il  y  renonça  bientôt,  et 

(1)  I^  famille  de  Ghandieu  était  du  Dauphiné.  Antoine  de  la  Roche-Chandien, 
pasteur  sélé,  était  aumônier  de  Henri  IV  à  la  bataille  de  Goutras.  Ils  émigrèrent 
en  Suisse  pour  cause  de  religion. 

Voyez,  pour  plus  de  détails  :  Lettres  de  Benjamin  Constant  à  sa  famille,  pré- 
cédées d'une  Introduction  par  Jean  H.  Menos,  Albert  Savine.  Paris,  1888. 

(2)  Les  Constant  de  Kebecque  sont  originaires  d'Aire-en-Artois.  L'un  d'eux 
pas»a  du  service  de  Charles-Quint  à  celui  de  Henri  IV  dont  il  sauva  la  vie  à  la 
bataiUe  de  Goutras.  Ayant  embrassé  la  Religion  réformée,  ils  se  réfugièrent  en 
Suisse  lors  des  persécutions.  Plusieurs  d'entre  eux  suivirent  la  carrière  des  armes 
au  service  des  Pays-Bas.  Le  père  de  Benjamin  fut  du  nombre. 

(3)  «  M.  Juste  de  Constant  avait  une  figure  imposante,  beaucoup  d'esprit  et  de 
singularité  dans  le  caractère.  Il  était  défiant,  aimait  à  cacher  ses  actions,  chan- 
geait facilement  de  principes  et  de  façons  dépenser.  Il  eut  des  amis  et  des  ennemis 
violens.  » 

M^  de  Ghandieu  était  beUe  et  d'un  caractère  angélique.  Elle  mourut  après  deux 
•ns,  de  mariage,  et  ce  malheur  a  influé  sur  tout  le  reste  de  la  vie  de  son  mari.  » 
Journal  de  Rosalie  de  Constant  :  Rosalie  de  Constant,  sa  famille  et  ses  amis,  par 
Lude  Aèhard.  Eggimann,  Genève,  1902. 


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70  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

me  donna  pour  précepteur  un  Français,  M.  de  la  Grange,  qui 
était  entré  comme  chirurgien-major  dans  son  régiment.  CeM.de 
la  Grange  faisait  profession  d'être  athée.  C'était  du  reste,  autant 
qu'il  m'en  souvient,  un  homme  assez  médiocre,  fort  ignorant,  et 
d'une  vanité  excessive.  Il  voulut  séduire  la  fille  d'un  maître  de 
musique  chez  qui  je  prenais  des  leçons.  Il  eut  plusieurs  avan- 
tures  assez  scandaleuses.  Enfin  il  se  logea  avec  moi  dans  une 
maison  suspecte,  pour  être  moins  gêné  dans  ses  plaisirs.  Moa 
père  arriva  furieux  de  son  régiment,  et  M.  de  Lagrange  fut 
chassé.  En  attendant  que  j'eusse  un  autre  mentor,  mon  père  me 
plaça  chez  mon  mattre  de  musique.  J'y  demeurai  quelques  mois. 
Cette  famille  que  le  talent  du  père  avait  sortie  de  la  classe  la 
plus  commune  me  nourrissait  et  me  soignait  fort  bien,  mais  ne 
pouvait  rien  pour  mon  éducation;  j'avais  quelques  maîtres  dont 
j'esquivais  les  leçons,  et  l'on  avait  mis  à  ma  disposition  un  cabi- 
net littéraire  du  voisinage  dans  lequel  il  y  avait  tous  les  romans 
du  monde,  et  tous  les  ouvrages  irréligieux  alors  à  la  mode.  Je 
lisais  huit  à  dix  heures  par  jour  tout  ce  qui  me  tombait  sous  la 
main,  depuis  les  ouvrages  de  La  Mettrie  jusqu'aux  romans  de 
Crébillon.  Ma  tète  et  mes  yeux  s'en  sont  ressentis  pour  toute  ma 
vie.  Mon  père  qui,  de  temps  en  temps,  venait  me  voir,  rencontra 
up  ex-jésuite  qui  lui  proposa  de  se  charger  de  moi.  Cela  n'eut  pas 
lieu,  je  ne  sais  pourquoi.  Mais  dans  le  même  temps  un  ex-avocat 
français,  qui  avait  quitté  son  pays  pour  d'assez  fâcheuses  affaires 
et  qui  étant  à  Bruxelles,  avec  une  fille  qu'il  faisait  passer  pour  sa 
gpuvernante,  voulait  former  un  établissement  d'éducation, 
s'offrit  et  parla  si  bien  que  mon  père  crut  avoir  trouvé  un  homme 
admirable.  M.  Gobert  consentit  pour  un  prix  très  haut  à  me 
prendre  chez  lui.  Il  ne  me  donna  que  4es  leçons  de  latin  qu'il 
savait  mal,  et  d'histoire,  qu'il  ne  m'enseignait  que  pour  avoir 
une  occasion  de  me  faire  copier  un  ouvrage  qu'il  avait  com- 
posé sur  cette  matière  et  dont  il  voulait  avoir  plusieurs  copies. 
Afais  mon  écriture  était  si  mauvaise  et  mon  inattention  si 
grande,  que  chaque  copie  était  à  recommencer,  et  pendant  plus 
d'un  an  que  j'y  ai  travaillé,  je  n'ai  jamais  été  plus  loin  que 
l'avant-propos.  M.  Gobert  cependant  et  sa  maîtresse,  étant  deve- 
nus l'objet  des  propos  publics,  mon  père  en  fut  averti.  Il  s'en- 
suivit des  scènes  dont  je  fus  témoin  et  je  sortis  de  chez  ce  troi- 
sième précepteur,  convaincu  pour  la  troisième  fois  que  ceux 
qui  étaient  chargés  de  m'instruire  et  de  me  corriger  étaient  eux- 
mêmes  des  hommes  très  ignorans  et  très  immoraux.  Mon  père 


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LE   CAHIER  ROUGE   DE   BKNJAMIN    CONSTANT.  71 

me  ramena   en  Suisse,  où  je   passai  quelque  temps,    sous  sa 
seule  inspection,  à  sa  campagne.  Un  de  ses  amis  lui  ayant  parlé 
d'un  Français  d'un  certain  âge  qui  vivait  retiré  à  la  Chaux-de- 
Fonds  près  de  Neuchâtel,  et  qui  passait  pour  avoir  de  l'esprit  et 
des  connaissances,  il  prit  des  informations,  dont  le  résultat  fut 
que  M.  Duplessis,  —  c'était  le  nom  de  ce  Français,  —  était  un 
moine  défroqué  qiii  s'était  échappé  de  son  couvent,  avait  changé 
de  religion  et  se  tenait  caché,  pour  n'être  pas  poursuivi,  même 
en  Suisse,  par  la  France.  Quoique  ces  renseignemens  ne  fussent 
pas  très  favorables,   mon  père  fit  venir  M.    Duplessis  qui  se 
trouva  valoir  mieux  que  sa  réputation.  Il  devint  donc  mon  qua- 
trième précepteur.  C'était  un  homme  d'un  caractère  très  faible, 
mais  bon  et  spirituel.  Mon  père  le  prit  tout  de  suite  en  très 
grand  dédain,  et  ne  s'en  cacha  point  avec  moi,  ce  qui  était  une 
mauvaise  préparation  pour  la  relation  d'instituteur  et  d'élève. 
M.  Duplessis  remplit  ses  devoirs   du  mieux  qu'il  put  et  me  fît 
faire  assez  de  progrès.  Je  passai  un  peu  plus  d'un  an  avec  lui, 
tant  en  Suisse  qu'à  Bruxelles  et  en  Hollande.  Au  bout  de  ce 
temps,  mon  père  s'en  dégoûta,  et  forma  le  projet  de  me  placer 
dans  une  université  d'Angleterre.  M.  Duplessis  nous  quitta  pour 
être  gouverneur  d'un  jeune  comte  d'Âumale.  Malheureusement, 
ce  jeune  homme  avait  une  sœur  assez  belle  et  très  légère  dans 
sa  conduite,  elle  s'amusa  à  faire  tourner  la  tête  au  pauvre  moine^ 
qui  en  devint  passionnément  amoureux.  Il  cachait  son  amour 
parce  que  son  état,  ses  cinquante  ans  et  sa  fîgure  lui  donnaient 
peu  d'espérance,  lorsqu'il    découvrit  qu'un   perruquier   moins 
vieux  et  moins  laid  était  plus  heureux  que  lui.  Il  fit  mille  folies 
qu'on  traita  avec  une  sévérité  impitoyable.  Sa  tête  se  perdit  et 
il  finit  par  se  brûler  la  cervelle.  Cependant  mon  père  partit  avec 
moi  pour  l'Angleterre,  et,  après  un  séjour  très  court  à  Londres, 
il  me  conduisit  à  Oxford.  Il  s'aperçut  bientôt  que  cette  univer- 
sité, oii  les  Anglais  ne  vont  finir  leurs  études  qu'à  vingt  ans,  ne 
pouvait  convenir  à  un  enfant  de  treize.  Il  se  borna  donc  à  me 
faire  apprendre  l'anglais,  à  faire  quelques  courses  dans  les  envi- 
rons pour  son  amusement,  et  nous  repartîmes  au  bout  de  deux 
mois,  avec   un  jeune   Anglais  qu'on  avait  recommandé  à  mon 
père  comme  propre  à  me  donner  des  leçons,  sans  avoir  le  titre 
et  les  prétentions  d'un  gouverneur,  choses  que  mon  père  avait 
prises  en  horreur,  par  quatre  expériences  successives.  Mais  il  en 
lut  de  cette  cinquième  tentative  comme  des  précédentes.  A  peine 
M.  May  fut-il  en  route  avec  nous,  que  mon  père  le  trouva  ridi- 


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-f^ 


72  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

cule  et  insupportable.  11  me  mit  dans  la  confidence  de  ses  im- 
pressions, et  delà  sorte  mon  nouveau  camarade  ne  fut  plus  pour 
moi  qu'un  objet  de  moquerie  et  de  dérision  perpétuelle. 

M.  May  passa  un  an  et  demi  à  nous  accompagner  en  Suisse 
et  en  Hollande.  Nous  séjournâmes  assez  longtemps  dans  la  petite 
ville  de  Gertruydenberg.  Là,  je  devins,  pour  la  première  fois, 
amoureux.  Ce  fut  de  la  fille  du  commandant,  vieux  officier, 
ami  de  mon  père.  Je  lui  écrivais  toute  la  journée  de  longues 
lettres  que  je  ne  lui  remettais  pas  :  et  je  partis  sans  lui  avoir 
déclaré  ma  passion,  qui  survécut  bien  de  deux  mois  à  mon 
départ.  Je  l'ai  revue  depuis  :  et  l'idée  que  je  l'avais  aimée  lui 
avait  laissé  un  intérêt  ou  peut-être  simplement  une  curiosité 
assez  vive  sur  ce  qui  me  regardait.  Elle  eut  une  fois  le  mouve- 
ment de  me  questionner  sur  mes  sentimens  pour  elle  ;  mais  on 
nous  interrompit.  Quelque  temps  après  elle  se  maria  et  mourut 
en  coucbes.  Mon  père  qui  n'aspirait  qu'à  se  débarrasser  de  M.  May, 
saisit  la  première  occasion  de  le  renvoyer  en  Angleterre.  Nous 
retournâmes  en  Suisse  où  il  eut  recours,  pour  me  faire  prendre 
quelques  leçons,  à  un  M.  Bridel,  homme  assez  instruit,  mais  très 
pédant  et  très  lourd.  Mon  père  fut  bientôt  choqué  de  l'importance, 
de  la  familiarité,  du  mauvais  ton  du  nouveau  Mentor  qu'il 
m'avait  choisi;  et  dégoûté,  par  tant  d'essais  inutiles,  de  toute 
éducation  domestique,  il  se  décida  à  me  placer,  à  quatorze  ans, 
dans  une  Université  d'Allemagne.  Le  Margrave  d'Anspach,  qui 
était  alors  en  Suisse,  dirigea  son  choix  sur  Erlang.  Mon  père 
m'y  conduisit  et  me  présenta  lui-même  à  la  petite  Cour  de  la 
margrave  de  Bareith,  qui  y  résidait.  Elle  nous  reçut  avec  tout 
l'empressement  qu'ont  les  princes  qui  s'ennuient  pour  les  étran- 
gers qui  les  amusent,  elle  me  prit  en  grande  amitié.  En  effet, 
comme  je  disais  tout  ce  qui  ite  passait  par  la  tête,  cfue  je  me 
moquais  de  tout  le  monde,  et  que  je  soutenais  avec  assez  d'esprit 
les  opinions  les  plus  biscornues,  je  devais  être,  pour  une  Cour 
allemande,  un  assez  divertissant  personnage.  Le  Margrave  d'Ans- 
pach me  traita  de  son  côté  avec  la  même  faveur.  Il  me  donna 
un  titre  à  sa  Cour,  où  j'allai  jouer  au  pharaon  et  faire  des  dettes 
de  jeu  que  mon  père  eut  le  tort  et  la  bonté  de  payer. 

Pendant  la  première  année  de  mon  séjour  à  cette  Université, 
j'étudiai  beaucoup,  mais  je  fis  en  même  temps  mille  extrava- 
gances.  La  vieille  Margrave  me  les  pardonnait  toutes  et  ne  m'en 
aimait  que  mieux  :  et  dans  cette  petite  ville,  ma  faveur  à  la  Cour 
faisait  taire  tous  ceux  qui  me  jugeaient  plus  sévèrement.  Mais  je 

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LE   CABIER  ROUGB  DE   BENJABHN    CONSTANT.  73 

voulus  me  donner  la  gloire  d'avoir  une  maîtresse.  Je  choisis  une 
fille  d'une  assez  mauvaise  réputation  et  dont  la  mère  avait,  dans 
je  ne  sais  quelle  occasion,  fait  à  la  Margrave  je  ne  sais  quelles 
impertinences.  Le  bizarre  de  la  chose  c'est  que,  d'un  côté,  je  n'ai- 
mais point  cette  fille,  et  que,  de  l'autre,  elle  ne  se  donna  point  à 
moi.  Je  suis  le  seul  homme  vraisemblablement  auquel  elle  ait 
résisté.  Mais  le  plaisir  de  faire  et  d'entendre  dire  que  j'entretenais 
mie  maîtresse  me  consolait,  et  de  passer  ma  vie  avec  ime  per- 
sonne que  je  n  aimais  point  et  de  ne  pas  posséder  la  personne  que 
j'entretenais.  La  Margrave  fut  très  offensée  de  ma  liaison  à  la- 
quelle ses  représentations  ne  firent  que  m'attacher  davantage. 
Ces  représentations  remplissaient  mon  but  qui  était  qu'on  parlât 
de  moi.  En  même  temps,  la  mère  de  ma  prétendue  maîtresse  tou- 
jours pleine  de  haine  contre  la  Margrave,  et  flattée  de  l'espèce 
de  rivalité  qui  s'était  établie  entre  une  princesse  et  sa  fille,  ne 
cessait  de  me  pousser  à  toutes  sortes  de  procédés  offensans 
contre  la  Cour.  Enfin  la  Margrave  perdit  patience  et  me  fit 
défendre  de  paraître  chez  elle.  Je  fus  d'abord  très  affligé  de  ma 
disgrâce,  et  je  tentai  de  reconquérir  la  faveur  que  j'avais  pris  à 
lâche  de  perdre.  Je  ne  réussis  pas.  Tous  ceux  que'  cette  faveur 
avait  empêchés  de  dire  du  mal  de  moi  s'en  dédommagèrent.  Je 
fus  l'objet  d'un  soulèvement  et  d'un  blâme  général.  La  colère  et 
l'embarras  me  firent  encore  faire  quelques  sottises.  Enfin,  mon 
jière,  instruit  de  tout  ce  qui  se  passait  par  la  Margrave,  m'or- 
donna de  le  rejoindre  à  Bruxelles,  et  nous  partîmes  ensemble 
pour  Edimbourg.  Nous  arrivâmes  dans  cette  ville  le  8  juillet  1783. 
Mon  père  y  avait  d'anciennes  connaissances,  qui  nous  reçurent 
avec  tout  l'empressement  do  l'amitié  et  toute  l'hospitalité  qui 
caractérise  la  nation  écossaise.  Je  fus  placé  chez  un  professeur 
de  médecine  qui  tenait  des  pensionnaires. 

Mon  père  ne  séjourna  que  trois  semaines  en  Ecosse.  Après  son 
départ,  je  me  mis  à  l'étude  avec  une  grande  ferveur,  et  alors 
commença  l'année  la  plus  agréable  de  ma  vie.  Le  travail  était  à 
ia  mode  parmi  les  jeimes  gens  d'Edimbourg.  Ils  formaient  plu- 
sieurs réunions  littéraires  et  philosophiques  :  je  fus  de  quelques- 
nneSy  et  je  m'y  distinguai  comme  écrivain  et  comme  orateur, 
quoique  dans  une  langue  étrangère.  Je  contractai  plusieurs  liai- 
sons très  étroites  avec  des  hommes  qui,  pour  la  plupart,  se  sont 
fait  connaître  en  avançant  en  âge  ;  de  ce  nombre  sont  Mackin- 
tosh,  actuellemont  grand  juge  à  Bombay,  Laïng,  un  des  meil- 
leurs continuateur-'  de  Kobertson,  etc.  Parmi  tous  ces  jeunes 


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74  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

gens,  celui  qui  semblait  promettre  le  plus  était  le  fils  d'un  mar- 
chand de  tabac,  nommé  John  Wilde.  Il  avait  sur  tous  ses  amis 
une  autorité  presque  absolue,  bien  que  la  plupart  lui  fussent 
très  supérieurs  par  la  naissance  et  par  la  fortune  :  ses  connais- 
sances étaient  immenses,  son  ardeur  d'étude  infatigable,  sa  con- 
versation brillante,  son  caractère  excellent.  Après  être  parvenu 
par  son  mérite  à  la  place  de  professeur  et  avoir  publié  un  li\Te 
qui  avait  commencé  sa  réputation  d'une  manière  très  avanta- 
geuse, il  est  devenu  fou  furieux  et  actuellement,  s'il  n'est  pas 
mort,  il  est  enchaîné  dans  un  cachot  sur  la  paille.   Misérable 
espèce  humaine,  qu'est-ce  que  de  nous  et  de  nos  espérances!  Je 
vécus  environ  dix-huit  mois  à  Edimbourg,  m'amusant  beaucoup^ 
m'occupant  assez  et  ne   faisant  dire  que  du  bien  de  moi.   Le 
malheur  voulut  qu'un  petit  Italien  qui  me  donnait  des  leçons  de 
musique,  me  fit  connaître  une  banque  de  pharaon  que  tenait  son 
frère.  Je  jouai,  je  perdis,  je  fis  des  dettes  à  droite  et  à  gauche, 
et  tout  mon  séjour  fut  gâté.  Le  temps  que  mon  père  avait  fixé 
pour  mon  départ  étant  arrivé,  je  partis  en  promettant  à  mes 
créanciers  de  les  payer,  mais  en  les  laissant  fort  mécontens  et 
ayant  donné  contre  moi  des  impressions  très  défavorables;  je 
passai  par  Londres  où  je  m'arfêtai  fort  inutilement  trois  semaines, 
et  j'arrivais  à  Paris  dans  le  mois  de  mars  1785.  Mon  père  avait 
fait  pour  moi  un  arrangement  qui  m'aurait  valu  des  agrémens 
de  tout  genre  si  j'avais  su  et  voulu  en  profiter.  Je  devais  loger 
chez  M.  Suard  qui  réunissait  chez  lui  beaucoup  de  gens  de  lettres, 
et  qui  avait  promis  de  m'introduire  dans  la  meilleure  société  de 
Paris.  Mais  mon  appartement  n'étant  pas  prêt,  je  débarquai  dans 
un  hôtel  garni;  j'y  fis  connaissance  avec  un  Anglais  fort  riche 
et  fort  libertin  ;  je  voulus  l'imiter  dans  ses  folies,  et  je  n'avais 
pas  été  un  mois  à  Paris  que  j'avais  des  dettes  par-dessus  la  têteî 
Il  y  avait  bien  un  peu  de  la  faute  de  mon  père  qui  m'envoyait 
à  dix-^huit  ans,  sur  ma  bonne  foi,  dans  un  lieu  où  je  ne  pou- 
vais manquer  de  faire  fautes  sur   fautes.  J'allai   cependant  à 
la  fin  loger  chez  M.  Suard  et  ma  conduite  devint  moins  extra- 
vagante. 

Mais  les  embarras  dans  lesquels  je  m'étais  jeté  en  débutant 
eurent  des  suites  qui  influèrent  sur  tout  mon  séjour.  Pour  comble 
de  malheur,  mon  père  crut  devoir  me  placer  sous  une  surveillance 
quelconque,  et  s'adressa  pour  cet  effet  à  un  ministre  protestant, 
chapelain  de  l'ambassadeur  de  Hollande.  Celui-ci  crut  faire  mer- 
veille en  lui  recommandant  un  nommé  Baumier,  qui  s'était  pré- 


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LE   CAHIER  ROUGE   DE    BENJAMIN    CONSTANT.  75 

sente  ài  lui  comme  un  protestant,  persécuté  pour  cause  de  reli- 
gion par  sa  famille.  Ce  Baumier  était  un  homme  perdu  de  mœurs^ 
sans  fortune,  sans  asile,  un  véritable  chevalier  d'industrie  de  la 
plus  mauvaise  espèce.  11  tâcha  de  s'emparer  de  moi,  en  se  met* 
tant  de  moitié  dans  toutes  les  sottises  que  je  voulais  faire,  et  il 
ne  tint  pas  à  lui  que  je  n'adoptasse  le  genre  de  vie  le  plus  dis- 
solu et  le  plus  abject.  Comme,  indépendamment  de  tous  ses  vices^ 
il  était  sans  esprit,  fort  ennuyeux  et  très  insolent,  je  me  lassai 
biaitôt  d'un  homme  qui  ne  faisait  que  m'accompagner  chez  des 
tilles  et  m'emprunter  de  l'argent,  et  nous  nous  brouillâmes.  Il 
écrivit,  je  crois,  à  mon  père,  et  il  exagéra,  je  suppose,  le  mal  qu'il 
y  avait  à  dire  de  moi,  quoique  la  vérité  fût  déjà  très  suffisante, 
lion  père  arriva  lui-même  à  Paris  et  m'emmena  à  Bruxelles,  od 
il  me  laissa  pour  retourner  à  son  régiment.  Je  restai  à  Bruxelles 
depuis  le  mois  d'août  jusqu'à  la  fin  de  novembre,  partageant 
mon  temps  entre  les  maisons  d'Anet  et  d'Aremberg,  anciennes 
connaissances  de  mon  père,  et  qui,  en  cette  qualité,  me  firent 
on  très  bon  accueil,  et  une  coterie  de  Genevois,  plus  obscure, 
mais  qui  me  devint  bien  plus  agréable.  Il  y  avait  dans  cette 
coterie  une  femme  d'environ  vingt-six  à  vingt-huit  ans,  d'une 
figure  fort  séduisante  et  d'un  esprit  fort  distingué.  Je  me  senh 
tûs  entraîné  vers  elle,  sans  me  l'avouer  bien  clairement,  lors- 
que, par  quelques  mots  qui  me  surprirent  d'abord  encore  plus 
qu'ils  ne  me  charmèrent,  elle  me  laissa  découvrir  qu'elle  m'ai- 
mait. II  y  a,  dans  le  moment  où  j'écris,  vingt-cinq  ans  d'écoulés 
depuis  le  moment  où  je  fis  cette  découverte,  et  j'éprouve  encore 
on  sentiment  de  reconnaissance  en  me  retraçant  le  plaisir  que 
j'en  ressentis. 

M"*  Johannoty  c'était  son  nom,  s'est  placée  dans  mon  sou- 
venir, différemment  de  toutes  les  femmes  que  j'ai  connues  :  ma 
liaison  avec  elle  a  été  bien  courte  et  s'est  réduite  à  bien  peu  de 
chose.  Mais  elle  ne  m'a  fait  acheter  les  sensations  douces  qu'elle 
m'a  données  par  aucun  mélange  d'agitation  ou  de  peine  :  et  à 
quarante-quatre  ans  je  lui  sais  encore  gré  du  bonheur  que  je 
lui  ai  dû  lorsque  j'en  avais  dix-huit.  La  pauvre  femme  a  fini  bien 
tristement.  Mariée  à  un  homme  très  méprisable  de  caractère  et 
de  mœurs  très  corrompues,  elle  fut  d'abord  traînée  par  lui  à 
Paris  où  il  se  mit  au  service  du  parti  qui  dominait,  devint,  quoique 
étranger,  membre  de  la  Convention,  condamna  le  Roi  à  mort 
6t  continua  jusqu'à  la  fin  de  cette  trop  célèbre  assemblée  à  y 
jouer  un  rôle  lâche  et  équivoque*  Elle  fut  ensuite  reléguée  dans 


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'^^^        - .'  -'--^^'^w^^il 


76  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

un  village  d'Alsace  pour  faire  place  à  une  maîtresse  que  son 
mari  entretenait  dans  sa  maison,  elle  fut  enfin  rappelée  à  Paris 
pour  y  vivre  avec  cette  maîtresse  que  son  mari  voulait  l'obliger 
à  servir,  et  les  mauvais  traitemens  dont  il  l'accabla  la  poussèrent 
à  s'empoisonner.  J'étais  alors  à  Paris  moi-même  et  je  demeu- 
rais dans  son  voisinage  :  mais  j'ignorais  qu'elle  y  fût,  et  elle  est 
morte  â  quelques  pas  d'un  homme  qu'elle  avait  aimé  et  qui  n  a 
jamais  pu  entendre  prononcer  son  nom  sans  être  ému  jusqu'au 
fond  de  l'âme;  elle  est  morte,  dis-je,  se  croyant  oubliée  et  aban- 
donnée de  toute  la  terre.  Il  y  avait  à  peine  un  mois  que  je  jouis- 
sais de  son  amour,  quand  mon  père  vint  me  prendre  pour  me 
ramener  en  Suisse.  M°"  Johannot  et  moi  nous  nous  écrivîmes 
de  tristes  et  tendres  lettres,  au  moment  de  mon  départ.  Elle  me 
donna  une  adresse  sous  laquelle  elle  consentit  à  ce  que  je  con- 
tinuasse à  lui  écrire  :  mais  elle  ne  me  répondit  pas.  Je  me  con- 
solai sans  l'oublier,  et  l'on  verra  que  bientôt  d'autres  objets 
prirent  sa  place.  Je  la  revis  deux  ans  après  une  seule  fois  ài  Paris, 
quelques  années  avant  ses  malheurs.  Je  me  repris  de  goût  pour 
elle,  je  lui  fis  une  seconde  visite;  elle  était  partie  :  lorsqu'on  me 
le  dit,  j'éprouvai  une  émotion  d'une  nature  tout  à  fait  extraor- 
dinaire par  sa  tristesse  et  sa  violence.  C'était  une  sorte  de  pres- 
sentiment funeste  que  sa  fin  déplorable  n'a  que  trop  justifié.  De 
retour  en  Suisse,  je  passai  de  nouveau  quelque  temps  à  la  cam- 
pagne, étudiant  à  bâtons  rompus  et  m'occupant  d'un  ouvrage 
dont  la  première  idée  m'était  venue  à  Bruxelles,  et  qui,  depuis,  n'a 
jamais  cessé  d'avoir  un  grand  attrait  pour  moi  :  c'était  une  his- 
toire du  polythéisme.  Je  n'avais  alors  aucune  des  connaissances 
nécessaires  pour  écrire  quatre  lignes  raisonnables  sur  un  tel 
sujet.  Nourri  des  principes  de  la  philosophie  du  xvin*  siècle  et 
surtout  des  ouvrages  d'Helvétius,  je  n'avais  d'autre  pensée  que  de 
contribuer  pour  ma  part  à  la  destruction  de  ce  que  j'appelais 
les  préjugés.  Je  m'étais  emparé  d'une  assertion  de  l'auteur  de 
VEspritj  qui  prétend  que  la  religion  païenne  était  de  beaucoup 
préférable  au  christianisme;  et  je  voulais  appuyer  cette  assertion, 
que  je  n  avais  ni  approfondie,  ni  examinée,  de  quelques  faits  pris 
au  hasard  et  de  beaucoup  d'épigrammes  et  de  déclamations  que 
j(3  croyais  neuves.  Si  j'avais  été  moins  paresseux,  et  que  je  me 
fusse  moins  abandonné  à  toutes  les  impressions  qui  m'agitaient, 
j  aurais  peut-être  achevé  en  deux  ans  un  très  mauvais  livre, 
qui  m'aurait  fait  une  petite  réputation  éphémère  dont  j'eusse  été 
bien  satisfait.  Une  fois  engagé  par  amour-propre,  je  n'aurais  pu 


VR   CAHIER  ROUGE  DE   BENJAMIN    CONSTANT.  77 

changer*  d'opinion  :  et  le  premier  paradoxe  ainsi  adopté  m'au- 
rait enchaîné  pour  toute  ma  vie.  Si  la  paresse  a  des  inconvé- 
niens,  elle  a  bien  aussi  des   avantages.  Je  ne  me  bornai  pas 
longtemps  à  une  vie  paisible  et  studieuse,  de  nouvelles  amours 
vinrent  me  distraire,  et  comme  j'avais  trois  ans  de  plus  qu'à 
Erlang,  je  fis  aussi  trois  fois  plus  de  folies.  L'objet  de  ma  pas- 
sion  était  une   Anglaise,  d'environ   trente  à   trente-cinq  ans, 
femme  de  lambassadeur  d'Angleterre  à  Turin.   Elle  avait  été 
très  belle  et  avait  encore  un  très  joli  regard,  des  dents  superbes, 
et  un  charmant  sourire.  Sa  maison  était  fort  agréable,  on  y 
jouait  beaucoup,  de  sorte  que  je  trouvais  à  y  contenter  un 
goût  plus  vif  encore  que  celui  que  la  dame  elle-même  m'inspirait. 
M""  Trevor  était  extrêmement  coquette  et  avait  le  petit  esprit  fin 
et  maniéré  que  la  coquetterie  donne  aux  femmes  qui  n'en  ont  pas 
d'autre.  Elle  vivait  assez   mal  avec  son  mari  dont  elle  était 
presque  toujours  séparée  :  et  il  y  avait  toujours  à  sa  suite  cinq 
ou  six   jeunes    Anglais.    Je  commençai  par  me  jeter  dans  sa 
société  parce  qu'elle  était  plus  brillante  et  plus  animée  que  toute 
autre  à  Lausanne.  Ensuite,  voyant  que  la  plupart  des  jeunes 
gens  qui  l'entouraient  lui  faisaient  la  cour,  je  me  mis  en  tête  de 
lui  plaire.  Je  lui  écrivis  une  belle  lettre  pour  lui  déclarer  que 
j'étais  amoureux  d'elle.  Je  lui  remis  cette  lettre  un  soir,  et  re- 
tournai le  lendemain  pour  recevoir  sa  réponse.  L'agitation  que 
me  causait  l'incertitude  sur  le  résultat  de  ma  démarche  m'avait 
donné  une  sorte  de  fièvre  qui  ressemblait  assez  à  la  passion 
que  d'abord  je  n'avais  voulu  que  feindre.  M"'  Trevor  me  répondit 
par  écrit,  comme  cela  était  indiqué  dans  la  circonstance.  Elle  me 
parlait  de  ses  liens  et  m'offrait  la  plus  tendre  amitié.  J'aurais  dû 
ne  pas  m'arrêter  à  ce  mot  et  voir  jusqu'où  cette  amitié  nous  aurait 
conduits.  Au  lieu  de  cela,  je  crus  adroit  de  montrer  le  plus  vio- 
lent désespoir  de   ce  qu'elle  ne   m'offrait  que  de  l'amitié  en 
échange  de  mon  amour  :  et  me  voilà  à  me  rouler  par  terre  et 
à  me  frapper  la  tête  contre  la  muraille  sur  ce  malheureux  mot 
d'amitié.  La  pauvre  femme,  qui  probablement  avait  eu  affaire  à 
des  gens  plus  avisés,  ne  savait  comment  se  conduire  dans  cette 
scène,  d'autant  plus  embarrassante  pour  elle  que  je  ne  faisais 
aucun  mouvement  qui  la  mit  à  même  de  la  terminer  d'une  ma- 
nière agréable  pour  tous  deux. 

Je  me  tenais  toujours  à  dix  pas  et  quand  elle  s'approchait  de 
moi  pour  me  calmer  ou  me  consoler,  je  m'éloignais  en  lui  répé- 
tant que,  puisqu'elle  n'avait  pour  moi  que  de  l'amitié,  il  ne  me 


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78  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

restait  plus  qu'à  mourir.  Elle  ne  put  tirer  de  moi  autre  chose 
pendant  quatre  heures,  et  je  m'en  allai,  la  laissant,  je  crois,  très 
ennuyée  d'un  amant  qui  disputait  sur  un  synonyme.  Je  passai 
de  la  sorte  trois  ou  quatre  mois,  devenant  chaque  jour  plus 
amoureux,  parce  que  je  me  butais,  chaque  jour,  plus  contre 
une  difficulté  que  j'avais  créée  moi-même,  et  ramené  d'ailleurs 
chez  M"*  Trevor,  au  moins  autant  par  mon  goût  pour  le  jeu  que 
par  mon  ridicule  amour  jM"*'  Trevor  se  prêtait  à  la  bizarrerie  de 
mon  manège  avec  une  patience  admirable.  Elle  répondait  à 
toutes  mes  lettres,  me  recevait  chez  elle  tête  à  tête  et  me  gar- 
dait jusqu'à  trois  heures  du  matin.  Mais  elle  n'y  gagna  rien  ni 
moi  non  plus.  J'étais  d'une  timidité  excessive,  et  d'un  emporte- 
ment frénétique;  je  ne  savais  pas  encore  qu'il  fallait  prendre  au 
lieu  de  demander;  je  demandais  toujours  et  je  ne  prenais  jamais. 
M"*  Trevor  dut  me  trouver  un  amant  d'une  singulière  espèce. 
Mais  comme   les  femmes  aiment  toujours  tout  ce  (jui  prouve 
qu'elles  sont  propres  à  inspirer  une  grande  passion,  elle  s'accom- 
moda de  mes  manières  et  ne  m'en  reçut,  pas  plus  mal.  Je  devins 
jaloux  d'un  Anglais  qui  ne  se  souciait  pas  le  moins  du  monde  de 
M"'  Trevor,  je  voulus  le  forcer  à  se  battre  avec  moi.  Il  crut 
m'apaiser  en  me  déclarant  que,  loin  d'aller  sur  mes  brisées,  il  ne 
trouvait  pas  même  M"'  Trevor  agréable.   Je   voulus  alors  me 
battre  avec  lui  parce  qu'il  ne  rendait  pas  justice  à  la  femme  que 
j'aimais.  Nos  pistolets  étaient  déjà  chargés  lorsque  mon  Anglais, 
qui  n'avait  aucune  envie  d'un  duel  aussi  ridicule,  s'en  tira  fort 
adroitement.    Il    voulut  des  seconds  et   m'annonça  qu'il   leur 
dirait  pourquoi  je  lui  avais  cherché  querelle.  J'eus  beau  lui  re- 
présenter qu'il  devait  me  garder  un  pareil  secret,  il  se  moqua  de 
moi,  et  je  dus  renoncer  à  ma  brillante  entreprise  pour  ne  pas 
compromettre  la  dame  de  mes  pensées.  L'hiver  étant  venu,  mon 
père  me  dit  de  me  préparer  à  le  suivre  à  Paris.  Mon  désespoir 
fut  sans  bornes,  M°"  Trevor  y  parut  très  sensible.  Je  la  pris 
souvent  dans  mes  bras,  j'arrosai  ses  mains  de  mes  larmes,  j'allai 
passer  des  nuits  à  pleurer  sur  un  banc  où  je  l'avais  vue  assise  ; 
elle  pleurait  avec  moi;  et  si  j'avais  voulu  ne  plus  disputer  sur 
les  mots,  j'aurais  peut-être  eu  des  succès  plus  complets.  Mais 
tout  se  borna  à  un  chaste  baiser  sur  des  lèvres  tant  soit  peu 
fanées.  Je  partis  enfin  dans  un  état  de  douleur  inexprimable, 
M°'  Trevor  me  promit  de  m'écrire,  et  on  m'emmena.  Ma  souf- 
france était"  tellement  visible  qu'encore  deux  jours  après,  un  de 
mes  cousinSi  qui  voyageait  avec  nous,  voulut  proposer  à  mon 


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LE   CAHISR  ROUGE   DE   BENJAMIN    CONSTANT.  79 

père  de  me  renvoyer  en  Suisse  (1),  persuadé  qu'il  était  que  je 
ne  soutiendrais  pas  le  voyage.  Enfin,  je  le  soutins  et  nous  arri- 
vâmes.   Je   trouvai  une  lettre  de  M"*  Trevor.   La  lettre  était 
froide,    mais  je  lui  sus  gré    de  m'avoir  tenu  sa  promesse,   je 
répondis  dans  le  langage  de  Tamour  le  plus  passionné,  j'obtins 
une  seconde  lettre  un  peu  plus  insignifiante  que  la  première  ;  de 
mon  côté,  je  me  refroidis  pendant  que  nos  lettres  couraient  la 
poste;  je  n'écrivis  plus,  et  notre  liaison  finit.  Je  revis  pourtant 
M"*  Trevor,  à  Paris  trois  mois  après  :  je  n'éprouvai  aucune  émo- 
tion, et  je  crois  que  la  sienne  ne  fut  causée  que  par  la  surprise 
de  voir  en  moi  un  détachement  aussi  complet.  La  pauvre  femme 
continua  encore  quelques  années  son  métier  de  coquette,  et  se 
donna  beaucoup  de  ridicules,  puis  elle  retourna  en  Angleterre 
où  elle  devint,  m'a-t-on  dit,  à  peu  près  folle  d'attaques  de  nerfs. 
Ces  premiers  mois  de  mon  séjour  à  Paris  furent  très  agréables. 
Je  fus  parfaitement  reçu  par  la  société  de  M.  Suard,  chez  qui 
j'allai  demeurer  de  nouveau  (2).  Mon  esprit  qui  manquait  alors 
tout  à  fait  de  solidité  et  de  justesse,  mais  qui  avait  une  tournure 
épigrammatique  très  amusante,  mes  connaissances  qui,  bien  que 
fort  décousues,  étaient  supérieures  à  celles  de  la  plupart  des 
gens  de  lettres  de  la  génération  qui  s'élevait,  l'originalité  de 
mon  caractère,  tout  cela  parut  piquant.  Je  fus  fêté  par  toutes  les 
femmes  de  la  coterie  de  M""**  Suard,  et  les  hommes  pardonnèrent 
à  mon  âge  une  impertinence  qui,  n*étant  pas  dans  les  manières, 
mais  dans  les  jugemens,   était  moins  aperçue  et  moins  offen- 
sante. Cependant  quand  je  me  souviens  de  ce  que  je  disais  alors 
et  du  dédain  raisonné  qi>e  je  témoignais  à  tout  le  monde,  je  suis 
encore  à  concevoir  comment  on  a  pu  le  tolérer.  Je  me  rappelle 
qu'un  jour,  rencontrant  un  des  hommes  de  notre  société  qui 
avait  trente  ans  de  plus  que  moi,  je  me  mis  à  causer  avec  lui,  et 

(1)  «  Mon  oncle  Juste  menait  &  Paris  son  fils  Benjamin  pour  achever  son 
éducation  et  entrer  dans  le  monde.  Nous  fîmes  la  route  ensemble.  Mon  oncle  était 
un  homme  de  beaucoup  d'esprit,  mais  d'un  caractère  difficile,  caustique  et  impé- 
rieux. 11  avait  une  ambition  sans  bornes  pour  son  fils  et  sacrifia  beaucoup  pour 
lui  donner  une  brillante  éducation.  »  Journal  de  Charles  de  Constant,  M.  G.  C.  Bi- 
bUothèque  de  Genève. 

(2)  «  Benjamin  et  mol  sommes  liés  étroitement,  il  est  revenu  de  ses  idées 
sinistres.  J'ai  soupe  vendredi  chez  M**  Staël  ;  en  confidence,  je  vous  dirai  que  je 
m'y  ennuyai  à  la  mort^  que  je  déteste  le  ton  pédant  et  haut  de  cette  personne. 
N'en  disons  point  de  mal  car  elle  me  fait  des  honnêtetés.  La  société  de  M**  Suard 
est  celle  qui  me  plaît  davantage.  » 

(Benjamin  ne  fit  la  connaissance  de  M"*  de  Staél  qu'en  septembre  1794.) 
Lucie  Achard,  Rosalie  de  Constant,  sa  famille  et  ses  amis,  lettre  de  son  frilt 
Charles.  Eggimann,  Qenèv^. 


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80  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ma  conversation  roula  comme  à  lordinaire  sur  les  ridicules  de 
tous  ceux  que  nous  voyions  tous  les  jours.  Après  m'ètre  bien 
moqué  de  chacun  Tun  après  Tautre,  je  pris  tout  à  coup  celui 
avec  lequel  j'avais  causé  par  la  main,  et  je  lui  dis  :  c(  Je  vous  ai 
bien  fait  rire  aux  dépens  de  tous  nos  amis,  mais  n'allez  pas 
croire  que,  parce  que  je  me  suis  moqué  d'eux  avec  vous,  je  sois 
tenu  à  ne  pas  me  moquer  de  vous  avec  eux  ;  je  vous  avertis  que 
nous  n'avons  point  fait  ce  traité.  »  Le  jeu  qui  m'avait  déjà  causé 
tant  de  peines,  et  qui  m'en  a  tant  causées  depuis,  vint  troubler 
ma  vie  et  gâter  tout  ce  que  la  bonté  de  mon  père  avait  fait  pour 
moi.  J'avais  connu  en  Suisse  chez  M"*  Trevor  une  vieille  Fran- 
çaise,  M""*  de  Bourbonne,  joueuse  à  l'excès,  d'ailleurs   bonne 
femme  et  assez  originale  :  elle  jouait  en  voiture,  elle  jouait  au 
lit,  elle  jouait  au  bain,  le  matin,  la  nuit,  le  soir,  toujours  et  par- 
tout, quand  elle  le  pouvait.  J'allai  la  voir  à  Paris,  elle  y  avait 
tous  les  jours  un  quinze,  et  je  m'empressai  d'en  être.  J'y  perdais 
régulièrement  tout  ce  que  j'apportais,  et  j'y  apportais  tout  ce 
qu'on  me  payait  par  ordre  de  mon  père  et  tout  ce  que  je  pouvais 
emprunter,  ce  qui  heureusement  n'était  pas  très  considérable, 
quoique  je  ne  négligeasse  aucun  moyen  de  faire  des  dettes.  Il 
m'arriva  à  ce  sujet  une  aventure  assez  plaisante,  avec  une  des 
plus  vieilles  femmes  de  la  société  de  M"**  Suard.  C'était  M°*  Sau 
rin,  femme   de  Saurin  le  philosophe  et  l'auteur  de  Spartacus^ 
elle  avait  été  fort  belle  et  s'en  souvenait  toute  seule,  car  elle 
avait  soixante-cinq  ans.  Elle  m 'avait  témoigné  beaucoup  d'amitié, 
et  bien  que  j'eusse  le  tort  de  me  moquer  un  peu  d'elle,  j'avais  en 
elle  plus  de  confiance  qu'en  toute  autre  personne  à  Paris.  Un  jour 
je  venais  de  perdre  chez  M™*  de  Bourbonne  tout  l'argent  que 
j'avais,  et  tout  ce  que  j'avais  pu  jouer  sur  parole;  embarrassé  de 
payer,  je  m'avisai   de  recourir  à  M°"  Saurin  pour  qu'elle  me 
prêtât  ce  qui  me  manquait.  Mais  désapprouvant  moi-même  la 
démarche  que  je  faisais,  je  lui  écrivis  au  lieu  de  lui  en  parler,  et 
je  lui  fis  dire  que  je  viendrais  prendre  sa  réponse  dans  l'après- 
dînée.  J'y  fus  en  effet,  je  la  trouvai  seule.  Ma  timidité  naturelle, 
augmentée    par   la  circonstance,    fit  que   j'attendis  longtemps 
qu'elle  me  parlât  de  mon  billet;  enfin,  comme  elle  ne  m'en 
disait  pas  un  mot,  je  me  déterminai  à  rompre  le  silence,  et  je 
commençai  en  rougissant,  en  baissant  les  yeux,  et  d'une  voix 
fort  émue  :  «  Vous  serez  peut-être  étonnée,  lui  dis-je,  de  la  dé- 
marche que  je  fais,  je  serais  bien  fâché  de  vous  avoir   donné 
contre  moi  des  impressions  défavorables  par  une  chose  que  je 


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LE  CARIER  ROUGE   DE  BENJAMIN  CONSTANT.  81 

ne  vous  aurais  pas  confiée,  si  votre  affection  si  douce  pour  moi 
ne  m'y  avait  encouragée  ;  l'aveu  que  je  vous  ai  fait  et  dont  votre 
silence  me .  fait  craindre  que  vous  ne  soyez  blessée,  m'a  été 
arraché  par  un  mouvement  irrésistible  de  confiance  en  vous.  >>  Je 
disais  tout  cela  en  m'arrétant  à  chaque  mot,  et  sans  regarder 
M""  Saurin.  Comme  pourtant  elle  ne  répondait  point,  je  levai 
les  yeux,  et  je  vis  par  son  air  de  surprise  qu'elle  ne  concevait 
rien  à  ma  harangue. 

Je  lui  demandai  si  elle  n'avait  pas  reçu  ma  lettre.  Il  se  trouva 
que  non.  Me  voilà  bien  plus  interdit,  et  j'aurais  volontiers  repris 
toutes  mes  paroles,  sauf  à  trouver  d'autres  moyens  de  sortir  de 
l'embarras  où  je  me  trouvj^is.  Mais  il  n'y  avait  plus  de  res- 
sources. Il  fallait  achever.  Je  repris  donc:  «  Vous  avez  été  si  bonne 
pour  moi,  vous  m'avez  tëmoigaétant  d'intérêt.  Peut-être  en  aî-je 
trop  présumé.  Mais  il  y  a  des  momens  où  la  tête  d'un  homme 
se  perd.  Je  ne  me  consolerais  jamais  si  j'avais  porté  atteinte  à 
votre  amitié.  Permettez-moi  de  ne  plus  vous  parler  de  cette 
malheureuse  lettre.  Laissez-moi  vous  cacher  ce  qui  ne  m'était 
échappé  que  dans  un  moment  de  trouble. —  Non,  me  dit-elle, 
pourquoi  doutez-vous  de  mon  cœur?  Je  veux  tout  savoir,  ache- 
vez, achevez.  »  Et  elle  couvrit  de  ses  mains  son  visage,  et  elle  trem- 
blait de  tout  son  corps.  Je  vis  clairement  qu'elle  avait  pris  tout 
ce  que  je  venais  de  lui  dire  pour  une  déclaration  d'amour.  Ce 
quiproquo,  son  émotion,  et  un  grand  lit  de  damas  rouge  qui 
était  à  deux  pas  de  nous,  me  jetèrent  dans  une  inexprimable  ter- 
reur. Mais  je  devins  furieux  conmie  un  poltron  révolté  et  je  me 
hâtai  de  dissiper  l'équivoque.  «  Au  fond,  lui  dis-je,  je  ne  sais 
pourquoi  je  vous  ennuie  si  longtemps  d'une  chose  fort  peu  im- 
portante. J'ai  eu  la  sottise  de  jouer,  j'ai  perdu  un  peu  plus  que 
je  uai  en  ce  moment,  et  je  vous  ai  écrit  pour  savoir  si  vous  pour- 
riez me  rendre  le  service  de  me  prêter  ce  qui  me  manque  pour 
m'acquitter.  »  M"*' Saurin  resta  immobile.  Ses  mains  descendirent 
de  son  visage  qu'il  n'était  plus  nécessaire  de  couvrir.  Elle  se 
leva  sans  mot  dire  et  me  compta  l'argent  que  je  lui  avais 
demandé.  Nous  étions  si  confondus,  elle  et  moi,  que  tout  se  passa 
en  silence.  Je  n'ouvris  même  pas  la  bouche  pour  la  remercier. 

[La  deuxième  partie  au  prochain  numéro.) 

TOMEXXXVII.  —  i907.  6 


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A  PROPOS  D'UN  MOT  LATIN 


(1) 


COMMENT  LES  ROMAINS  ONT  CONNU  L HUMANITÉ 


II 

On  n'avait  pas  perdu,  chez  les  Romains,  le  souvenir  de  la 
société  de  Bcipion  Emilien,  mais  on  en  a  assez  peu  parlé.  Outre 
qu'en  général  l'histoire  se  tient  volontiers  sur  les  hauteurs,  et 
n'aime  pas  à  en  descendre,  chez  les  peuples  antiques  la  vie  exté- 
rieure avait  tant  d'importance  qu'ils  ne  sont  guère  occupés  que 
de  ce  qui  se  passait  sur  la  place  publique.  Il  ne  nous  est  donc 
pas  facile,  après  tant  de  siècles,  de  pénétrer  dans  une  maison 
privée.  Il  faut  l'essayer  pourtant,  et,  avec  les  quelques  rensei*- 
gnemens  qui  nous  restent,  prendre  quelque  idée  de  ce  qu'on  y 
pouvait  faire  et  tâcher  de  connaître  les  personnes  qui  s'y 
réunissaient. 

Nous**y  rencontrons  d'abord  deux  poètes  qui  comptent  parmi 
les  plus  illustres  de  Rome,  Térence  et  Laicilius.  Les  satires  de 
Lucilius  sont  presque  entièrement  perdues,  et,  par  un  fâcheux 
hasard,  dans  les  fragmens  que  nous  en  avons  conservés,  il  est 
peu  question  de  Scipion  et  de  ses  amis,  quoiqu'il  les  eût  beau- 
coup fréquentés.  Avec  Térence,  nous  sommes  plus  heureux. 
Nous  savons  qu'il  était  lié  avec  eux  dès  le  début  de  sa  carrière, 
et  l'on  peut  croire  qu'ils  sont  intervenus  en  sa  faveur  à  propos 

(f)  Voyez  la  Aei^ue  du  15  décembre. 


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A  PROPOS  d'un  mot  latin.  83 

de  la  représentation  de  VAndrienne,  sa  première  comédie. 
L'histoire  en  est  piquante,  et,  quoiqu'elle  soit  très  connue, 
comme  c'est  la  première  mention  qui  nous  soit  restée  d'eux,  il 
convient  de  la  rappeler. 


I 


A  Rome,  aussi  bien  que  dans  la  Grèce,  les  représentations 
dramatiques  étaient  de  grandes  solennités.  Elles  intéressaient  à 
la  fois  la  religion  et  la  politique,  et,  comme  elles  ne  se  produi- 
saient guère  que  cinq  ou  six  fois  par  an,  on  les  attendait  avec 
une  grande  curiosité.  Elles  donnaient  lieu  à  des  compétitions 
ardentes  et  mettaient  aux  prises  d'abord  les  diverses  troupes  de 
comédiens  qui  se  disputaient  l'honneur  et  le  profit  d'être  choi- 
sies pour  donner  des  représentations  à  Rome,  puis,  dans  chaque 
troupe,  les  différens  acteurs  qui  recevaient  des  récompenses  par- 
ticulières, selon  le  succès  qu'ils  avaient  obtenu.  Mais  la  lutte 
était  vive  surtout  entre  les  faiseurs  de  pièces,  pour  qui  les  occa- 
sions de  se  faire  connaître  étaient  rares,  et  qui  tenaient  d'autant 
plus  à  en  profiter  que  seul  alors  le  théâtre  pouvait  fournir  aux 
écrivains  le  moyen  de  vivre.  Si  nous  en  croyons  l'auteur  inconnu 
du  prologue  de  Casina,  Plante,  qui  avait  été  de  son  temps  le 
maitre  de  la  scène  comique  à  Rome,  fut  mal  remplacé.  Son 
successeur  le  plus  renommé,  Csecilius,  n'obtint  que  des  succès 
intermittens.  Depuis  que  l'âge  l'avait  éloigné  du  théâtre,  la 
première  place  semblait  appartenir  à  Luscius  Lanuvinus  ou 
Lavinius,  qui  paraissait  très  décidé  à  ne  pas  se  la  laisser 
prendre. 

Au  mois  d'avril  de  l'année  688,  on  allait  célébrer  les  jeux 
de  la  Grande  Déesse  {Ludi  megalenses).  Le  bruit  se  répandit 
qu'on  devait  y  jouer  une  pièce  d'un  jeune  homme  inconnu,  qui 
s'était  révélé  poète  tout  d'un  coup,  sans  qu'auparavant  on  en  eût 
entendu  parler.  On  disait  qu'il  était  Africain  d'origine,  né  à  Car- 
thage,  que  le  sénateur  Terentius  Lucanus  Tavait  acheté  dans  un 
marché  d'esclaves,  et  que,  le  trouvant  intelligent  et  d'une  figure 
agréable,  il  l'avait  affranchi  et  fait  instruire.  En  ce  moment  le 
jeune  homme  vivait  dans  l'intimité  de  Scipion  et  de  ses  amis, 
et  c'est  probablement  à  leur  instigation  qu'il  avait  composé  la 
comédie  qu'on  allait  représenter. 


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84 


REVCE   DES   DEUX    MONDES. 


Pour  comprendre  comment  il  put  la  faire  jouer,  il  n'est  pas 
inutile  de  savoir  de  quelle  manière  les  choses  se  passaient  à  cette 
époque.  C'est  Térence  qui,  dans  ses  prologues,  nous  l'apprend. 
Les  jeux  étaient  donnés  ordinairement  soit  par  1  édile  qui  en 
avait  la  charge,  soit  par  quelque  magistrat  qui  voulait  remercier 
le  peuple  de  son  élection.  Tant  qu'il  ne  s'agissait  que  de  courses 
de  chevaux  et  de  chars,  ou  de  quelques  animaux  rares  qu'on  vou- 
lait montrer  au  public,  l'édile  pouvait  se  décider  par  lui-môme; 
mais  il  était  peu  compétent  pour  juger  du  mérite  d'une  pièce  de 
théâtre.  Aussi  s'adressait-il  en  général  au  directeur  d'une  troupe, 
qui  avait  l'habitude  de  ces  sortes  d'ouvrages.  Il  le  laissait  libre 
de  choisir  la  pièce  à  son  gré,  de  fixer  le  prix  qu'il  fallait  la 
payer  et  lui  fournissait  l'argent  d'avance  ;  mais  c'était  à  la  condi- 
tion que  la  pièce  réussirait,  et,  si  le  public  n'en  était  pas  content, 
le  directeur  devait  rendre  ce  qu'il  avait  reçu.  H  était  donc  tenu 
d'être  très  circonspect  dans  le  choix  qu'il  avait  à  faire,  surtout 
si  la  pièce  était  d'un  débutant,  ou  de  quelqu'un  qui  n'était  pas 
un  des  fournisseurs  ordinaires  du  théâtre.  Quand  Térence  pré- 
senta son  Andriennej  quoiqu'il  fût  appuyé  sans  doute  par  ses 
puissans  protecteurs,  le  directeur  prit  des  précautions;  il  voulut 
avoir  l'opinion  du  vieux  Gaecilius,  qui  vivait  dans  la  retraite,  et 
ce  n'est  qu'après  qu'elle  eut  été  approuvée  par  cet  homme  de 
goût  qu'il  se  résolut  à  la  jouer. 

Ces  incidens  furent  connus.  Bien  qu'il  n'y  eût  pas  alors  de 
journaux  pour  déflorer  le  sujet  des  comédies  qu'on  se  préparait 
à  jouer,  il  s'en  répandait  quelque  chose  au  dehors.  On  pouvait 
faire  parler  les  acteurs,  dont  la  discrétion  n'était  pas  sans  doute 
à  toute  épreuve.  Il  y  avait  d'ailleurs,  avant  le  jour  où  la  pièce 
était  donnée  au  public,  une  représentation  d'essai,  ou,  comme 
on  dirait  aujourd'hui,  une  répétition  générale,  à  laquelle  le  ma- 
gistrat assistait  ;  les  auteurs  de  drames  ou  de  comédies  trouvaient 
moyen  de  s'y  glisser,  et,  comme  ils  étaient  naturellement  fort 
mal  àisposés  pour  celui  dont  on  avait  préféré  l'ouvrage,  ils  ne 
savaient  pas  toujours  le  dissimuler  et  il  s'ensuivait  quelquefois 
des  scènes  scandaleuses.  Dans  tous  les  cas,  ils  connaissaient  le 
sujet  de  la  pièce  qu'on  allait  représenter;  ils  pouvaient  la  dépré- 
cier à  leur  aise  et  indisposer  contre  elle  l'opinion  publique. 
C'est  ce  qui  arriva  pour  VAndriènne.  Elle  fut  attaquée  d'avance 
avec  tant  d'acharnement  par  Lavinius,  que  Térence  se  crut  obligé 
de  la  défendre  dans  son  prologue.  Malgré  les  criailleries  du 


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A  PROPOS   DCN   MOT   LATIN.  85 

vieux  poète  malintentionné  (1),  la  pièce  fut  écoutée  favorable- 
ment par  les  spectateurs,  et,  comme  nous  Tavons  conservée,  lious 
pouvons  nous  demander  s'ils  eurent  raison  de  Tapplaudir. 

Elle  paraît  d'abord,  dans  son  ensemble,  ne  pas  s'éloigner 
beaucoup  de  celles  de  Plaute.  L'intrigue  est  à  peu  près  la  même, 
et  conduite  presque  de  la  môme  façon,  avec  des  jeux  de  scène 
un  peu  naïfs  et  des  procédés  de  convention  qui  nous  font  sou- 
rire. Cependant,  dès  le  début,  des  différences  apparaissent.  Nous 
remarquons  que  le  père  est  devenu  plus  doux,  plus  humain, 
plus  tendre  ;  il  a  toutes  les  peines  du  monde  à  se  mettre  en  colère 
contre  son  fils  et  à  trouver  un  prétexte  pour  le  gronder.  Le  fiis 
assurément  ne  fait  pas  de  bonne  grâce  tout  ce  que  veut  son  père, 
mais  il  le  respecte,  il  a  peur  de  le  mécontenter  et  il  redoute  sa 
colère.  C'est  un  aspect  un  peu  nouveau  de  la  famille,  une  façon 
de  la  peindre  sous  des  traits  moins  rudes  que  Plaute.  Je  remarque 
aussi  qu'au  second  plan,  derrière  les  personnages  ordinaires  de 
la  comédie  ancienne,  Térence  en  indique  d'autres  dont  ses  pré- 
décesseurs ont  fait  peu  d'usage.  Les  jeunes  gens,  dans  les  comé- 
dies de  Plaute,  n'ont  d'amour  que  pour  les  courtisanes.  Ils  fini- 
ront sans  doute,  après  une  résistance  plus  ou  moins  longue,  par 
épouser  une  jeune  fille  de  naissance  libre,  mais  uniquement  pour 
plaire  à  leurs  parens,  sans  aucun  souci  de  la  choisir  eux-mêmes 
et  avec  une  parfaite  indifférence  pour  elle.  L'un  d'eux,  à  qui 
son  père  propose  la  fille  d'un  de  ses  amis,  répond  tranquille- 
ment ;  «  Celle-là  ou  une  autre,  si  tu  veux,  aiiam  si  vis.  »  Dans 
VAndrienne,  il  est  question  d'une  jeune  fille  de  naissance  libre, 
qui  est  aimée  de  l'un  des  personnages  de  la  pièce.  A  la  vérité, 
elle  n'est  montrée  que  de  loin,  et  le  poète  ne  Ta  pas  amenée  sur 
la  scène;  mais  la  passion  avec  laquelle  l'amoureux  en  parle  fait 
bien  voir  qu'il  a  pu  l'approcher  et  qu'il  la  connaît.  C'est  tout 
un  petit  roman  qu'on  peut  imaginer,  et  un  jour  nouveau  ouvert 
sur  l'intimité  dans  la  vie  de  famille.  Les  spectateurs  n'étaient 
pas  accoutumés  à  être  ainsi  familièrement  introduits  dans  l'in- 
térieur de  la  maison  et  ils  durent  en  être  un  peu  étonnés  (2). 

(1)  MaUvoltu  velus  jDoeto.La  traduction  est  de  Racine;  il  applique  cette  épithète 
malveillante  &  Corneille  qui  avait  mal  parlé  de  Britannicus  à  la  première  représen- 
tation de  cette  pièce. 

(2)  Notons  encore  que  le  confident  auquel  le  vieux  Simo  communique  ses 
inquiétudes  est  un  affranchi  et  non  pas  un  esclave  comme  chez  Plaute.  C'était  se 
rapprocher  encore  de  la  famille  romaine  où  l'on  sait  que  l'affranchi  tenait  tant  de 
place. 


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K6  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Ce  qui  pouvait  les  surprendre  encore  plus,  c'était  la  façon 
dont  la  pièce  était  écrite.  La  langue  de  Plante,  admirable  en  son 
genre,  a  surtout  les  qualités  populaires,  la  vivacité  dans  les 
reparties,  une  bonne  humeur  entraînante,  la  largeur,  l'abon- 
dance, le- mouvement,  la  vie.  On  trouve  dans  celle  de  Térence 
quelque  chose  de  plus  aristocratique,  une  finesse,  une  élégance, 
une  distinction,  une  bonne  tenue,  le  ton  délicat  d'un  homme  du 
monde.  Ces  qualités  ne  paraissant  pas  naturelles  chez  un  étran^ 
ger,  chez  un  ancien  esclave,  Fidée  dut  venir  tout  de  suite  aux 
ennemis  du  poète  qu'il  n'était  pas  Tauteur  de  ses  pièces;  et, 
comme  on  le  savait  bien  accueilli  dans  la  société  de  Scipion,  on 
supposa  qu'il  se  faisait  aider  par  ses  nobles  amis  ou  même  qu'il 
leur  prêtait  son  nom.  La  supposition  parut  si  vraisemblable  et 
trouva  tant  de  créance  que  Térence  crut  devoir  y  faire  deux 
fois  allusion.  Dans  le  prologue  de  V Beautontimorumenos 
(l'homme  cjui  se  punit  lui-même),  il  se  contente,  après  avoir 
rappelé  les  bruits  qui  courent,  de  répondre  «  qu'on  en  pensera 
ce  qu'on  voudra,  »  ce  qui  n'est  pas  une  réponse.  Il  est  un  peu  plus 
long,  mais  pas  beaucoup  plus  net,  dans  les  Adelphes:  «  on  croit, 
dit-il,  lui  faire  une  grave  injure  par  ces  suppositions  ;  au  con- 
traire, il  se  tient  pour  fort  honoré  de  plaire  à  des  gens  qui 
plaisent  au  peuple  romain  tout  entier.  »  Ce  ton  incertain,  embar- 
rassé,  a  frappé  tous  les  critiques,  si  bien  que  beaucoup  en  ont 
conclu  que  les  ennemis  de  Térence  avaient  raison  et  qu'il  le 
confesse  lui-même.  Pour  moi,  je  vois,  dans  ce  qui  leur  semble 
un  aveu,  un  démenti  aussi  formel  qu'il  pouvait  le  faire.  Si 
l'accusation  était  fondée,  le  seul  moyen  qu'avait  Térence  de  se 
tirer  d'affaire  était  de  ne  rien  dire;  que  lui  servait  de  relever 
un  reproche  qu'il  ne  pouvait  pas  réfuter?  S'il  a  parlé,  c'est  qu'il 
tenait  à  ne  pas  laisser  un  méchant  bruit  s'accréditer  sans  pro- 
tester de  quelque  manière  et  qu'il  entendait  réclamer  la  propriété 
de  ses  pièces.  Mais  alors,  pourquoi  n'a-t-il  pas  parlé  d'une  ma- 
nière plus  claire  et  plus  formelle?  Évidemment,  il  trouvait 
quelque  inconvénient  à  le  faire.  Peut-être  savait-il  qu'il  ne  dé- 
plaisait pas  à  ces  jeunes  gens  qu'on  pût  croire  qu'ils  étaient 
pour  quelque  chose  dans  l'œuvre  de  leur  protégé?  On  les  eût 
blessés  sans  doute  en  contredisant  cette  opinion  avec  trop  de 
force,  et  il  leur  eût  paru  désobligeant  que  l'auteur  la  regardât 
comme  une  injure.  Il  est  possible  aussi,  ou  plutôt  il  est  très  pro- 
bable, que  le  poète  lisait  ses  pièces  à  ses  amis  avant  de  les  don- 


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A  PH0P08  d'un  mot  latin,  87 

ner  au  public,  et  qu'il  sollicitait  leurs  conseils  ;  n'était-il  pas  à 
craindre  qu'en  réclamant  avec  trop  d'insistance  contre  la  part 
de  collaboration  qu'on  leur  attribuait  il  ne  parût  insinuer  que 
leurs  conseils  ne  lui  avaient  servi  de  rien  ? 

Ainsi  ces  jeunes  gens  ne  protègent  pas  seulement  lés  lettres, 
mais  ils  laissent  volontiers  croire  qu'ils  les  cultivent.  Ce  n'est 
pas  eux  qui  se  permettraient  d'assimiler  le  métier  de  poète  à 
celui  de  parasite  ou  de  baladin  (1),  puisqu'il  ne  leur  déplaît  pas 
qu'on  soupçonne  qu'ils  font  des  vers  à  l'occasion.  Leurs  aïeux 
auraient  difficilement  compris  qu'un  hgmme  de  leur  sang  s'occu- 
pât à  ces  futilités,  ils  lui.  auraient  rappelé  le  célèbre  adage 
«  qu^un  citoyen  doit  compte  à  la  république  même  de  ses  loisirs;  » 
eux  ne  pensaient  pas  déroger  ou  perdre  leur  temps  quand  ils 
écoutaient  un  poète  de  leurs  amis  qui  leur  lisait  ses  comédies, 
ils  n'avaient  aucun  scrupule  à  lui  donner  des  conseils  quand  il 
en  demandait,  et  si  quelque  indiscret,  qui  voulait  paraître  bien 
informé,  racontait  dans  le  monde  qu'ils  allaient  quelquefois 
jusqu'à  collaborer  à  la  pièce,  loin  de  se  fâcher,  ils  en  étaient 
flattés  et  ne  souhaitaient  pas  qu'on  le  démentît. 

Ces  dispositions  d'esprit  que  nous  saisissons  dans  cette  jeu- 
nesse, dès  la  représentation  de  VAndriennCy  nous  font  comprendrie 
les  progrès  que  l'hellénisme  y  avait  faits  en  quelques  années. 
Poursuivons  l'examen  du  théâtre  de  Térei;ice,  au  moins  dans  ses 
principales  œuvres,  dans  celles  où  se  reflètent  le  mieux  l'in- 
fluence de  son  milieu  et  les  conseils  de  ses  amis.  On  verra 
qu'elles  ont  beaucoup  â  nous  apprendre. 


II 


VAndrienne  avait  réussi.  Ce  succès  encouragea  Térence;  il 
fit  un  pas  en  avant  dans  la  voie  où  il  était  timidement  entré  et 
donna  la  Belle-mère  [Hecyra), 

La  nouveauté  est  ici  bien  plus  accusée.  C'est  véritablement 
un  intérieur  de  famille  qu*il  nous  fait  entrevoir.  Le  décor  n'a  pas 
changé;  nous  sommes  toujours  dans  la  rue;  mais  il  y  est  si 
souvent  question  de  ce  qui  se  passe  dans  la  maison  quon  croit 
parfois  y  être.  Il  s'agit,  selon  l'usage,  d'un  fils  qui  est  lamant 

(i)  Ck>inme  faisait  Caton  qui  les  appelait  sans  façon  des  pigue-assieiles. 


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88  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

d'une  courtisane,  et  d'un  père  qui  veut  le  marier  avec  une  fille 
honnête.  Le  fils  est  timide,  respectueux,  et,  après  quelques  ré- 
sistances, il  se  laisse  faire  et  épouse  Philumena.  Seulement,  ce 
mariage  n'est  pas  d'abord  un  mariage  véritable.  Le  mari  n'a  au- 
cun rapport  ayec  sa  femme;  tous  les  soirs  il  quitte  la  maison  et 
va  rejoindre  Bacchîs,  sa  maîtresse.  Il  espère  sans  doute  que 
Philumena,  irritée  de  cette  conduite,  demandera  le  divorce  et 
qu'il  pourra  de  nouveau  être  tout  entier  à  Bacchis,  C'est  le  con- 
traire qui  arrive.  Bacchis  le  reçoit  souvent  assez  mal;  elle  ne 
cesse  de  lui  reprocher  d'avoir  cédé  trop  vite  aux  instances  de  son 
père;  il  revient  chez  lui  mécontent  des  scènes  qu'elle  lui  a 
faites,  et  y  retrouve  Philumena  toujours  de  même  humeur,  qui 
l'accueille  sans  se  plaindre,  quoiqu'elle  sache  d'où  il  vient,  et 
cache  à  tout  le  monde  l'outrage  qu'elle  reçoit.  A  la  fin,  le  jeune 
homme  se  laisse  toucher  par  cette  douceur,  et,  au  bout  de 
quelques  mois,  la  femme  légitime  a  fait  la  conquête  de  son  mari. 
C'est  donc  sur  un  incident  de  la  vie  privée  que  repose  toute 
l'action  de  VHécyre,  ce  qui  était  à  peu  près  nouveau  au  théâtre. 
Les  personnages  n'ont  pas  moins  de  nouveauté  que  Tintrigue.  Il 
y  en  a  que  Térence  semble  avoir  voulu  peindre  sous  des  traits 
absolument  contraires  à  ceux  cju'on  leur  donnait  ordinairement. 
On  y  voit  notamment  une  belle-fille  pleine  d'égards  et  de  res- 
pect pour  sa  belle-mère,  une  belle-mère  prête  à  se  sacrifier  pour 
sa  belle-fille,  et  qui  consent,  pour  lui  laisser  la  maison  libre,  à 
s'enfermer  à  la  campagne  avec  un  vieil  époux  fort  déplaisant; 
enfin  une  courtisane  honnête,  qui  réconcilie  généreusement  un 
ménage  qu'elle  avait  troublé.  C'était  trop  à  la  fois;  le  public  fut 
tout  à  fait  dérouté  et  délaissa  la  représentation  de  VHécyre  pour 
un  spectacle  de  gladiateurs  et  de  funambules.  Les  comédiens 
firent  deux  tentatives  inutiles  pour  Ty  ramener,  et  ce  fut  à  la 
troisième  seulement  que  la  pièce  put  être  écoutée  jusqu'au 
bout. 

Térence  comprit  qu'il  fallait  faire  quelques  concessions  aux 
habitudes  du  public.  Il  se  rapprocha  du  théâtre  de  Piaule  ;  une 
fois  même,  dans  V Eunuque,  il  parut  y  revenir  tout  à  fait.  UEu- 
nuque  n'est  pas  une  de  ces  pièces  que  les  italiens  appellent  de 
«  demi-caractère,  »  sage,  tempérée,  comme  VHécyre^  où  l'on 
sourit  plus  qu'on  ne  rit  véritablement.  Elle  étincelle  de  gaîté  ;  le 
mouvement  et  le  comique  y  abondent.  Ce  n'est  pas  qu'en  se  rap- 
prochant de  Plante  Térence  ait  renoncé  à  être  lui-même.  Dans 


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A  PROPOS  d'un  mot  latin.  89 

les  personnages  qu'il  lui  emprunte  son  originalité  se  manifeste. 
Thaïs  est  la  courtisane  après  fortune  faite;  enrichie  par  un  de 
ses  amans,  qui  lui  a  laissé  son  héritage,  elle  veut  conquérir  la 
considération.  Sans  doute  elle  ne  renonce  pas  tout  à  fait  à  son 
ancien  métier  :  elle  sait  que  l'opinion  n'est  pas  assez  sévère 
pour  l'exiger;  seulement  elle  le  fera  de  manière  à  pouvoir  être 
reçue  dans  la  clientèle  et  la  confiance  {in  clientelam  et  /idem) 
d'une  famille  honorable.  Sa  situation  est  à  peu  près  celle  d'une 
personne  du  demi-monde,  qui,  pour  être  acceptée  de  la  bonne 
société,  se  ménage  des  liaisons  utiles  parmi  les  gens  bien  posés 
et  se  met  dans  les  bonnes  œuvres.  Elle  a  recueilli  chez  elle  une 
très  belle  jeune  fille,  qu'elle  sait  être  de  naissance  libre.  Elle  la 
protège,  elle  veille  sur  elle,  elle  en  écarte  soigneusement  les 
amoureux,  pour  la  rendre  à  ses  parens  honnête  et  pure,  quand 
elle  les  aura  découverts,  et  se  faire  honneur  de  cette  bonne 
action.  Malheureusement  la  jeune  fille  a  été  remarquée  par 
Chéréa,  un  éphèbe  de  dix-huit  ans,  qui  fait  son  service  mili- 
taire à  l'arsenal  d'Athènes.  Parmi  les  amoureux  que  nous  peint 
le  théâtre  antique,  Chéréa  a  sa  physiononne  propre;  il  est 
conmie  une  première  épreuve  du  Chérubin  de  Beaumarchais. 
Térence  l'appelle  «  un  appréciateur  élégant  de  la  beauté  des 
femmes  (1)  »  et  nous  dit  qu'il  a  déjà  son  système  sur  elles.  La 
mode,  à  ce  moment,  est  aux  femmes  pâles,  sveltes,  fluettes.  Dès 
qu'une  "mère  athénienne  s'aperçoit  que  sa  fille  prend  quelque 
embonpoint,  elle  l'empêche  de  manger,  elle  lui  déprime  les 
épaules,  lui  resserre  la  poitrine,  et  «  de  peur  qu'elle  ne  tourne 
à  l'athlète,  elle  la  rend  mince  comme  un  jonc.  »  Ces  précautions 
ne  sont  pas  du  goût  de  Chéréa;  il  préfère  à  tout  «  des  couleurs 
naturelles,  un  corps  robuste,  oii  circule  la  vie  (2);  »  et  c'est  parce 
qu'il  trouve  ces  qualités  chez  la  pupille  de  Thaïs  qu'il  en  est 
devenu  tout  d'un  coup  si  éperdument  épris.  Voilà  ce  qu'a  fait 
Térence,  dans  V Eunuque,  des  personnages  de  la  courtisane  et  de 
l'amoureux.  Il  a  traité  de  la  même  manière  le  parasite  et  le  soldat 
fanfaron.  Jusque-là  il  s'était  abstenu  d'introduire  dans  son  théâtre 
les  rôles  de  ce  genre,  qui  sont  des  types  et  non  des  individus, 
et  il  n'a  pas  caché  qu'ils  ne  lui  plaisaient  guère.  Aussi  les  a-t-il 

(i)  EUgans  formarum  spectator,  Eunuchus,  ni,  5. 

(2)  Color  vents,  corpus  solidum  ac  succi  plénum.  Eun,^  ii,  3.  Racine  s'est  sou- 
Tenu  de  ce  joli  rers  dans  une  lettre  &  La  Fontaine,  et  l'applique  aux  femmes 
d'Uxès  où  il  habite  en  ce  moment. 


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90  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

modifiés,  quand  il  a  consenti  à  s'en  servir.  Le  soldat  est  devenu 
un  peu  moins  grotesque  que  celui  de  Plante  et  moins  excessif 
dans  ses  vanteries.  Le  parasite  n'est  plus  ce  goinfre  uniquement 
occupé  de  courir  après  un  bon  dîner,  qui  répète  les  bons  mots 
qu'il  a  péniblement  appris  par  cœur,  qui  souffre  qu'on  l'accable 
d'injures  et  qu'on  lui  jette  des  plats  à  la  tête.  C'est  un  bomme 
d'esprit  qui,  pour  vivre  aux  dépens  d'un  sot,  le  flatte  en  sa  pré- 
sence et  de  moque  de  lui  quand  il  ne  l'entend  pas.  Ces  changer 
mens,  qui  renouvelaient  d'anciens  types,  leur  donnaient  plus  de 
vie  en  les  individualisant,  et,  au  lieu  de  personnages  qu'ils  étaient, 
en  faisaient  des  personnes,  furent  bien  accueillis  du  public.  Il 
trouva  tant  de  plaisir  à  V Eunuque  qu'il  voulut  l'entendre  une 
seconde  fois.  La  pièce  fut  reprise  comme  neuve,  et  payée 
8000  sesterces  (1  600  francs),  ce  qui  était,  à  cette  époque»  pour 
une  comédie,  un  prix  considérable.         « 

Ce  succès  éclatant  montre  que  Térence  aurait  pu  se  borner  à 
continuer  Plante,  et  qu'il  pouvait  très  bien  y  réussir.  Ce"  n'est 
donc  pas  par  impuissance,  mais  de  parti  pris,  qu'il  a  fait  autre- 
ment. Pour  s'éloigner  de  celui  qui  était  le  maître  du  théâtre  et 
dont  l'imitation  semblait  s'imposer  à  ses  successeurs,  il  fallait 
qu'il  eût  une  raison  particulière.  Il  nous  sera,  je  crois,  facile  de 
connaître  le  dessein  qu'il  se  proposait  dans  ses  pièces  en  rappe- 
lant rapidement  les  sujets  qu'il  préfère,  les  questions  qu'il  sou- 
lève et  l'esprit  dans  lequel  il  les  a  traitées.  • 

Chez  Plante,  la  famille  est  le  cadre  dans  lequel^  Faction  se 
déroule;  chez  Térence,  elle  est  l'action  même.  En  général,  il 
s'enferme  dans  les  incidens  dont  se  compose  la  vie  intérieure 
et  n'en  sort  guère.  La  matière  a  peu  d'étendue,  et  c'est  ce  qui 
explique  que  le  fond  des  pièces  antiques  nous  semble  manquer 
de  variété.  Chez  les  anciens,  la  maison  est  moins  ouverte  qu'au- 
jourd'hui, l'intimité  plus  restreinte.  Dans  cet  intérieur  étroit,  où 
l'étranger  pénètre  à  peine,  le  père  vit  avec  la  femme  et  les  enfans. 
L'action  va  donc  se  concentrer  entre  eux,  mais  non  pas  d'une 
manière  égale.  Les  rapports  des  deux  époux  semblent  très  peu 
intéresser  Térence,  qui  s'en  occupe  rarement;  ils  sont  âgés,  le 
mariage  remonte  loin;  les  affections  des  premières  années  se 
sont  refroidies,  elles  sont  devenues  des  habitudes,  quelquefois 
des  chaînes.  Le  vieillard  est  grognon,  la  femme  revêche  ;  leurs 
entretiens  tournent  facilement  en  disputes.  On  remarque  pour- 
tant que,  chez  Térence,  ces  disputes  sont  moins  aiguës  que  chez 


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A  PROPOS  d'un  mot  latin.  91 

Plaute  :  il  y  a  même,  dans  YHéajrCy  une  vieille  femme  fort  mal- 
traitée par  son  mari,  et  presque  par  tout  le  monde,  qui  répond 
à  toutes  les  injures  avec  une  touchante  douceur.  Térence  n'in- 
siste guère  que  sur  les  rapports  du  père  avec  ses  enfans  ;  encore 
est-il  rarement  question  des  filles.  La  fille  ne  tient  pas  une 
grande  place  dans  la  famille  antique.  On  la  voit  presque  partout 
arriver  avec  déplaisir.  Souvent,  surtout  chez  les  Grecs,  on  l'ex- 
pose dès  sa  naissance  devant  la  maison,  pour  s'en  débarrasser, 
et  remporte  qui  veut.  Quelquefois  même  l'exposition  ne  suffit 
pas,  et  l'on  prend  un  moyen  plus  cruel,  mais  plus  sûr,  d'en  être 
délivré  pour  jamais.  Térence,  le  doux  Térence,  ne  répugne  pas 
à  cette  extrémité.  Dans  une  de  ses  pièces,  un  père,  qui  retrouve, 
après  longtemps,  une  de  ses  filles  qu'un  passant  a  recueillie,  et 
qui  est  fort  mécontent  de  ce  surcroît  imprévu  de  famille,  fait 
des  reproches  à  sa  femme,  qui  l'a  exposée  :  «  Il  fallait  la  tuer, 
lui  dit-il,  interemptàm  oportuit  (1).  »  Voilà  un  de  ces  mots  qui 
donnent  le  frisson  et  qui  font  bien  comprendre  l'insuffisance  de 
ce  qu'on  appelle  orgueilleusement  «  la  morale  naturelle.  » 
Térence,  s'occupant  assez  peu  de  la  femme  et  de  la  fille,  est  donc 
restreint  aux  rapports  du  père  avec  ses  fils.  C'est  le  sujet  de  plu- 
sieurs de  ses  pièces.  Dans  les  Adelphes^  il  représente  un  oncle 
très  indulgent  et  un  père  très  rigoureux^  chargés  d'élever  deux 
frères,  et  il  montre  les  effets  de  ces  deux  éducations  différentes. 
Ck)mme  le  père  et  l'oncle  sont  tous  les  deux  exagérés  dans  leurs 
principes,  il  ne  donne  tout  à  fait  raison  à  aucun,  mais  on  vdit 
bien  que  de  tout  son  cœur  il  est  avec  le  bon  Micio.  Cet  excellent 
homme  a  peut-être  accordé  trop  de  liberté  à  son  élève  ;  il  a  trop 
complaisamment  fermé  les  yeux  sur  ses  fredaines,  mais  il  a 
résolu  ce  qui  est  le  grand  problème  de  l'éducation,  il  s'est  fait 
aimer.  Le  père,  nous  dit  Térence,  doit  s'attacher  à  gagner  la 
confiance  de  son  fils*.  «  Il  faut  qu'ils  n'aient  pas  de  secret  l'un 
pour  l'autre,  qu'ils  se  connaissent,  qu'ils  s'entendent.  »  Chrêmes 
se  plaint  d'avoir  été  cruellement  dupé  par  le  sien;  il  ne  sait  que 
faire  jfovLT  prévenir  dans  la  suite  de  semblables  désordres; 
Ménédème  lui  répond  ces  belles  paroles  :  «  Qu'il  trouve  désor- 
mais en  toi  un  père,  foc  te  patrem  esse  sentiat  (2),  et  ce  qui 
prouve  que  le  conseil  est  bon,  c'est  que  les  enfans  ainsi  élevés 
ne  perdent  pas,    au   milieu   de  toutes  lonrs  folies,  leur  affection 

(1)  Heaulonlimorumenos,  lY.  i. 
(8)  Ibid,,  V,  1. 


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92  ,  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pour  leur  père.  Dans  les  Adelphes,  Ctesipho,  que  le  sien  a  très 
rudement  traité,  se  contente  de  l'envoyer  faire  une  promenade 
assez  fatigante  qui  risque  de  le  retenir  quelques  jours  chez  lui  » 
mais  il  s'empresse  d'ajouter  c<  qu'il  espère  bien  que  sa  santé  n'en 
souflFrira.pas.  »  Voilà  un  de  ces  fils  comme  on  n'en  rencontre 
guère  chez  Plante. 

C'est  qu'aussi  la  famille  est  présentée  sous  un  jour  différent 
dans  les  pièces  de  Térence.  Plus  de  ces  pères  débauchés  qui 
accompagnent  leurs  fils  dans  les  mauvais  lieux;  plus  de  ces  fils 
qui"  souhaitent  la  mort  de  leur  père,  et,  en  attendant,  n'ont 
d'autre  souci  que  de  le  ruiner;  des  nniatrones  moins  acariâtres; 
des  mères  plus  tendres  ;  des  courtisanes,  sans  doute,  et  en  grand 
nombre,  mais  souvent  pleines  de  bons  sentimens,  et,  à  l'horizon, 
quelques  jeunes  filles  de  naissance  libre,  qui  prennent  de  plus 
en  plus  de  place  dans  l'action.  Évidemment  Térence  voulait 
donner  à  son  public  l'exemple  d'une  autre  société  qu'il  jugeait 
préférable  ;  par  les  tableaux  qu'il  lui  présentait  de  personnages 
moins  grossiers,  d'habitudes  moins  rudes,  de  sentimens  plus  dé- 
licats, il  travaillait  à  la  transformation  des  mœurs  publiques. 
Il  est  bien  probable  aussi  qu'en  le  faisant  il  subissait  l'influence 
de  ses  protecteurs,  il  traduisait  leurs  idées  et  leurs  opinions,  il 
mettait  sur  la  scène  ce  qu'ils  souhaitaient  voir  s'introduire  dans 
la  vie  ;  et  c'est  ce  qui  ajoute  au  plaisir  que  nous  éprouvons  au- 
jourd'hui à  lire  ses  pièces.  Elles  nous  mettent  en  communication 
plus  directe  avec  cette  jeunesse  dont  il  semblait  être  le  porte- 
parole  et  près  de  laquelle  il  paraissait  si  heureux  de  vivre. 

Pour  achever  de  connaître  ce  qui  concerne  les  relations  qu'il 
eut  avec  elle,  il  resterait  à  savoir  comment  il  en  était  traité  et  le 
rang  qu'il  tenait  dans  la  noble  compagnie.  Nous  ne  sommes  pas 
les  premiers  que  cette  question  préoccupe;  elle  était  discutée 
déjà  dans  l'antiquité.  Porcins  Licinus,  un  grammairien  de  Tépoque 
de  Sylla,  qui  avait  emprunté  aux  Alexandrins  l'habitude  de  faire 
de  la  critique  littéraire  en  vers,  représente  notre  poète  comme  un 
complaisant  qui  flatte  ses  protecteurs  et  se  trouve  fort  honoré 
d'aller  dîner  chez  Philus  et  chez  La^lius.  Il  ajoute  que  «  pendant 
qu'il  écoute  les  éloges  trompeurs  qu'on  fait  de  lui,  et  que  son 
oreille  avide  boit  la  parole  divine  de  l'Africain,  il  néglige  ses 
intérêts  et  finit  par  tomber  dans  une  telle  misère  qu'il  ne  possé- 
dait même  pas  une  maison  où  l'on  vînt  annoncer  la  nouvelle  de 
sa  mort.  »  Mais  ce  grammairien  paraît  être  un  démocrate  har- 


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A  PROPOS  d'un  mot  latin.  93 

gneux  qui  serait  bien  aise  de  nous  faire  croire  qu'un  plébéien  se 
trouve  toujours  mal  de  se  fier  à  «  l'impertinence  des  nobles.  » 
Suétone  nous  dit  au  contraire  que  Térence  n'était  p6us  pauvre, 
qu  il  possédait  un  champ  de  20  jugères  (5  hectares),  et  que  sa 
fille  épousa  un  chevalier  romain.  On  comprend  bien  qu'il  ait  été 
sensible  à  l'honneur  d'être  reçu  dans  l'intimité  de  ces  grands 
personnages;  mais,  pour  qu'on  ne  soupçonne  pas  qu'il  ait  [eu 
besoin  d'acheter  leur  bienveillance  par  de  basses  flatteries,  il 
s'empresse  d'ajouter  qu'ils  n'ont  aucun  orgueil  {sine  superbia),  et 
il  le  prouve  en  les  appelant  sans  façon  «  ses  amis.  »  Ce  mot  ne 
laisse  pas  de  surprendre  lorsqu'on  songe  que  c'est  '  un  ancien 
esclave  qui  parle,  et  qu'il  est  question  d'un  Scipion. 


m 


Il  est  sûr  pourtant,  si  l'on  se  rend  compte  des  préjugés  an- 
tiques, que  la  présence  d'un  affranchi  dans  cette  société  ne  pou- 
vait être  qu'une  exception  ;  elle  devait  se  recruter  dans  un  monde 
différent.  Sans  doute  Scipion,  qui  avait  un  esprit  large,  ne  choi- 
sissait pas  uniquement  ses  amis  d'après  leur  fortune.  Nous  savons 
qu'il  en  avait  un  qui  était  pauvre  et  qui  possédait  tout  au  plus 
une  maison  à  Rome  et  un  petit  champ.  Il  ne  les  prenait  pas 
tous  non  plus  dans  la  haute  aristocratie  dont  il  était  lui-même 
sorti;  beaucoup  appartenaient  à  cette  noblesse  moyenne  qui  a 
donné  à  Rome  de  si  bons  serviteurs.  C'étaient  des  jeunes  gens  à 
peu  près  de  son  âge,  qui  en  général  se  préparaient  à  remplir  des 
fonctions  publiques,  questeurs  déjà,  ou  qui  aspiraient  à  la  ques- 
ture. Il  y  avait  parmi  eux  plusieurs  jurisconsultes,  la  jurispru- 
dence étant  à  Rome,  dans  un  état  militaire,  une  des  rares  pro- 
fessions lettrées.  Ils  étaient  tous  bien  élevés,  distingués  de 
manières,  instruits  des  lettres  grecques.  Ils  lisaient  beaucoup  et 
même  ne  dédaignaient  pas  d'écrire.  L'un  d'eux,  Fannius,  laissa 
un  ouvrage  historique;  un  autre,  Mummius,  le  frère  de  celui 
qui  prit  Corinthe,  adressait  de  la  Grèce  à  ses  amis,  plus  d'un 
siècle  avant  Horace,  des  lettres  en  vers,  qu'on  trouvait  spiri- 
tuelles; Furius  Philus,  qui  fréquentait  assidûment  les  savans 
grecs,  devient  plus  tard  un  des  bons  orateurs  de  cette  époque  ; 
Rutilius  Rufus  a  laissé  la  réputation  d'un  grand  homme  de  bien. 
Poursuivi  par  la  haine  des  fermiers  de  l'impôt  pour  avoir  dé- 


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94  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

fendu  contre  eux  des  populations  qu'ils  pillaient  sans  pitié,  il 
accepta  courageusement  un  exil  injuste  et  refusa  de  rentrer  à 
Rome  quand  on  lui  permit  d'y  revenir.  Après  Scipion,  la  pre- 
mière place  était  occupée  par  G.  Laelius,  qu'on  avait  surnommé 
«  le  Sage.  »  Par  une  rencontre  rare,  il  fut  Tami  de  coeur  du  se- 
cond Africain,  comme  son  père  l'avait  été  du  premier.  A  Rome, 
ils  ne  se  quittaient  pas;  ils  allaient  se  reposer  ensemble  à  la 
campagne  dans  les  mêmes  villas.  Ils  avaient  les  mêmes  opinions, 
les  mêmes  goûts,  les  mêmes  amitiés.  La  seule  différence  qu'on 
remarquât  dans  leur  caractère,  c'est  que  Laelius  était  plus  gai  et 
Scipion  plus  triste;  mais  cette  diversité,  qui  aurait  pu  créer 
entre  eux  quelques  dissentimens,  contribuait  encore  aies  rappro- 
cher. La  belle  humeur  de  La'lius  ^tait  communicative,  il  finissait 
par  égayer  son  ami,  et  alors,  comme  il  arrive  parfois  que  les 
mélancoliques  vont  à  l'extrême  quand  on  parvient  k  les  dérider, 
ils  se  laissaient  aller  tous  les  deux  à  de  véritables  enfantillages. 
On  les  surprit  un  jour,  avant  le  dîner,  se  poursuivant  autour  de 
la  table,  à  coups  de  serviettes. 

Entre  ces  amis  de  naissance  et  de  situation  diverses  l'égalité 
régnait  :  Scipion  ne  souffrait  pas  qu'on  le  distinguât  des  autres. 
Le  mot  par  lequel  on  désigne  les  rapports  qu'ils  avaient  entre 
eux  {comitas)  signifie  la  politesse,  le  savoir  vivre,  l'agrément  du 
commerce.  Ge  n'était  pas  une  de  ces  liaisons  banales,  que  créent 
pour  quelque  temps  des  intérêts  communs  et  des  services  réci- 
proques. Ils  se  réunissaient  uniquement  pour  le  plaisir  de  se 
trouver  ensemble,  et  n'avaient  d'autre  raison  de  se  revoir  que  de 
reprendre  un  entretien  interrompu.  Il  semble  bien  que  ce  soit 
quelque-  chose  de  nouveau  qui  commence  à  Rome.  Les  vieux 
Romains  se  partageaient  entre  la  vie  publique  et  la  vie  de  famille  ; 
elles  prenaient  tout  leur  temps  et  il  ne  leur  en  restait  guère  pour 
ce  que  nous  appelons  la  vie  du  monde,  c'est-à-dire  pour  ces 
réunions  intermédiaires,  plus  ouvertes  que  la  famille,  moins 
nombreuses  que  les  assemblées  politiques,  et  qui  tiennent  le 
milieu  entre  les  deux.  Évidemment  la  société  qui  se  rassemblait 
autour  de  Scipion  avait  un  peu  ce  caractère;  et,  quoiqu'on  doive 
se  défendre  d'assimilations  qui  ne  sont  jamais  qu'à  moitié  vraies, 
nous  ne  pouvons  nous  empêcher,  en  l'étudiant,  de  songer  un 
peu  à  nous-mêmes  et  à  notre  histoire,  et  de  trouver  que,  par 
certains  côtés,  elle  nous  rappelle  nos  salons  du  xvii*  et  du 
xvni°  siècle. 


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A   PROPOS    D*UN    MOT   LATIN.  95 

Elle  en  diffère  pourtant  en  ce  que  les  femmes  n'y  tenaient 
aucune  place,  tandis  que  dans  nos  salons  elles  dominaient,  et 
cette  différence  est  capitale.  La  présence  des  femmes  donne  aux 
réunions  mondaines  un  caractère  particulier.  Sans  parler  du 
charme  qu'elle  y  apporte,  elle  a  un  avantage  précieux  :  elle  les 
maintient  dans  un  milieu  convenable  entre  une  liberté  excessive 
et  un  sérieux  exagéré.  Les  amis  de  Scipion  étant  choisis  dans  un 
monde  distingué,  le  premier  de  ces  défauts  n'était  guère  à 
craindre  :  leurs  habitudes  de  vie  élégante  devaient  les  mettre  à 
Tabri  de  toute  grossièreté  dans  leurs  propos  et  leurs  manières. 
Mais  on  pouvait  redouter  l'autre.  Ces  jeunes  gens  venaient  de 
traverser  des  écoles  de  grammairiens  et  de  philosophes,  ils  vi- 
vaient dans  l'intimité  de  savans  grecs,  ils  pouvaient  avoir  gardé 
de  ce  commerce  quelques  hcU)itudes  de  pédantisme  ;  le  bon  sens 
romain  les  en  préserva.  Nous  voyons  qu'au  lieu  d'étaler  leurs 
connaissances,  ils  mettent  une  certaine  coquetterie  à  les  dissi- 
muler. Ils  ne  veulent  pas  qu'on  les  prenne  pour  des  savans  de 
métier;  ils  sont  simplement,  prétendent-ils,  de  bons  bourgeois 
sans  prétention  {unus  e  togatis),  qui  répètent  ce  que  l'usage 
de  la  vie  ou  les  exemples  de  leurs  pères  leur  ont  appris.  Ils  re- 
prochaient aux  Grecs  d'avoir  la  vanité  de  leur  science, d'être  pas-» 
sionnés  de  disputes,  d'entamer  hors  de  propos,  devant  des  gens 
incapables  de  les  comprendre,  des  controverses  subtiles,  de  sou- 
lever de  préférence  des  problèmes  insolubles  et  inutiles.  Eux, 
au  contraire,  s'attachaient  surtout  à  la  morale  de  tous  les  jours  ; 
ils  choisissaient  des  questions  que  peut  résoudre  l'expérience  de 
la  vie  commune,  et  les  traitaient  sans  effort  de  dialectique,  sans 
appareil  de  raisonnement,  «  à  la  bonne  franquette,  pingui  Mi- 
nerva.  »  En  un  mot,  tandis  que  les  Grecs  leur  semblaient  des 
professeurs  qui  ont  peine  à  quitter  le  ton  de  l'école,  eux  se  pi- 
quaient de  n'être  que  des  gens  du  monde,  qui  causent  familière* 
ment  avec  des  amis  ;  et  je  crois  bien  que  c'était  leur  façon  ordi- 
naire de  converser  entre  eux,  quand  ils  avaient  la  joie  de  pouvoir 
se  réunir. 

Nous  ne  sommes  guère  informés  des  lieux  où  ils  se  réunis- 
saient d'ordinaire.  Tout  au  plus  peut-on  essayer  de  les  imaginer 
d'après  les  dialogues  de  Gicéron.  On  sait  que  les  Romains  ont 
conservé  longtemps  l'habitude  de  ne  venir  à  la  ville  que  pour 
leurs  affaires.  Quand  ils  n'avaient  pas  à  voter  au  Champ  de 
Mars,  à  siéger  au  Sénat,  à  parler  au  Forum,  à  défendre  un  client 


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9fi  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

devant  les  tribunaux,  ils  restaient  aux  champs.  C'est  donc  dans 
leurs  villas  des  environs  de  Rome  que  devaient  se  rencontrer 
d'ordinaire  les  amis  de  Scipion.  Ils  s'y  réunissaient  sans  doute 
dans  des  repas  communs  :  «  C'est  là,  disait  Caton,  en  faisant 
allusion  à  Tétymologie  du  mot  conviviurrij  c'est  là  qu'on  vit 
véritablement  ensemble.  »  Le  plus  souvent,  suivant  la  saison,  ils 
se  promenaient  sous  les  portiques,  ou  dans  les  bosquets  à  l'ombre 
des  grands  arbres;  ils  s'asseyaient  auprès  de  la  statue  d'un  sage^ 
au  milieu  de  quelque  pelouse  ;  ou  bien  encore  ils  longeaient 
une  rivière,  —  non  pas  un  de  ces  petits  ruisseaux  de  fantaisie 
dont  les  riches  ornaient  leurs  jardins,  où  l'on  se  plaisait  à  mé- 
nager des  iles  en  miniature  et  des  apparences  de  cascades  qu'on 
appelait  pompeusement  des  cataractes,  —  mais  une  rivière  véri- 
table, coulant  librement  dans  la  campagne,  en  pleine  nature  (1). 
Ainsi  faisait  Socrate,  que  Platon  nous  dépeint,  dans  le  Phèdre ^ 
suivant  le  cours  de  l'ilissus,  les  pieds  nus,  dans  l'eau,  jusqu'au 
moment  où  il  s'assied  sans  façon  sur  la  berge,  à  l'ombre  d'un 
platane,  avec  ses  disciples.  Mais  les  grands  seigneurs  de  Rome 
sont  plus  délicats  et  tiennent  à  leurs  aises  :  ils  se  font  apporter 
des  coussins  (2),  et  quand  ils  sont  convenablement  installés, 
rentre  tien  commence. 


IV 


De  ces  entretiens,  personne  assurément  ne  tenait  registre; 
cependant,  ils  ne  sont  pas  tout  à  fait  perdus.  Cicéron  prétend 
tenir  de  Rutilius  Rufus,  quand  il  l'alla  voir  à  Smyrne,  avec  son 
frère  et  Atticus,  celui  dont  il  a  tiré  son  bel  ouvrage  de  la  Répu- 
blique. Ailleurs,  il  affirme  que  son  maître  Scœvola,  qui  lui 
enseigna  la  jurisprudence,  lui  a  rapporté  la  conversation  de 
Lailius  avec  ses  amis,  qui  est  devenue  le  traité  de  V Amitié.  Il 
ajoute,  il  est  vrai,  que,  s'il  est  parti  de  ce  qu'on  lui  a  raconté, 
il  a  traité  le  sujet  à  sa  façon  [meo  arbitratu\  et  je  suis  bien  con- 
vaincu qu'il  a  plus  consulté  son  imagination  qu'il  n'a  reproduit 
le  récit  qu'on  lui  avait  fait;  c'est  son  habitude.  Rien  pourtant  ne 
nous  force  à  croire  qu'il  ait  tout  inventé.  Comment  Scipion  et  ses 

(1)  Tous  ces  détails  sont  tirés  des  préludes  des  divers  dialogues  de  Cicéron, 
surtout  de  celui  du  second  livre  des  Lois, 

(2)  De  Oraiore,  1,  7. 


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A  PROPOS  d'un  mot  latin.  ^'^  97 

amis  anraient-ils  oublié  les  enseignemens  de  Polybe  au  sujet  de 
la  constitution  romaine?  Les  occasions  de  se  les  rappeler  ne 
manquaient  pas  au  milieu  des  troubles  qui  la  mettaient  en  péril. 
Ils  ont  dû  en  parler  plus  d'une  fois  ensemble  pour  atténuer  les 
tristesses  que  leur  causaient  les  malheurs  publics,  et  quy 
aurait-il  d'étonnant  que  Rutilius  se  fût  souvenu,  dans  son  exil, 
d'une  de  ces  conversations  qui  l'avait  plus  frappé  que  les  autres? 
Sur  ces  souvenirs,  que  le  temps  avait  affaiblis,  mais  non  effacés, 
Cicéron  a  brodé  sans  scrupule;  mais  il  est  bien  possible  que  sa 
fantaisie  ait  travaillé  sur  un  fond  véritable.  On  peut  croire  aussi 
que  les  leçons  de  Pana^tius  n'ont  pas  disparu  de  la  mémoire  de 
ses  disciples,  et  qu'ils  sont  revenus  plus  d'une  fois  sur  les  sujets 
qu'il  aimait  à  traiter.  On  a  vu  que  ces  sujets  étaient  d'ordinaire 
empruntés  à  la  morale  pratique  ;  ils  sont  de  tous  les  temps,  on 
ne  peut  pas  leur  échapper  et  tous  les  incidens  de  la  vie  les  im- 
posent à  nos  réflexions.  De  plus,  à  ce  moment,  ils  étaient  d'ac/wa- 
lité^  conmie  on  dit  aujourd'hui.  La  curiosité  des  Grecs  s'était 
attachée  à  les  étudier;  ils  en  avaient  donné  des  solutions  nou- 
velles, et  cette  nouveauté  les  avait  mis  à  la  mode.  Partout  où 
pénétraient  les  lettres  grecques,  c'est-à-dire  dans  tout  le  monde 
civilisé,  on  dévorait  les  ouvrages  des  Socratiques  où  sont  agités 
les  problèmes  de  la  vie.  Et  qu'on  ne  dise  pas  que  les  questions 
de  ce  genre,  bonnes  pour  les  écoles  et  les  entretiens  savans,  ne 
conviennent  pas  aux  conversations  mondaines.  On  discutait  chez 
Scipion  sur  le  souverain  bien,  sur  les  conflits  de  l'intérêt  et  du 
devoir,  comme  on  parlait  de  la  grâce  efficace  ou  suffisante  à 
l'hôtel  de  Rambouillet,  ou  chez  M"*  Geoffrin  des  théories  de  Mon- 
tesquieu sur  le  régime  constitutionnel.  Je  ne  vois  donc  pas  de 
motif  pour  refuser  de  croire  Cicéron  quand  il  nous  dit  qu'il  a 
repris  dans  deux  de  ses  dialogues  les  sujets  que  Scipion  et  ses 
amis  traitaient  dans  leurs  entretiens;  et  si  ce  témoignage  est 
vrai,  si  nous  connaissons  d'une  manière  plus  exacte  ce  qui  se 
faisait,  ce  qui  se  disait  dans  cette  société,  il  nous  devient  plus 
facile  de  nous  rendre  compte  de  l'action  qu'elle  a  exercée  autour 
d'elle. 

Il  ne  faudrait  pas  croire  que  les  réunions  comme  celle  de 
Scipion,  parce  qpi'elles  sont  composées  de  peu  de  personnes, 
qu'elles  affectent  de  s'isoler  et  de  vivre  à  part,  passent  inaperçues. 
11  semble  au  contraire  que  cette  attitude  qu'elles  prennent  attire 
les  yeux  sur  elles;  plus  elles  paraissent  se  dissimuler,  plus  on 

TOME  XX XVII.  —  1907.  7 


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98  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

i 

veut  les  connaître.  Chez  nous,  dans  le  monde  intelligent  de  Paris, 
personne,  au  xvii*  siècle,Jn'ignorait  l'hôtel  de  Rambouillet  ou  les 
autres  sociétés  littéraires;  et  môme,  quoique  les  relations  fussent 
alors  plus  difficiles  et  plus  rares  entre  Paris  et  la  province,  la 
renommée  s'en  était  répandue  jusqu'aux  extrémités  de  la  France. 
On  a  souvent  cité  le  passage  de  Chapelle,  où  il  raconte  qu'il  ne 
fut  pas  peu  surpris,  dans  son  voyage,  de  rencontrer  ;à  Montpel- 
lier des  précieuses  qui  affectaient  d'imiter  les  mignardises  et  le 
parler  gras  de  celles  de  Paris,  qui  dissertaient  sur  VAlaric  et  le 
MoïsCf  sur  la  Clélie  et  le  Cyrus,  et  qui  lui  demandaient  des  nou- 
velles «  de  ces  messieurs  de  l'Académie.  »  Quant  aux  salons  du 
xvui*  siècle,  c'est  bien  au  delà  de  la  France  qu'ils  étaient  connus. 
On  en  parlait  dans  l'Europe  entière,  et  ils  étaient  partout  le 
modèle  sur  lequel  l'esprit  public  essayait  de  se  former. 

Soyons  assurés  que  la  société  de  Scipion  n'a  pas  échappé 
non  plus  h  la  curiosité  publique.  Dès  Tépoque  où  furent  repré- 
sentées les  premières  pièces  de  Térence,  c'est-à-dire  quand  elle 
venait  à  peine  de  naître,  elle  était  déjà  en  grand  honneur.  Elle 
occupait  sans  doute  les  conversations  des  oisifs  quand  ils  se  ras- 
semblaient au  Forum,  près  de  la  tribune,  ou  dans  les  basiliques 
voisines.  Puisqu'on  en  parlait  beaucoup,  il  était  naturel  qu*on 
cherchât  à  l'imiter;  c'était  sans  doute  une  manière  de  se  mettre 
à  la  mode.  Des  réunions  durent  se  former,  dans  lesquelles  des 
personnes  lettrées,  ou  qui  voulaient  s'en  donner  la  réputation, 
causaient  volontiers  entre  elles  de  sujets  de  morale  et  de  philo- 
sophie. L'habitude  s'en  était  conservée  à  l'époque  suivante,  dans 
les  beaux  jours  du  siècle  d'Auguste.  Horace  qui  venait  de  s'éta- 
blir dans  la  villa  que  Mécène  lui  avait  donnée,  et  jouissait  du 
plaisir  d'être  chez  lui,  nous  raconte  qu'il  reçoit  à  sa  table 
quelques  campagnards  des  environs.  Il  nous  dit  qu'on  y  vient 
s4ns  cérémonie,  que  personne  ne  se  croit  obligé  d'obéir  aux  lois 
rigoureuses  de  l'étiquette  qui  régissaient  alors  les  repas,  et  dont 
Varron  avait  rédigé  le  code,  que  chacun  y  fait  ce  qu'il  veut  et 
y  dit  ce  qui  lui  plaît.  On  n'y  répète  pas,  comme  à  l'ordinaire,  les 
cancans  du  voisinage  ou  ces  nouvelles  des  théâtres,  qui  sont 
l'aliment  des  conversations  romaines  et  se  répandent  jusque  dans 
la  banlieue;  «  on  y  parle  de  ce  qu'il  importe  avant  tout  de  con- 
naître, de  ce  qu'il  serait  dangereux  d'ignorer;  on  cherche  si  c'est 
la  richesse  qui  fait  le  bonheur,  ou  la  vertu  ;  sur  quel  fondement 
expose  la  véritable  amitié;  quel  est  le   principe  et  la  règle  du 


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A  PROPOS  d'un  mot  Latin.  99 

souverain  bien  (1),  »  et  il  affirme  que  ces  entretiens,  qui  nous 
semblent  un  peu  graves  pour  un  diner  sans  façon,  le  rendent 
beureux  comme  un  Dieu  :  0  noctes  cssnssque  Deumt  Ces  ques- 
tions sont  celles  mêmes  qu'agitaient  les  disciples  de  Pansstius^  à 
la  table  de  Scipion.  Si  elles  faisaient  encore  à  Tépoque  d'Horace 
des  conversations  de  dessert  qui  le  ravissaient,  qu'on  juge  de 
l'intérêt  qu'elles  devaient  avoir,  dans  leur  nouveauté,  pour  des 
gens  plus  capables  de  les  comprendre  que  les  bons  propriétaires 
des  maisons  de  campagne  de  Tibur. 

C'est  au  temps  de  Scipion  que  s'achève  l'initiation  de  Bome 
aux  lettres  et  k  }a  vie  grecques.  Gomme  on  voit  qu'elle  est  com- 
plète au  moment  où  Cicéron  commence  d'écrire  et  dès  ses  pre- 
miers ouvrages,  il  faut  qu'elle  remonte  un  peu  plus  haut  que  lui, 
c'est-à-dire  à  la  génération  qui  l'a  précédé  de  quelques  années. 
Dès  la  fin  du  vi*  siècle,  Rome  a  pris  de  la  civilisation  hellé- 
nique tout  ce  que  comporte  son  génie,  et  dès  lors  une  grande 
époque  littéraire  se  prépare  pour  elle. 


L'œuvre,  comme  on  le  voit,  s'était  faite  lentement;  dans  les 
assimilations  de  ce  genre,  c'est  une  première  condition  de  suc- 
cès. Mais  il  y  en  avait  d'autres,  qui  n'étaient  pas  moins  néces- 
saires et  qui  rendirent  l'union  intime  et  durable.  Ici  encore 
nous  allons  retrouver  l'action  de  Scipion  et  de  ses  amis. 

Pour  mieux  apprécier  la  manière  dont  ils  se  sont  conduits 
en  cette  occasion  et  rendre  hommage  à  leur  sagesse  et  à  leur 
patriotisme,  il  convient  de  remonter  un  peu  plus  haut.  Rappe- 
lons-nous que,  dès  les  premières  relations  que  les  Grecs  et  les 
Romains  ont  eues  ensemble,  les  affinités  de  leur  religion  et  de 
leur  langage  n'ont  pas  pu  leur  échapper,  et  qu'ils  ont  dû  confusé- 
ment reconnaître  qu'ils  étaient  du  même  sang.  Mais  pour  être  très 
proches  parens,  on  n'en  est  pas  toujours  plus  amis.  En  même 
temps  qu'ils  voyaient  les  ressemblances  qui  se  trouvent  entre 
eux,  ils  étaient  frappés  des  diversités.  Elles  s'accusèrent  davan- 
tage quand  la  défaite  de  Persée  et  d'Antiochus  eut  mis  le 
monde  grec  dans  les  mains  de  Rome.  Cette  situation  rendit  les 


(1)  Horace,  Sat,  II,  a. 


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"^^ww, 


100  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

rapports  des  deux  peuples  plus  compliqués  et  plus  délicats,  et 
il  devint  visible  qu'il  y  avait  à  la  fois  entre  eux  beaucoup  d'attrait 
et  quelques  antipathies. 

Les  sentimens  des  Grecs  à  l'égard  des  Romains  se  devinent 
facilement,  quand  on  les  connaît.  Leur  défaite  ne  leur  avait  pas 
fait  perdre  la  bonne  opinion  qu'ils  avaient  d'eux-mêmes  ;  ils  mé- 
prisaient les  Romains  qu'ils  trouvaient  lourds,  épais,  grossiers, 
et  qui  leur  semblaient  d'une  race  inférieure,  mais  il  ne  faltait 
pas  le  leur  laisser  voir.  C'étaient  les  maîtres  ;  on  les  flattait  pour 
obtenir  leurs  bonnes  grâces,  on  les  comblait  de  louanges  men- 
songères, on  leur  prodiguait  les  témoignages  de  la  plus  basse  ser- 
vilité. Les  Grecs  éprouvaient  donc  pour  les  Romains  un  mépris 
sincère  et  affectaient  une  admiration  de  complaisance.  Chez  les 
Romains,  c'était  le  contraire  ;  ik  ne  pouvaient  se  défendre  d'ad- 
mirer les  Grecs  en  toute  sincérité  :  et  non  seulement  les  lettrés, 
les  gens  de  goût,  étaient  passionnés  pour  les  œuvres  de  leurs 
poètes,  de  leurs  savans,  de  leurs  artistes,  mais  dans  toutes  les 
classes  de  la  société  on  se  sentait  attiré  vers  eux  par  la  sou- 
plesse de  leur  esprit,  l'agrément  de  leurs  manières,  lart  qu'ils 
avaient  de  se  plier  à  toutes  les  circonstances,  de  trouver  des  res- 
sources dans  toutes  les  occasions,  d'être  propres  à  tous  les  métiers. 
Quand  ils  s'étaient  glissés  dans  une  maison,  ils  y  devenaient 
bientôt  indispensables,  et  l'on  ne  pouvait  plus  se  passer  d'eux. 
Cependant  c'était  un  devoir  pour  le  maître  de  garder  sa  dignité 
de  Romain  et  son  attitude  de  victorieux.  Il  avait  donc  soin  de 
cacher  en  leur  présence  ce  qu'au  fond  il  ressentait  pour  eux. 
Souvent  même  il  les  raillait,  il  leur  disait  de  dures  vérités,  il 
avait  l'air  de  les  mépriser.  Eux  ne  s'en  préoccupaient  guère  :  ils 
savaient  bien  que  ce  mépris  n'était  qu'une  apparence,  et  qu'il 
recouvrait  une  admiration  réelle. 

Il  suit  de  là  qu'en  réalité  Thellénisme  ne  devait  pas  rencon- 
trer à  Rome  de  résistance  bien  sérieuse.  Caton  lui-même,  qui 
fut  son  ennemi  le  plus  acharné,  se  contenta  de  protestations 
bruyantes  et  ne  prit  pas  contre  lui  de  mesures  efficaces;  comme  il 
lui  est  arrivé  souvent  dans  sa  carrière  politique,  il  fit  plus  de 
bruit  que  de  besogne.  Il  n^en  est  pas  moins  vrai  que  ceux  qui 
travaillaient  à  le  faire  triompher  avaient  quelques  précautions 
à  prendre  et  qu'il  leur  fallait  ménager  Tamour-propre  national. 
Les  philhellènes  des  premiers  temps,  dans  leur  enthousiasme 
de  néophytes,  étaient  allés  trop  vite  et  trop  loin.  On  avait  vu  le 


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A  PROPOS  d'un  mot  latin.  101 

premier  Scîpion,  pendant  qu'il  préparait  son  expédition  d'Afrique, 
mener  la  vie  grecque  {grœcarï)  en  Sicile,  fréquenter  les  gym- 
nases, les  palestres,  paraître  en  public  le  menton  rasé,  vêtu  d'un 
pallium,  avec  des  sandales  aux  pieds.  Les  vieux  Romains  en 
étaient  indignés,  et  Caton  ne  le  lui  a  pas  pardonné,  même  après 
sa  victoire. 

On  n'avait  rien  à  craindre  de  semblable  cbez  Scipion  Émi- 
lien.  Outre  qu'il  était  modéré  de  nature,  ennemi  des  exagérations, 
conune  il  connaissait  mieux  les  Grecs,  il  se  laissait  moins  sé- 
duire au  dehors  de  la  civilisation  hellénique;  il  n'en  voulait 
prendre  que  ce  qu'elle  avait  de  meilleur.  Ces  susceptibilités,  que 
beaucoup  de  Romains  témoignaient  contre  elle,  tenaient  après 
tout  à  des  motifs  honorables  :  il  trouvait  juste  qu'on  les  respectât. 
Lui-même,  par  beaucoup  de  côtés,  était  un  homme  des  anciens 
temps  et  il  s'en  faisait  gloire.  Sa  censure  fut  presque  aussi  sé- 
vère que  celle  de  Caton,  et  il  y  prononça  un  discours  dont  on  se 
souvenait  pour  exhorter  les  citoyens  au  respect  des  mœurs  an- 
tiques, n  avait  peu  de  goût  pour  les  jeunes  gens  qui  affectaient 
de  s'en  écarter  et  d'introduire  des  modes  nouvelles.  Il  reprochait 
à  Sulpicius  Gallus  de  se  parfumer,  de  s'épiler  soigneusement  la 
barbe  et  les  sourcils,  de  faire  sa  toilette  en  face  d'un  miroir,  de 
porter  des  tuniques  qui,  au  lieu  de  laisser  les  bras  nus,  retom- 
baient sur  les  mains  et  les  recouvraient  entièrement.  Nous 
avons  conservé  le  fragment  d'un  de  ses  discours  où  il  s'indigne 
qu'on  ait  ouvert  à  Rome  une  école  de  danse.  Il  raconte  qu'on  le 
lui  avait  dit,  mais  qu'il  ne  voulait  pas  le  croire.  Il  s'y  est  laissé 
conduire,  et  il  y  a  vu  plus  de  cinquante  garçons  ou  filles  de  bonne 
naissance,  entre  autres  le  fils  d'un  candidat  aux  honneurs 
publics,  un  jeune  homme  de  plus  de  douze  ans,  qui  avait  au  cou 
la  boule  d'or  que  portaient  les  jeunes  patriciens,  «  et  dansait 
avec  des  castagnettes  une  danse  tellement  obscène  qu'un  esclave 
impudique  n'oserait  pas  se  la  permettre.  » 

Ces  senti  mens  de  vieux  Romain  que  Scipion  exprime  ici 
avec  tant  de  force,  il  les  avait  inspirés  sans  doute  &  ceux  qui 
ientouraient,  et  je  remarque  qu'on  en  retrouve  quelque  trace 
chez  les  deux  grands  poètes  qui  furent  ses  amis.  Même  Térence, 
Cfue  nous  avons  l'habitude  de  ranger  parmi  les  partisans  les 
plus  déclarés  de  l'hellénisme,  et  qui,  comme  nous  venons  de  le 
voir,  a  beaucoup  travaillé  à  répandre  la  vie  grecque  à  Rome, 
n'entendait  pas  qu'on  y  mit  trop  d'excès.  Ce  qui  le  prouve,  c'est 


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102  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

que  les  premiers  ennemis  contre  lesquels  il  «ut  à  se  défendre  lui 
reprochaient  de  gâter  les  pièces  de  Ménandre  et  de  prendre  trop 
de  liberté  en  les  reproduisant.  Ds  ne  voulaient  pas  qu'on  y 
changeât  rien,  quand  on  les  imitait.  Lui,  au  contraire,  les  accuse 
d'âtre  des  délicats,  dés  raffinés,  qui  poussent  trop  loin  les  scru- 
pules littéraires,  et  qui  finissent  «  par  ne  plus  rien  entendre  aux 
choses  à  force  de  faire  les  entendus.  »  Quand  il  lui  faut  choisir 
des  défenseurs,  il  les  prend  sans  hésiter  dans  la  vieille  tradition 
romaine,  il  se  met  sous  le  patronage  de  Naevius,de  Plante, 
d'Ennius,  et  déclare  «  qu'il  aime  mieux  ce  qu'on  appelle  leur 
négligence  que  la  basse  régularité  de  ceux  qui  l'attaquent  (1).  » 
Lucilius  est  plus  explicite  encore,  et  plus  vif.  Assurément  il  s'est 
mis  lui  aussi  à  l'école  de  la  Grèce,  mais  il  n'est  pas  un  écolier 
timide,  et,  tout  en  l'admirant,  il  prétend  la  juger.  Son  respect 
pour  Homère  ne  l'empêche  pas  de  plaisanter  à  l'occasion  sur 
Hélène  et  Pénélope  ;  quoiqu'il  consacre  tout  un  livre  dans  son 
œuvre  à  des  questions  de  grammaire  qu'il  discute  avec  gravité,  il 
se  moque  des  avocats  qui  abusent  des  divisions  et  des  subdivi- 
sions et  dont  c'est  l'unique  souci  de  distribuer  artistement  les 
mots  dans  la  phrase  ;  il  raille  ces  petits- maîtres  qui  affectent 
de  ne  parler  qu'en  grec  ;  et  malgré  son  goût  sincère  pour  les 
philosophes,  il  n'hésite  pas  à  reconnaître  qu'un  bon  manteau, 
quand  il  fait  froid,  rend  plus  de  services  qu'un  maître  de  philo- 
sophie. Remarquons  que  Térence  a  vécu  dans  la  société  de  Sci- 
pion  quand  elle  était  encore  toute  jeune,  et  que  Lucilius  ne  la 
fréquentée  que  dans  les  dernières  années.  On  en  peut  conclure 
(}ue  cette  société  a  persisté  pendant  toute  son  existence  dans  les 
mêmes  sentimens;  que,  jusqu'à  la  fin,  son  culte  pour  l'art  grec 
s'est  préservé  de  toute  superstition  ;  qu'elle  n'a  imité  les  mœurs 
étrangères  qu'à  la  condition  de  ne  pas  compromettre  les  tradi- 
tions nationales;  qu'en  un  mot,  en  devenant  grecque  par  quelques 
côtés,  elle  est  toujours  au  fond  restée  romaine.  Cette  modéra- 
lion  en  toutes  choses  était  l'esprit  même  de  Scipion.  Ses  amis 
le  savaient  bien,  et  s'ils  l'ont  fidèlement  suivi,  c'est  qu'ils  étaient 
sûrs  qu'il  ne  les  mènerait  pas  trop  loin. 

(1)  Andria,  prologue. 


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A  PROPOS   DUN   MOT   a^ATIN. 


VI 


103 


Parmi  les  motifs  que  les  vieux  Romains  pouvaient  avoir  de  se 
défier  des  idées  nouvelles  qui  leur  venaient  de  la  Grèce,  il  y  en 
avait  un  qui  devait  leur  paraître  plus  grave  que  les  autres.  On 
a  vu  que  le  dernier  mot  de  Vhumanilas  est  l'amour  de  Thomm^ 
en  général,  sans  distinction  de  race  et  de  peuple,  uniquement 
parce  qu'il  est  homme.  Ce  sentiment  semble  d'abord  en  contra- 
diction avec  l'affection  jalouse  que  chaque  pays  réclame  de  ses 
enfans  et  qui  ne  souffre  pas  de  partage.  Comment  les  accorder 
ensemble?  Faut-il  les  sacrifier  l'un  à  l'autre,  ou  peut-on  le^ 
conserver  tous  les  deux?  Le  conflit  entre  le  cosmopolitisme  et  la 
patrie,  qui  a  pris  de  nos  jours  une  intensité  particulière  et 
menace  de  troubler  les  sociétés  modernes,  remonte  haut  :  il  a 
son  origine  dans  certaines  doctrines  des  écoles  philosophiques 
de  la  Grèce.  Cependant,  les  Grecs  ne  paraissent  pas  s'en  être  in-f 
quiétés.  C'est  qu'en  réalité  Tidée  de  la  patrie  ne  les  préoccupait 
guère.  Cette  idée  était  surtout  pour  eux  un  produit  de  leur  vanité; 
la  Grèce  étant  sans  contestation  le  pays  privilégié  de  l'intelligence, 
tout  ce  qui  n'est  pas  grec,  ils  l'appellent  barbare,  et  le  mépris 
qu'ils  ont  pour  les  barbares  leur  fait  sentir  l'orgueil  d'être 
Grecs.  Mais  il  ne  semble  pas  qu'ils  se  rendent  bien  compte  de 
ce  que  la  patrie  est  en  droit  d'exiger  de  nous  pour  la  défense  de 
son  honneur  ou  de  sa  liberté.  Â  l'exception  du  grand  élan  des 
guerres  médiques,  ils  ne  sont  jamais  arrivés  à  s'unir  contre 
l'étranger;  et  même  alors  ils  n'étaient  pas  tous  parmi  les  com- 
battans  de  Marathon  ou  de  Salami  ne.  Leur  affection  se  concen-» 
trait  volontiers  autour  du  petit  endroit  d'où  ils  étaient  origi- 
naires. On  a  remarqué  que  les  constitutions  qu'imaginaient 
leurs  philosophes  sont  faites  pour  des  pays  de  peu  d'étendue  : 
elles  concernent  des  villes  médiocrement  peuplées,  où  l'individu 
pourra  garder  toute  son  importance.  C'est  la  cité  qui  en  est  le 
cadre  ordinaire,  et  tout  au  plus,  quand  le  danger  devint  pressant, 
quelques  cités  parvinrent  à  se  grouper  ensemble  pour  former 
une  ligue.  La  patrie  n'apparaît  donc  pas  dans  les  combinaisons 
des  politiques  ;  elle  ne  semble  pas  non  plus  avoir  de  place  dans 
les  rêves  des  sages.  Lorsqu'ils  voulurent  échapper  à  la  concep- 
tion étroite  de  la  cité,  ils  dépassèrent  la  patrie,  et  la  philosophie 


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i04  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

leur  suggéra  l'idée  de  rhumanité.  On  demandait  à  Socrate  de 
quel  pays  il  était,  il  répondit  :  «  Je  ne  suis  ni  Athénien,  ni 
Grec  ;  je  suis  citoyen  du  monde.  » 

Voilà  une  réponse  qu'un  Romain  n'aurait  pas  faite.  Je  ne 
parlt  pas  de  Scipion  qui  ne  se  serait  jamais  imaginé  que  sous 
aucun  prétexte  et  pour  aucune  raison  on  pût  répudier  sa  patrie. 
On  lui  avait  donné  Tordre  de  détruire  Carthàge.  Peut-être  le 
trouvait-il  un  peu  rigoureux  :  il  avait  le  sentiment  de  l'huma- 
nité. Quand  Tincendie  fut  sur  le  point  d'achever  son  œuvre, 
il  songea  aux  vicissitudes  des  fortunes  humaines,  à  ce  qui 
pouvait  un  jour  arriver  à  son  pays;  Polybe,  qui  était  près  de  lui, 
nous  dit  qu'il  cita  tristement  un  vers  d'Homère  et  versa  quelques 
larmes  ;  mais  Tordre  fut  exécuté  et  Carthàge  s'abima  dans  les 
flammes.  Avec  Cicéron  la  question  se  pose  d'une  manière  pré- 
cise ;  il  s  appelle,  comme  Socrate,  citoyen  du  monde,  mais  avant 
tout  il  entend  rester  citoyen  de  Rome.  Il  sait  ce  qu'il  doit  à  sa 
patrie,  que  nous  lui  appartenons  tout  entiers,  «  et  qu'il  ne  nous 
est  permis  d'employer  à  notre  usage  que  la  partie  de  nous^ 
mômes  dont  elle  n'a  pas  besoin  (1).  »  Ailleurs  il  expose  encore 
plus  exactement  sa  pensée.  Il  se  place  en  présence  de  devoirs 
dififérens  et  montre  qu'il  y  en  a  un  qui  est  plus  impérieux  que 
les  autres  et  auquel  il  faut  les  subordonner.  Dans  un  beau  passage 
du  traité  des  Lois,  il  se  représente  visitant,  avec  son  frère,  la 
petite  ville  d'Arpinum,  d'où  ils  sont  originaires.  Il  Ta  toujours 
beaucoup  aimée  ;  il  y  retrouvait  avec  attendrissement  les  tradi- 
tions de  sa  race,  qui  était  ancienne  dans  le  pays,  ses  autels  do- 
mestiques, les  souvenirs  de  ses  aïeux.  Son  père,  que  sa  mau- 
vaise santé  retenait  loin  des  affaires  publiques,  avait  agrandi  la 
maison  de  famille,  mais  sans  détruire  l'ancienne,  où  ses  pères 
avaient  vécu.  On  la  reconnaissait  encore,  et,  par  sa  simplicité, 
elle  rappelait  celle  de  Curius  chez  les  Sabins.  Cicéron,  qui  y 
était  né,  n'y  retournait  pas  sans  émotion,  et  il  lui  échappe  de 
dire,  en  la  revoyant  :  «  C'est  là  qu'est  véritablement  ma  patrie  !  » 
Mais  il  se  reprend  aussitôt  ;  il  songe  qu'il  en  a  une  autre,  qui  se 
compose  de  la  )*éunion  des  cités  particulières,  et  s'élevant  au-dessus 
du  patriotisme  municipal,  ce  qu'un  Grec  n'a  jamais  pu  faire  en- 
tièrement, il  proclame  que  c'est  celle-là  qui  est  la  patrie  véri- 
table, qu'elle  doit  avoir  la  première  place,  «  qu'il  faut  nous  livrer 

(!)  De  Republica,  l,  4 


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▲  PROPOS  d'un  mot  latin.  105 

il  elle  tout  entiers,  lui  consacrer  tout  ce  que  nous  possédons, 
être  prêts  à  mourir  pour  la  défendre  (i).  »  Voilà  le  devoir,  et, 
comme  il  n'y  met  aucune  restriction,  nous  devons  en  conclure 
que  si  c'est  son  opinion  que  la  petite  patrie,  malgré  la  tendresse 
qu'il  a  pour  elle,  doit  céder  iî  la  grande,  h  plus  forte  raison 
Taffection  que  nous  éprouvons  pour  Vhumanité  doit  être  sacri- 
fiée à  celle  que  nous  inspire  notre  pays .  Les  conceptions  de  sa 
philosophie  généreuse  ne  lui  font  pas  oublier  la  réalité  des  faits. 
Il  n'ignore  pas  que  ces  sentimens  peuvent  entrer  en  conflit  en- 
semble, qu'il  y  a  des  occasions  où  ces  étrangers,  que  nous  vou- 
drions regarder  comme  des  frères,  deviennent  des  ennemis,  et 
que  nous  sommes  forcés  de  prendre  les  armes  pour  les  com- 
battre; il  pense  que  nous  ne  devons  pas  hésiter  à  le  faire.  Mais 
alors,  à  quoi  sert-il  de  s'être  proclamé  «  citoyen  du  monde,  »  et 
quel  profit  le  monde  pourrait-il  tirer  de  ces  belles  théories? 
Cicéron  entend  bien  que,  même  en  cette  extrémité,  Vhumanùe 
ne  perde  pas  ses  droits.  Il  veut  d'abord  qu'on  résiste  à  la  guerre 
tant  qu'il  sera  possible.  «  Puisqu'il  y  a  deux  manières  de  régler 
les  différends,  la  discussion  pacifique  (nous  dirions  aujourd'hui 
l'arbitrage)  ou  la  violence;  quQ  Tune  convient  à  l'homme  et  que 
l'autre  est  le  propre  des  bêtes  féroces,  il  faut  n'avoir  recours  à 
la  force  qu'après  que  les  autres  moyens  ont  été  épuisés  ;  et  dans 
tous  les  cas,  on  ne  doit  jamais  faire  la  guerre  que  pour  obtenir 
une  paix  équitable  qui  nous  permette  de  vivre  honorablement 
en  repos.  »  Si  nous  sommes  victorieux,  il  nous  interdit  d'abuser 
de  la  victoire.  Nous  devons  être  démens  envers  ceux  qui  n'ont 
pas  été  cruels  pendant  la  lutte  et  il  faut  leur  conserver  la  vie.  En 
un  mot,  on  doit  être  bien  convaincu  qu'il  y  a  des  limites  an 
droit  de  se  venger  et  de  punir  :  est  ulciscmdi  et  puniehdi 
modu${2). 

Si  Ton  songe  que  ces  belles  paroles  ont  été  prononcées  il  y  à 
plus  de  deux  mille  ans  et  avant  le  christianisme,  on  trouvera 
J)eut-êtrc  que  notre  civilisation  a  fait  depuis  cette  époque  Un  peu 
moins  de  progrès  qu'il  ne  nous  plait  de  le  croire  ou  de  le  dire. 

(1)  De  Ugibus,  II,  2. 

(2)  Tous  ces  beaux  préceptes  se  trouvent  surtout  dans  le  dernier  ouvrage  de 
Cicéron,  le  De  Officiis  au  livre  !•  u  et  m,  il. 


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106  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 


VII 


Il  est  vrai  qae  ce  sont  des  paroles,  et  qu'il  reste  à  savoir  ce 
qu'elles  sont  deveùues  dans  la  pratique. 

Il  faut  bien  avouer  que  les  Romains  n'ont  pas  fait  la  conquête 
du  monde  sans  commettre  des  injustices,  des  violences,  des 
cruautés  ;  Vhitmanité  était  un  idéal  pour  eux  plus  qu'une  règle, 
dont  ils  ne  se  sont  jamais  écartés.  Mais  tout  de  même ,  il  est 
beau  pour  un  peuple  d'avoir  un  idéal  et  de  le  placer  très  baut, 
au  risque  de  ne  pas  toujours  l'atteindre.  L'histoire  montre  d'ail* 
leurs  qu'ils  l'ont  souvent  réalisé  dans  les  limites  oti  il  pouvait 
l'être,  et  que  c'est  une  des  principales  raisons  qui  expliquent  qu'ils 
aient  pu  conquérir  un  si  vaste  empire  et  qu'ils  l'aient  gardé  si 
longtemps. 

On  peut  se  demander  d'abord  pourquoi  cette  bonne  fortune 
leur  est  échue  plutôt  qu'à  un  autre  peuple.  Il  semblait  qu'elle 
dût  revenir  aux  Grecs,  qui  les  dépassaient  par  tant  de  grandes 
qualités  et  de  qui  précisément  ils  tenaient  ce  qu'ils  avaient  appelé 
Vhumaniié,  Les  Grecs  paraissaient  bien  mieux  faits  que  les 
Romains  pour  réunir  les  peuples  autour  d'eux.  De  tout  temps 
ils  ont  exercé  un  attrait  singulier  sur  tous  ceux  qui  les  ont 
connus  ;  on  ne  pouvait  avoir  de  relation  même  passagère  avec  eux 
sans  devenir  leurs  admirateurs  et  leurs  élèves.  La  chevauchée 
d'Alexandre  à  travers  l'Orient  restera  toujours  une  merveille 
inexplicable.  Il  lui  a  suffi  de  traverser  avec  une  petite  armée  des 
nations  dont  on  savait  à  peine  l'existence  pour  y  laisser  une  em- 
preinte qui  ne  s'est  plus  effacée.  La  plupart  d'entre  elles,  à  ce 
contact  passager,  sont  devenues  grecques,  et  beaucoup  n'ont  pas 
cessé  de  l'être.  Il  est  vrai  que  l'Occident  s'est  montré  plus  rebelle. 
La  Grèce  l'a  pourtant  entamé  de  plusieurs  côtés;  sur  presque 
toutes  les  côtes  de  la  Méditerranée  elle  a  jeté  des  colonies.  Elle 
a  conquis  le  sud  de  l'Italie  et  la  Sicile  ;  elle  s'est  établie  aux 
embouchures  du  Rhône  et  dans  quelques  coins  de  l'Afrique; 
mais  là,  elle  a  été  supplantée  par  Rome,  quoiqu'elle  eût  l'avance 
sur  elle,  et  dans  les  pays  mêmes  où  elle  a  dominé  le  plus  long' 
temps  et  à  plusieurs  reprises,  elle  a  laissé  peu  de  traces. 

Une  des  raisons  qui  empêcha  sans  doute  les  Grecs  de  garder 
sur  certains  peuples  une  influence   durable,  c'est  qu'ils  ne  se 


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A  PROPOS  d'un  moi  latim.  107 

sont  pas  assez  appliqués  à  mettre  leurs  actions  d'accord  avec 
leurs  doctrines.  Ils  donnaient  de  très  beaux  préceptes  et  de  fort 
mauvais  exemples.  Pour  nous  borner  à  ce  qui  nous  occupe, 
c'est  de  l'école  socratique  que  venait  en  droite  ligne  le  vers 
célèbre  de  Térence  : 

Homo  sum^  humani  nihil  a  me  alienum  puio. 

Sénèque  disait  qu'il  devrait  être  dans  tous  les  cœurs  et  sur 
toutes  les  lèvres.  Les  Grecs,  qui  l'écrivaient  dans  leurs  livres, 
l'avaient  quelquefois  à  la  bouche,  mais  il  est  bien  sûr  qu'il  n'était 
pas  dans  leur  cœur.  D'abord  l'étranger,  le  barbare,  comme  ils 
disaient,n'était  pas  un  homme  peureux.  Aristote  pense  qu'on  peut 
tout  se  permettre  avec  lui,  et  il  trouve  même  qu'on  lui  rend  ser- 
vice en  le  forçant  d'obéir,  puisqu'il  est  incapable  de  se  gouverner. 
Platon  croit  être  très  généreux  quand  il  distingue  entre  la  guerre 
et  ce  qu'il  appelle  la  discorde.  Lorsqu^on  combat  contre  l'étran- 
ger, c'est  la  guerre  ;  la  lutte  entre  Grecs  est  simplement  la  dis- 
corde. Dans  la  guerre,  tout  est  permis  ;  on  peut  brûler  les  mai- 
sons, ravager  les  champs,  réduire  les  habitans  en  servitude, 
Platon  n'y  voit  pas  d'empêchement:  ce  sont  des  barbares.  On 
doit  être  un  peu  plus  modéré  quand  c'est  une  simple  discorde, 
c'est-à-dire  quand  on  a  des  Grecs  en  face  de  soi  ;  il  faut  alors  se 
contenter  d'enlever  la  récolte  de  l'année  et  l'on  ne  doit  pas  faire 
d'esclaves.  Mais  ces  timides  réserves  furent  rarement  respec- 
tées. Les  Grecs,  qui  se  battaient  toujours,  ne  se  battaient  guère 
qu'entre  eux,  et  les  luttes  fraternelles  sont,  comme  on  le  sait,  les 
plus  implacables  de  toutes.  On  n'y  reconnaissait  aucun  autre  droit 
que  celui  du  plus  fort.  Les  Athéniens  en  avaient  fait  un  principe 
qu'ils  appliquaient  sans  distinction  à  tous  leurs  ennemis,  Grecs 
ou  barbares.  «  Quand  les  forces  sont  inégales,  disaient-ils  k  leurs 
voisins  de  Mélos,  qui  les  imploraient,  la  justice  est  inutile;  le 
plus  faible  doit  céder.  »  Que  nous  voilà  loin  de  Vhumanité! 
Polybe  a  raconté  les  dernières  luttes  de  la  Grèce  ;  c'est  une  his- 
toire lamentable,  et  jamais  il  ne  s'est  commis  plus  d  atrocités.  Je 
ne  parle  pas  de  la  cruauté  des  foules:  la  foule  est  partout  Idche 
et  féroce,  et  nous  avons  vu,  en  pleine  civilisation,  des  spectacles 
qui  rappellent  ceux  qu'offrit  Alexandrie,  quand  la  populace  ivre 
de  sang  mit  en  lambeaux  Agathoclès  et  tous  les  siens.  Mais  des 
diefs  de  peuple,  comme  Nabis,  à  Sparte,  ou  Philippe,  en  Macé- 


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i08  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

doine,  qui  avaient  pu  fréquenter  les  grands  philosophes  et  en- 
tendre les  pièces  d'Euripide  ou  de  Ménandre,  inventaient  contre 
leurs  ennemis,  ou  ceux  qu'ils  croyaient  Tôtre,  des  supplices  qui 
font  frémir.  Us  avaient  pour  principe  que,  lorsqu'on  tue  quel- 
qu'un, il  ne  faut  laisser  vivre  aucun  des  siens  qui  puisse  le  ven- 
ger, et  ils  exterminaient  la  famille  entière.  C'est  évidenlment 
cette  façon  de  se  conduire  qui  a  découragé  les  sympathies  que 
s'étaient  attirées  les  Grecs  et  compromis  l'admiration  qu'exci- 
taient partout  les  chefs-d'œuvre  de  leur  art  et  de  leur  littéra- 
ture. 

Il  n'y  avait  rien  de  semblable  à  Rome.  Sans  doute  la  race  y 
est  rude,  les  lois  très  rigoureuses,  la  famille  surtout  sévèrement 
organisée,  femme,  enfans,  serviteurs  dans  la  main  du  père  et 
sous  une  dure  discipline.  Le  premier  aspect  de  cette  cité  sérieuse, 
que  dirige  une  aristocratie  solennelle,  plus  occupée  d'affaires  que 
de  plaisir,  est  loin  d'être  aussi  attrayant  que  celui  d'Athènes  où, 
selon  Bossuet,  «  les  fêtes  et  les  jeux  étaient  perpétuels,  où  l'es- 
prit, où  la  liberté  et  les  passions  donnaient  tous  les  jours  de 
nouveaux  spectacles.  »  Mais  au  moins  n'y  trouve-t-on  pas  au- 
tant de  ces  scènes  de  férocité  que  la  Grèce  nous  a  trop  souvent 
offertes.  Au  fond,  les  mœurs  y  étaient  plus  douces  qu'elles  ne  pa- 
raissent. Par  exemple,  les  Romains  se  piquent  d^avoir  diminué 
l'atrocité  des  supplices,  qui  est  une  des  hontes  du  monde  antique. 
a  II  n'y  a  pas  de  nation,  dit  un  de  leurs  écrivains,  qui  en  use  avec 
plus  de  douceur  que  nous  dans  la  punition  des  coupables  (1).  » 
C'était  la  vérité.  N'oublions  pas  que  Rome  est  la  première  qui  ait 
aboli  la  peine  de  mort  en  matière  politique.  Polybe  fut  très  SL^r- 
pris  de  voir,  quand  il  y  arriva,  qu'un  citoyen,  accusé  d'un  crime 
capital,  a  le  droit,  pendant  qu'on  délibère,  de  sortir  ouvertement 
de  la  ville  ;  tant  qu'il  reste  une  tribu  qui  n'a  pas  rendu  son  verdict, 
il  peut  se  soustraire  au  châtiment  par  Texil.  Les  Romains  passent 
pour  le  plus  guerrier  de  tous  les  peuples,  et  Ton  sait  qu'en  eflet 
le  temple  de  Janus  n'a  presque  jamais  été  fermé  chez  eux.  Il 
paraît  pourtant  à  certains  indices  qu'il  n'a  pas  toujours  été  facile 
d'arracher  ce  peuple  de  laboureurs  à  ses  fermes  et  à  ses  champs 
pour  le  jeter  sur  ses  voisins  et  qu'il  a  plus  souvent  subi  la  guerre 
qu'il  ne  l'a  cherchée;  mais  une  fois  qu'elle  est  commencée,  il  la 
mène  avec  vigueur.  Sa  main  s'abat  lourdement  sur  ceux  qui  lui 

(l)  Tito-UTe,  IV,  •. 

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▲  PROPOS  d'un  mot  latin.  109 

résistent,  et  quand  il  croit  avoir  afifaire  à  des  ennemis  qui  n'accep- 
teronC  jamais  sa  domination,  il  les  traite  sans  pitié:  il  a  détruit 
presque  en  même  temps  Carthage,  Numanceet  Corinthe.  Comme 
ces  paysans  sont  pressés  de  rentrer  chez  eux,  et  qu'ils  ont  pour 
principe  de  ne  faire  la  paix  que  quand  ils  sont  victorieux,  ils 
emploient  tous  les  procédés  pour  vaincre  le  plus  vite  possible. 
Après  tout,  ces  procédés  sont  ceux  dont  l'antiquité  a  usé  partout 
sans  scrupule  et  auxquels  les  nations  modernes  n'ont  pas  tout  à 
fait  renoncé.  Mais  après  la  victoire  leur  façon  d'agir  change. 
D  ordinaire  on  ne  les  suit  guère,  on  ne  les  étudie,  on  ne  les 
admire  que  pendant  qu'ils  livrent  la  bataille.  On  a  tort  :  c'est 
quand  elle  est  gagnée  qu'il  importe  surtout  de  les  voir  à  l'œuvre. 

Tout  d  abord,  et  dès  leurs  premières  entreprises,  nous  remar- 
quons que,  contrairement  aux  habitudes  des  nations  antiques, 
ils  ont  laissé  vivre  les  peuples  qu'ils  avaient  vaincus.  Il  est  vrai 
qu'au  début  au  moins  ces  peuples  étaient  des  Italiens,  des  frères; 
mais  on  a  vu  que  cette  considération  n'a  pas  arrêté  les  Grecs 
qui  semblaient  traiter  plus  mal  leurs  ennemis  quand  ils  étaient 
de  leur  sang.  Non  seulement  Rome  n'a  pas  exterminé  les  siens 
après  leur  défaite,  mais  même  elle  ne  les  a  pas  réduits  &  être 
des  sujets;  elle  en  a  fait  des  alliés,  et  ils  l'ont  aidée  à  vaincre  le 
monde.  Les  anciennes  inimitiés  ont  été  bientôt  oubliées.  Daiis 
l'éloge  enthousiaste  que  Virgile  a  fait  des  peuples  de  la  vieille 
Italie,  ceux  dont  il  exalté  surtout  le  courage,  qu'il  appelle  une 
race  de  héros,  «  les  Marses,  les  Sabins,  le  Ligure  accoutumé  à 
la  peine,  le  Yolsque  à  la  lance  pointue,  »  sont  précisément  les 
mêmes  qui  ont  arrêté  le  plus  longtemps  la  fortune  de  Rome. 
Au  lieu  de  se  souvenir  du  mal  qu'ils  lui  ont  fait,  elle  se  glorifie 
de  leur  valeur  dont  elle  a  eu  tant  à  souffrir.  Après  la  conquête  de 
ritalie,  Toxpérience  était  faite  ;  les  Romain^  avaient  trop  de  bon 
sens  pour  n'en  pas  profiter.  Dès  lors,  ils  sont  décidés  à  appliquer 
partout  la  méthode  qui  leur  a  si  bien  réussi.  Ils  feront  le  moins 
possible  de  guerres  d'extermination;  impitoyables  pendant  la  lutte, 
ils  seront  démens  après  la  victoire.  «  C'est  là,  dit  Cicéron,  le 
fondement  de  notre  domination  ;  c'est  ce  qui  a  étendu  si  loin  les 
limites  de  notre  empire  (!)•  » 

La  conquête  finie,  l'œuvre  n'était  que  commencée;  le  plus 
important  restait  à  faire.  Ces  peuples  qu'on  venait  de  soumettre, 

(1)  Pro  Batbo,  13. 


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HO  REVUE  DES   DEUX   MONDES. 

qu'on  avait  épargnés,  il  fallait  se  les  attacher  et  arriver  à  en 
faire  un  seul  peuple.  On  a  souvent  exposé  les  prqcédés  doût  se 
sont  servis  les  Romains  et  qui  ont  obtenu  un  si  merveilleux 
succès,  je  crois  inutile  d'y  revenir.  Je  ne  rappellerai  que  ceux 
dans  lesquels  se  retrouve  directement  Tinfluence  de  Vhumaniié 
D'abord,  ils  ont  apporté  aux  vaincus  une  civilisation  supé- 
rieure :  un  vainqueur  n'a  pas  de  moyen  plus  sûr  de  légitimer  sa 
Aactoire.  Cette  civilisation,  nous  avons  vu  qu'ils  la  tenaient  de 
la  Grèce  et  de  quelle  manière  ils  se  Tétaient  appropriée.  Certai- 
nement elle  avait  perdu  à  passer  d'un  peuple  à  l'autre  ;  et  pour- 
tant, je  me  demande  si,  sous  la  forme  nouvelle  qu'elle  avait 
prise,  elle  ne  convenait  pas  mieux  à  ceux  auxquels  on  allait 
l'appliquer.  Ils  étaient  de  nature  intelligens,  mais  encore  fort 
mal  dégrossis  ;  la  finesse,  la  subtilité,  la  grâce,  toutes  les  perfec- 
tions de  l'esprit  grec  pouvaient  leur  échapper.  Il  fallait,  comme 
dit  M"*  de  Sé%agné,  les  épaissir  un  peu,  pour  qu'il  fût  possible  à 
ces  ignorans  de  s'en  rendre  maîtres.  Ainsi  présentées,  ils  les  ont 
comprises  et  goûtées  du  premier  coup\  Elles  ont  pénétré  non  seu- 
lement en  Espagne  et  dans  la  Gaule,  mais  en  Afrique,  en  face  du 
désert,  &  Trêves,  &  Cologne,  à  quelques  pas  de  la  barbarie  ger- 
manique. La  passion  que  ces  pays  lointains  témoignent  pour  les 
lettres  latines  n'était  pas  uniquement  une  flatterie  pour  la  ville 
maîtresse;  il  y  entrait  plus  de  sincérité  qu'on  n'est  tenté  de  le 
croire.  Les  Romains  n'ont  pas  imposé  leur  civilisation  au  monde; 
le    monde  est  allé    au-devant  d'elle.  Rappelons-nous  que  les 
écoles  de  grammaire  et  de  rhétorique,  qui  firent  tant  pour  la 
répandre,   n'ont  pas    été    fondées    directement    par   l'autorité 
romaine;  à  cette  époque,  TÉtat  n'avait  pas  pris,  comme  chez 
nous,  le  monopole  de  l'enseignement,  il  laissait  faire  les  villes,  et 
se  contentait  d'encourager  les  maîtres  en  leur  accordant  quelques 
distinctions  et  quelques  privilèges.  C'étaient  ceux  qui  devaient 
profiter  de  leurs  leçons,  c'est-à-dire  les  gens  des  pays  vaincus, 
qui  les  attiraient  chez  eux  et  qui  les  payaient.  Même  cette  diffu- 
sion de  la  langue  latine  dans  tout  le  monde  occidental,  qui  fut 
si  avantageuse  à  Rome,  il  semble  bien  qu'elle  y  soit  arrivée  sans 
avoir   besoin  d'exercer   aucune    contrainte.   Malgré   la   phrase 
célèbre  de  saint  Augustin,  dans  la  Cité  de  Dieu,  je  ne  crois  pas 
qu'elle  ait  eu  à  prendre  des  mesures  rigoureuses  pour  imposer 
sa  langue  &  ceux  qui  subissaient  sa  domination.  Elle  exigea 
d'eux  seulement,  quand  elle  leur  accordait  le  droit  de  cité,  de  se 


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A  PROPOS  d'un   mot  latin.  ill 

servir  du  latin  dans  les  actes  officiels,  et  c'était  la  justice  même. 
Mais,  dans  les  relations  privées,  ils  étaient  libres  de  parler 
comme  ils  voulaient.  Nous  ne  voyons  pas  qu'elle  ait  proscrit  les 
idiomes  populaires,  et  plusieurs  d'entre  eux  lui  ont  même  surr 
vécu.  Elle  n'eut  pas  un  moment  l'idée  de  forcer  les  Grecs  à 
parler  latin  ;  Mommsen  fait  même  remarquer  qu'elle  fut  si  éloi- 
gnée de  traiter  leur  langue  en  ennemie  et  d'essayer  d'en  res* 
treindre  l'usage  que  c'est  sous  sa  domination  et  avec  son  aide 
qu'elle  se  répandit  dans  des  pays  où  elle  n'était  pas  connue,  par 
exemple  dans  le  Pont  et  le  long  des  frontières  orientales  (1). 
N'est-ce  pas  la  preuve  qu'elle  n'avait  pas  pour  principe,  comme 
on  l'a  prétendu,  de  supprimer  les  autres  langues  pour  les  rem^ 
placer  par  la  sienne  ?  Et  si  ce  résultat  s'est  produit  dans  une 
partie  du  monde,  si  plusieurs  des  peuples  qu'elle  a  vaincus  ont 
adopté  si  facilement  le  latin  et  ne  l'ont  jamais  oublié,  n'en  peut- 
on  pas  conclure  que  c'est  parce  qu'ils  l'ont  fait  d'eux-mêmes  et 
sans  y  être  contraints? 

Avec  la  civilisation,  Rome  apportait  la  paix  :  il  n'y  a  pas  de 
bienfait  auquel  les  nations  soient  plus  sensibles.  On  vient  de 
voir  que  Gicérôn  demandait  qu'on  ne  fît  la  guerre  que  pour 
obtenir  une  paix  équitable  et  qui  pût  durer.  C'était  au  fond  la 
pensée  des  Romains.  Ils  n'étaient  pas,  autant  qu'on  se  l'imagine, 
des  batailleurs  de  nature  qui  cherchent  à  susciter  des  querelles 
pour  avoir  quelque  raison  de  les  vider  par  les  armes.  Ils  ont 
gardé  ces  sentimens  au  milieu  même  de  leur  plus  haute  fortune. 
Leurs  succès  ne  les  ont  pas  enivrés.  Ils  avaient  élevé  un  autel  k 
la  Fortune  du  jour  présent  [Fortuna  hujusce  diei)  pour  montrer 
qu'il  ne  faut  pas  trop  compter  sur  les  chances  heureuses  et  que 
le  lendemain  peut  nous  ôter  ce  que  nous  a  donné  la  veille. 
Après  les  orages  dans  lesquels  sombra  le  gouvernement  républi- 
cain, la  paix  devint  le  rêve  et  l'espoir  de  tout  le  monde.  Les 
poètes  la  chantent  d'avance,  pour  répondre  aux  vœux  du  public. 
Horace  célèbre  le  jour  où  le  laboureur  pourra  planter  sa  vigne 
en  sûreté  et  conduire  sans  crainte  ses  bœufs  dans  les  champs, 
où  les  bons  citoyens ,  paisiblement  assis  à  la  table  de  famille, 
avec  leurs  enfans  et  leur  femme,  fêteront  ensemble  les  dieux 

(1)  Le  dernier  Tolume  de  l'Histoire  romaine  de  Mommsen,  qui  étudie  l'état  des 
provinces  sous  l'empire,  contient  les  renseignemens  les  plus  curieux  sur  le  sujet 
que  je  traite.  11  a  été  fort  bien  traduit  en  français  par  MM.  Gagnât  et  Toutain,  et 
forme  les  trois  derniers  volumes  de  l'édition  f^çaise. 


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REVUE   DES    DEUX  MONDES. 


de  la  patrie  (1).  C'était  l'idéal  de  tous  les  Romains,  et  le  régime 
nouveau  ne  fut  si  favorablement  accueilli  que  parce  qu'il  pro- 
mettait de  le  réaliser.  Mais,  pour  que  Rome  pût  jouir  de  la  paix, 
il  fallait  qu'elle  commençât  par  la  donner  au  monde.  Elle  savait 
bien  que  le  moindre  mouvement  qui  agiterait  l'Empire  la  forcerait 
à  prendre  les  armes  et  troublerait  son  repos.  C'était  donc  une  né- 
cessité pour  elle, si  elle  voulait  vivre  tranquillement,  de  procurer 
d'abord  la  tranquillité  à  tous  ceux  qui  vivaient  sous  sa  domina- 
tion. La  tâche  était  double  ;  elle  avait  à  les  défendre  contre  len- 
nemi  du  dehors,  les  Germains,  les  Scythes,  les  Parthes,  et  elle  y 
parvenait  sans  trop  de  peine  au  moyen  des  légions  campées  à  la 
frontière,  et  grâce  à  l'esprit  militaire  qui  s'y  conserva  jusqu'à  la 
fin.  La  paix  intérieure  était  plus  difficile  à  établir  et  à  conserver. 
Il  fallait  unir  entre  elles  des  populations  voisines  et  ennemies, 
toujours  prêtes  à  reprendre  de  vieilles  querelles,  les  faire  vivre 
ensemble,  les  forcer  à  se  supporter,  leur  imposer  l'habitude  de 
vivre -en  repos,  joacw  imponere  morem  (2).  Virgile  a  bien  raison 
de  la  glorifier  d'y  avoir  réussi  comme  d'une  de  ses  plus  belles 
victoires.  On  est  émerveillé  de  voir  que  son  succès  ait  été  si 
rapide  et  si  complet.  Rappelons-nous  qu'une  garnison  de 
1  200  hommes  à  Lyon,  avec  quelques  milices  municipales,  a  suffi 
pendant  plusieurs  siècles  pour  assurer  la  paix  des  Gaules. 

C'est  cequ'on  appelle  la  «  paix  romaine,  »  dont  le  monde  a 
joui  sans  trop  d'interruption  presque  jusqu'à  la  fin  de  l'Empire.  A 
tout  prendre,  ce  fut  une  des  époques  les  plus  heureuses  de  l'his- 
toire. Quoiqu'il  ne  soit  guère  d'usage  qu'on  soit  satisfait  de  son 
temps,  les  gens  d'alors  paraissent  heureux  de  vivre,  et  le  disent 
sans  détour  dans  les  inscriptions  qu'ils  nous  ont  laissées.  Sur  les 
monumens  qu'ils  élèvent,  ils  célèbrent  avec  effusion  une  divinité 
qu'ils  appellent  Félicitas  temporum,  et  je  ne  vois  pas  de  raison  de 
penser  que  les  hommages  qu'ils  lui  rendent,  ainsi  que  les  remer- 
ciemens  qu'ils  adressent  aux  princes  auxquels  ils  croient  devoir 
cette  félicité,  ne  soient  pas  sincères.  En  réalité,  la  victoire  de  Rome 
ne  leur  a  rien  enlevé  qu'ils  puissent  beaucoup  regretter.  On  a 
respecté  leur  religion,  on  se  garde  de  choquer  leurs  habitudes, 
on  honore  leur  passé  (3)  ;  ils  conservent  leur  régime  municipal 

(1)  Horace,  Odes,  IV,  5. 

(2)  Virgile,  Enéide,  VI,  853. 

(3)  Pline,  Lettrée,  VIII,  24.  Cette  belle  lettre  nous  montre  comment  les  honnêtes 
gens  voulaient  qa!on  traitât  les  provinces. 


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ppii,n  Jailli  -- 


A  PROPOS  d'un  mot  latin.  113 

auquel  ils   tenaient  plus  qu'à  tout  le   reste.   Leur  nationalité 
même,  dont  les  liens  étaient  déjà  si  relâchés  avant  leur  défaite, 
n'a  pas  disparu  avec  elle,  et  ils  n'y  ont  pas  renoncé  tout  à  fait 
en  devenant  Romains.  Au  contraire,  Mommsen  a  montré  que, 
dans  certains  pays  où  elle  existait  à  peine,  c'est  Rome  qui  l'a 
véritablement  créée.  Elle  a  donné  un  centre  à  la  Grèce,  qui  en 
avait  toujours  manqué,  par  la  création  de  Vamphictyonie,  et 
c'est  autour  de  l'autel  de  Lyon,  dans  la  célébration  des  fêtes 
augustales,  que  la  Gaule  a  pris  le  sentiment  de  son  unité.  La 
paix  profitait  à  tout  le  monde.  La  prospérité  publique  est  attes- 
tée par  les   monumens  somptueux  élevés  aux  frais  des  muni-- 
cipes  et  qui  subsistent  encore.  Les  hautes  classes  cultivaient  les 
lettres  que  Rome  leur  avait  enseignées  et  étaient  fières  de  s'ini- 
tier aux  habitudes  de  la  civilité  romaine.  Le  grand  spectacle  du 
Dïonde  uni  et  tranquille  sous  la  môme  autorité  frappait  les  let-' 
très  d'admiration.  Les  plus  éclairés  d'entre  eux,  et  qui  connais- 
s^enl  la  philosophie  grecque,  songeaient  à  cette  cité  universelle 
révée  par  les  sages,  qui  devait   contenir  l'humanité,  et  il  leur 
^BE^blait  que  jamais  elle  n'avait  été  plus  près  d'être  réalisée.  Les 
'ïïalheurs  de  l'Empire,  vers  la  fin  du  iv**  siècle,  ne  parvinrent 
pas  aies  en  détacher.  Il  semble  au   contraire  que  jamais  ils 
^'^ient  plus  compris  ni  mieux  exprimé  les  bienfaits  de  la  domi- 
nation roinaine  qu'au  moment  où  ils  sont  menacés  de  les  perdre. 
C'est  pendant  qu'Alaric  se  préparait  à  marcher  sur  Rome  que 
Claudien,  un  Alexandrin  de  naissance,  écrivait  ces  vers  admi- 
^bles  où  il  nous  la  montre  réchauffant  les  vaincus  sur  sa  poi- 
gne et  unissant  sous  le  même  nom  tout  le  genre  humain  : 

Emc  est  in  gremio  victos  qusB  sola  recepit 
Humanumque  genus  communi  nomine  fovit  (1). 

Elle  venait  d'être  prise  et  ravagée,  quand  Rutilius  Namatianus, 
^n  Gaulois  du  Midi,  qui  retournait  en  toute  hâte  dans  son  pays 
''^^nacé,  la  saluait  encore  en  lui  disant  avec  une  touchante  recon- 
naissance : 

Urbem  fecisti  quod  prius  orbis  erat  (2). 

^  peu  plus  tard,  quand  les  affaires  eurent  encore  empiré,  que 
^^  Germains  occupèrent  l'Italie,  la  Gaule,  l'Espagne,  l'Afrique, 


1^)    Jn  Kcund.  consul.  StUichonis^  150 
^^   Jtineranum,  65. 


TOMi  zxvnu  —  1907. 


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ii4  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

TEspagnoi  Paul  Orose  ne  se  résigne  pas  à  croire  que  tout  soîi 
perdu  sans  retour.  Sans  le  dire  expressément,  il  imagine  que  les 
peuples  qui  ont  vécu  si  longtemps  sous  la  domination  romaine 
ne  pourront  jamais  l'oublier  tout  à  fait,  et  que,  même  quand  ils 
seront  séparés  les  uns  des  autres,  ce  souvenir  créera  un  lien 
entre  eux  et  une  sorte  de  parenté  à  laquelle  ils  se  reconnaîtront 
Il  espère  que  si  YImperium  romanum  est  condamné  à  dispa- 
raître, il  ne  finira  pas  tout  entier,  qu'il  en  survivra  quelque  chose 
dans  les  nations  désagrégées,  et  qu'elles  formeront  encore  ce 
qu'il  appelle  la  Romania. 


VIII 


Orose  ne  s'était  pas  trompé.  L'Empire  romain  n'existe  plus 
depuis  quinze  siècles,  et  les  tentatives  qu'on  a  faites  pour  le  ré* 
tablir  dans  sa  grandeur  ont  échoué.  Mais  la  Romania  n'a  pas 
tout  à  fait  disparu,  et,  dans  presque  toutes  les  nations  de  l'Europe 
méridionale,  quelque  chose  de  Rome  se  retrouve.  Voilà  pourquoi 
on  les  appelle  d'ordinaire  les  races  latines. 

Ce  nom  est  mal  donné.  Les  physiologistes,  qui  mesurent  les 
dimensions  des  os,  la  conformation  des  crânes,  la  couleur  de  la 
peau,  n'ont  pas  de  peine  à  prouver  que  tous  ces  gens  qu'on  réu- 
nit sous  le  même  nom  ne  forment  pas  une  race  unique  et  qu'ori- 
ginairement ils  appartenaient  à  des  pays  différons.  Dans  l'anti- 
quité même,  on  distinguait  chez  eux  des  Ligures,  des  Celtes,  des 
Ibères;  depuis,  ils  se  sont  accrus  de  Goths,  de  Vandales,  de 
Francs,  de  Scandinaves,  etc.  Il  n'y  a  donc  pas,  à  proprement 
parler,  de  races  latines,  il  y  a  des  nations,  qui  ont  vécu  long- 
temps sous  la  domination  romaine,  et  qui  en  gardent  l'empreinte, 
des  fils  adoptifs,  qui  sont  arrivés  à  Rome  de  toutes  les  parties  du 
monde,  qu'elle  a  groupés  autour  d'elle,  qu'elle  a  nourris,  qu'elle 
a  formés,  et  qui  sont  devenus  avec  le  temps  ses  fils  légitimes. 
La  science  de  nos  jours  a  exagéré  l'influence  de  la  race  dans 
le  caractère  des  individus  et  des  peuples.  Les  raisons  physiolo- 
giques n'expliquent  pas  tout;  il  y  en  a  d'autres  qui  n'ont  pas 
moins  d'importance.  Une  éducation  semblable,  l'habitude  de 
vivre  ensemble,  la  lecture  des  mêmes  ouvrages,  l'admiration 
des  mêmes  grands  écrivains,  peuvent  créer  à  la  longue  chez  des 
peuples  d'origine  diverse  un  tour  d'esprit  commun  qui  devient 


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A  PROP.OS  d'un  mot  latin.  115 

une  autre  nature.  Ne  peut-on  pas  dire  que  dans  la  Grèce,  dé- 
chirée par  tant  de  factions,  divisée  en  tant  de  cités  jalouses  et 
ennemies,  Tunité  ne  s'est  guère  faite  qu'autour  d'Homère  ? 

En  ce  moment,  l'opinion  semble  être  sévère   aux  nations 
latines.  On  leur  fait  de  grands  reproches,  et  quoiqu'on  les  accuse 
ordinairement  d'avoir  trop  bonne  opinion  de  leurs  mérites,  elles 
répètent  avec  une  complaisance  singulière  le  mal   qu'on  dit 
d'elles.  Pour  ne  parler  ici  que  de  la  France,  tandis  que  les  ado- 
rateurs du  succès  n'ont  d'éloges  que  pour  l'Allemagne  et  nous 
humilient  par  la  comparaison,  ceux  qui  reviennent  d'une  excur- 
sion en  Amérique,  la  tête  encore  étourdie  du  mouvement  des 
foules,  du  bruit  des  machines,  de  l'activité  des  usines  et  des  mar- 
chés, ne  cessent  de  nous  proposer  l'exemple  des  Anglo-Saxons. 
Tous  témoignent  une  douce  pitié  pour  ces  qualités  dont  nous 
avions  la  vanité  d'être  fiers,  et  que  l'Europe  a  eu  si  longtemps 
la  faiblesse  de  nous  envier,  et  ils  essayent  de  nous  montrer^  pour 
nous  en  guérir,  qu'elles  ne  sont  plus  à  la  mode.  Je  doute  pour- 
tant qu'ils  y  réussissent.  Le  mal  est  trop  ancien;  il  a  poussé  trop 
loin  ses  racines.  Ces  qualités  qu'on  raille  et  dont  on  tient  h  nous 
corriger,  je  remarque  que  ce  sont  celles  mêmes  que  j'énumérais 
au  début  de  ce  travail  en  indiquant  les  sens  divers  qu'on  don- 
nait au  mot  humanitas;  avant  tout,  le  souci  de  la  culture  de 
Vesprit,  un  amour  ardent  pour  les  lettres,  a,u  sens  où  les  pre- 
naient les  Romains,  les  lettres  humaines,  qui  s'appliquent  à  la 
^e,  qui  ont  un  caractère  pratique  et  une  importance  sociale. 
C'est  cette  façon  de  les  comprendre  et  de  lès  cultiver  qui  a  donné 
^  Qotre  littérature  ce  mérite  particulier  de  pouvoir  convenir  à 
P'^esque  tous  les  peuples  et  d'être  devenue  par  momens  une  lit- 
'^'•ature  imiverselle.  C'est   de    là  aussi  que  nous  tenons  cette 
^'ïx^nité  dans  les  relations,  ce  ton  de  politesse  qu'ailleurs  on 
^*^erche  à  copier,  enfin  ce  goût  de   la  vie  mondaine  qui   ne 
se^t  pas  tout  à  fait  perdu  chea^  nous,  même  en  ce  temps  de 
^^ïïiocratie.  Car,  si  nous  ne  possédons  plus  guère  des  salons 
cÇ^xtune  ceux  du  xvii*  et  du  xviu*  siècle,  qui  faisaient  l'admira- 
^^n  de  l'Europe,  on  remarque  que  nous  sommes  encore  le  pays 
^^  l'on  aime  le  plus  à  se  réunir,  à  causer,  où  l'on  fait  le  plus 
*^  cas  de  ces  plaisirs  de  la  société  que  Bossuet  appelle  «  le  plus 
S^tod  bien  de  la  vie  humaine.  »  A  ces  qualités  d'extérieur  et  de 
^^irface,  qu'il  ne  faut  pas  dédaigner,  il  s'en  ajoute  d'autres  plus 
^portantes,  que  les  anciens  attribuaient  aussi  à  l'éducation,  aux 


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H  6  AEVUE  DES   DEUX  MONDES. 

études  libérales,  à  la  pratique  des  lettres;  c'est  une  certaine 
douceur  de  mœurs  qui  nous  incline  à  l'indulgence,  à  la  sympa- 
thie pour  les  autres,  même  quand  ce  sont  des  ennemis  ;  un  fond 
de  générosité,  dont  noB  rivaux  nous  raillent,  après  en  avoir  pro- 
fité, et  qui  est  pour  nous  à  la  fois  un  honneur  et  une  faiblesse. 
Elle  nous  rend  incapables  de  cette  ténacité  de  haine  que  nous 
voyons  chez  certains  peuples,  qui  ne  s'arrêtent  dans  leurs  ven- 
geances qu'après  avoir  épuisé  leurs  ressentimens  et  rassasié  leurs 
appétits  ;  elle  nous  enflamme  pour  des  idées  et  nous  pousse  quel- 
quefois dans  des  entreprises  contraires  à  nos  intérêts  véritables, 
pour  peu  qu'elles  nous  paraissent  justes  et  grandes.  N'est-ce  pas 
à  peu  près  ce  que  les  anciens  entendaient  par  Vhumanité? 

Quand  j'étudiais,  un  peu  trop  longuement  peut-être,  com- 
ment cette  notion  de  l'humanité  est  arrivée  de  la  Grèce  à  Rome, 
de  quelle  manière  elle  y  a  été  reçue,  et  la  marche  qu'elle  a  sui- 
vie jusqu'au  jour  où  les  sages  l'ont  formulée  définitivement  dans 
leurs  ouvrages,  je  n'écrivais  pas  seulement  un  chapitre  d'his- 
toire ancienne.  Nous  avons  profité  nous  aussi  de  ce  qui  s'est  fait 
à  cette  époque  lointaine  ;  Scipion  Émilien,  Cicéron  et  les  autres 
ont  travaillé  pour  nous,  et  il  nous  faut  remonter  jusque-là  pour 
nous  bien  connaître  ;  c'est  là  que  nous  trouverons  les  origines 
de  la  civilisation  dont  uqus  vivons  ;  et  je  crois  bien  que  si  les 
nations  latines  voulaient  choisir  un  mot  qui  exprime  ce  qu'elles 
ont  de  plus  élevé  dans  leurs  aspirations  et  qui  résume  les  qua- 
lités qui  font  d'elles  des  alliées  et  des  sœurs,  un  mot  qui  pût 
leur  servir  de  devise  et  de  ralliement  dans  une  entente  com- 
mune, elles  n'en  trouveraient  pas  de  plus  juste  et  de  plus  vrai 
que  celui  d'humanitas. 

Gaston  Boissier. 


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lES 

RICHES  DEPUIS  SEPT  CENTS  ANS 


HONORAIRES  DES  PROFESSIONS  LIBÉRALES 
MÉDECINS  ET  CHIRURGIENS 


Suivant  les  temps,  suivant  les  nations,  telles  ou  telles  be- 
sognes, telles  ou  telles  fonctions  sont,  à  raison  ou  à  tort,  hono- 
rées ou  dédaignées.  Le  barreau,  dans  la  république  romaine,  avait 
un  prestige  dont  il  était  dépourvu  dans  la  monarchie  française. 
Les  charges  militaires  furent  en  Chine,  jusqu'à  ces  dernières 
années,  les  moins  prisées  de  toutes.  Le  service  personnel  des 
grands  était  le  plus  noble  au  moyen  âge;  il  a  cessé  de  l'être 
dans  les  temps  modernes.  Les  postes  officiels,  dans  certains  États 
de  l'Amérique...  et  même  de  l'Europe,  n'ont  plus  rien  du  lustre 
qu'ils  ont  conservé  dans  d'autres.  Pourtant,  les  employés  des 
haras  ou  des  eaux  et  forêts  ont  plus  de  relief  encore  que  les  vé- 
térinaires ou  les  marchands  de  bois. 

Voici  deux  siècles,  il  n'était  pas,  chez  nous,  d'avocat  qui  n'am- 
bitionnât la  condition  de  juge  ;  aujourd'hui,  il  n'est  pas  de  ma- 
gistrat qui  aille  de  pair  avec  les  avocats  illustres.  Ces  jugemens, 
bons  ou  mauvais,  ont  tous  leurs  causes  profondes;  justes  ou  in- 
justes, il  n'importe.  Mais  il  [arrive  que  la  [richesse,  dans  un 
État  gouverné  par  l'opinion,  perd  beaucoup  de  son  importance 
sociale,  lorsque  l'opinion  donne  au  mérite  personnel  le  pas 


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118  RBVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sur  les  situations  qui  s'obtiennent  par  l'argent  ou  même  par 
le  vote. 

Lorsqu'il  s'agit  toutefois  à' apprécier  en  argent  ces  valeurs  in- 
tellectuelles, artistiques  ou  scientifiques,  l'argent  reprend  ses 
droits  souverains,  et  les  paie,  non  suivant  l'estime  qu'il  en  fait, 
mais  suivant  le  besoin  qu'il  en  a  ou  la  jouissance  qu'il  en  espère. 
Or,  les  raisons  qui  font  que  l'on  paie  ne  sont  pas  toujours  les 
raisons  pour  lesquelles  on  estime.  Ainsi  les  professions  libérales, 
qui  toutes  ont  profité  de  l'évolution  des  idées^  n'ont  pas  profité 
toutes  de  l'évolution  des  prix.  Et,,  dans  les  catégories  qui  en  ont 
bénéficié  le  plus,  l'inégalité  a  plutôt  crû  que  diminué.  Il  s'est 
opéré  un  déclassement  des  diverses  sortes  d'«  aristocraties  » 
d'argent,  de  pouvoir,  de  naissance  et  de  talent;  mais,  dans  le 
classement  intérieur  de  chaque  groupe  il  ne  s'est  opéré  aucun 
nivellement,  pas  plus  sur  le  terrain  des  honoraires  libéraux  que 
sur  celui  des  traitemens  privés  ou  sur  celui  de  la  richesse 
acquise.  Au  contraire,  il  s'y  est  créé  des  privilèges,  des  situa- 
tions plus  favorisées,  plus  hautes  et,  par  rapport  à  l'ensemble 
de  chaque  corporation,  plus  exceptionnelles,  qu'il  n'y  en  avait 
jamais  eu  naguère.  Il  y  a  par  conséquent  aujourd'hui  plus  d'iné- 
galité qu'autrefois,  dans  le  sein  de  chaque  profession,  entre  ceux 
qui  gagnent  200-000,  400000,  600000  francs  par  an  et  ceux  qui 
gagnent  seulement  de  quoi  vivre.  Cette  «  élite  »  n'est  d'ailleurs 
une  élite  qu'au  point  de  vue  du  salaire,  et  ce  salaire  est  <c  juste,  » 
puisqu'il  est  librement  consenti. 

I 

Ces  situations  enviées,  qui  résultent  de  l'offre  et  de  la  de- 
mande, ont  été  créées  au  profit  de  leurs  favoris,  les  unes,  — 
—  celles  des  médecins  et  des  peintres,  —  par  l'aristocratie  des 
nouveaux  riches  ;  les  autres,  —  celles  des  auteurs  dramatiques  et 
des  acteurs,  —  par  l'aisance  nouvelle  de  la  démocratie. 

Il  n'y  a  d'ailleurs  pas  d'explication  à  donner  de  ce  que  les 
grands  avocats  soient  mieux  rétribués  que  les  grands  écrivains; 
pas  plus  qu'il  n'en  pourrait  être  donné  de  ce  qu'un  kilo  d'acier 
coûte  aujourd'hui  moins  cher  qu'un  kilo  de  bœuf,  tandis  que  c'était 
exactement  le  contraire  au  xv*  siècle.  Les  prix  aussi  ont  leurs 
raisons...  que  la  raison  n'a  point  à  connaître.  Il  ne  s'ensuit  pas 
de  ce  que  les  premiers  chirurgiens    se   fassent  présentement 


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LES   RICHES   DEPUIS   SEPT   CENTS   ANS.  119 

600  000  francs  par  an,  tandis  que  les  premiers  médecins  ne  se 
font  pas  plus  de  200000,  que  la  chirurgie  soit  supérieure  à  la 
médecine;  ni  de  ce  qu'un  ténor  peut  gagner  400000  francs, 
tandis  qu'un  comédien  n'en  gagnera  pas  plus  de  moitié,  que 
l'opéra  l'emporte  à  ce  point  sur  le  drame;  ni  enfin,  de  ce  que  le 
peintre  de  portraits  en  vogue  réalise  des  recettes  annuelles  de 
300000  francs,  tandis  que  le  peintre  d'histoire  le  plus  réputé 
reste  bien  en  deçà  d'un  pareil  chiffre,  il  n'y  a  pas  à  conclure 
que  r«  histoire  »  soit  au-dessous  du  «  genre  »  ou  du  «  por- 
trait. y> 

Mais  seulement  cette  remarque  peut  être  faite  :  que  les  vul- 
gaires lois  éconoîniques  gouvernent  brutalement  ce  domaine  des 
honoraires  et  que,  malgré  les  changemens  du  régime  politique, 
les  faveurs  pécuniaires  des  citoyens  se  trouvent  n'être  pas  distri- 
buées avec  plus  de  discernement  véritable  que  celles  des  rois. 

Nos  boui^eois  contemporains  sont  toutefois  plus  généreux, 
parce  qu^ils  sont  plus  riches,  que  n'étaient  les  grands  person- 
nages de  jadis  :    et  leur  clientèle  est  moins  oppressive   parce 
cpi'elle   est  plus  divisée.  Le  médecin,  l'artiste   du  moyen  âge 
devait,  pour  bien  vivre,  vivre  à  la  solde  d'un  patron  puissant  ; 
client  unique  qui  devenait  un  maître.  Les  «  physiciens  »  des 
princes  touchaient  un  traitement  annuel,  qui  variait  de  2  250  francs 
pour  le  médecin  du  comte  de  Savoie  (1401),  jusqu'à  22  000  franco 
pour  le  chirurgien  de  Charles  le  Sage.  Ce  dernier  chiffre  est  très 
^^ceptionnel  ;  de  même    ceux   de  19  500    francs  attribués  au 
pJf'emier  médecin  de  la  reine  Anne  de  Bretagne  (1498),  et  de 
^^  600    francs    accordés    au    médecin    d'un    infant   d'Aragon 
f*380)  (1). 

Pratiquement,  les  appointemens  allaient  de  4  000  à  8  000  francs. 
*^^  premier  «  maître  en  médecine  et  physicien  »  du  duc  de 
Bourgogne  avait  7  000  francs,  le  second  5700  francs.  Celui  du 
*^€  de  Berry  6  000  (1397)  ;  celui  de  la  reine  Isabeau  de  Bavière 
^  SOO.  Le  médecin  ordinaire  et  le  chirurgien  de  l'archiduc-roi 
^'Espagne  (1501)  ont  pareillement  6700  francs.  Plus  économes, 
^^  duc  d'Orléans  ne  payait  que  4  560  francs  en  1445,  et  son  aïeul, 

(1)  Le  lecteur  voudra  bien  se  rappeler  que  tous  les  chiffres,  sans  exception, 

^otUenas  dans  cet  sûrticle,  sont  comme  ceux  des  articles  antérieurs  sur  les  mômes 

^^Jets,  des  chiffres  actuels.  C'est  en  monnaie  de  nos  jours  que  sont  exprimées  ici 

^^utes  les  sommes  de  Jadis,  préalablemeni  traduites  et  converties,  d'abord  suivant 

^x  valeur  intrinsèque  en  grammes  d'argent,  ensuite  selon  la  puissance  relative 

^^hai  d'un  gramme  d'argent  autrefois  et  de  nos  jours. 


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120  '   REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

en  1360,  que  1 630  francs.  Le  comte  de  Nevers  donnait  2  400  francs, 
et  des  seigneurs  moins  notables,  1  000  à  1 500  francs  seulement  ; 
le  médecin  de  Tévêque  de  Troyes  touche  860  francs  par  an  (1342). 

Parfois,  il  est  vrai,  ces  docteurs  sont  payés  en  rentes  d'Église  : 
Jean  Lavantage,  le  premier  médecin  du  duc  Philippe  le  Bon,  en 
1435,  est  prévôt  du  chapitre  de  Saint-Pierre,  à  Lille;  après  lui, 
ce  bénéfice,  médical  par  destination,  semble-t-il,  fut  donné  au 
premier  médecin  de  la  duchesse  de  Bourgogne.  D  ailleurs,  la 
profession  de  la  médecine  et  celle  de  la  théologie  ne  s'excluaient 
pas  ;  on  pouvait  exercer  Tune  et  l'autre,  en  un  temps  où  le  mé- 
decin était  forcément  clerc  et  célibataire. 

Lorsqu'il  n'était  pas  clerc,  il  était  juif.  Dans  le  Midi,  au 
moyen  âge,  il  appartenait  plutôt  à  la  synagogue  qu'à  Féglise. 
Le  roi  René  avait  toujours  près  de  sa  personne  des  docteurs 
israélites,  dont  les  coreligionnaires  avaient  élu  domicile  en  Pro- 
vence. Ils  étaient  riches,  haïs  d'ailleurs  du  menu  peuple  qui  les 
maltraitait  volontiers  aux  occasions,  et  influens  auprès  des  au- 
torités. Gomme  ils  savaient  se  défendre,  «  grâce  à  For,  Tencens 
et  la  myrrhe  qu'ils  avaient  en  mains,  »  dit  un  pamphlet  du 
XV*  siècle  à  Sisteron,  ils  passaient  pour  insolens  aux  yeux  de 
leurs  adversaires  (1). 

Le  conseiller-physicien,  en  relations  journalières  avec  le 
prince  qu'il  soignait,  admis  plus  ou  moins  dans  sa  familiarité, 
pouvait  s'élever  et  s'enrichir  par  sa  faveur  :  Jacques  Coictier,  le 
médecin  de  Louis  XI,  devenu  président  à  la  Chambre  des 
Comptes  et  millionnaire,  donna,  dit-on,  2400000  francs  à 
Charles  VIII,  pour  échapper  aux  poursuites  dont  il  était  menacé 
&  la  mort  de  son  maître.  Sans  prétendre  jouer  un  rôle  politique, 
Jean  de  L'Hôpital,  médecin  du  connétable  de  Bourbon,  fut 
nommé  par  lui  bailli  de  Montpensier,  auditeur  des  comptes  de 
l'Auvergne  et  pourvu  de  terres  nobles,  grâce  auxquelles  son  fils 
Michel,  le  futur  chancelier  de  L'Hôpital,  eut  à  ses  débuts  au 
barreau  figure  de  gentilhomme. 

Au  XVII*  siècle,  en  Dauphiné  et  Comtat  d'Avignon,  beaucoup 
de  médecins  étaient  de  race  noble,  faisant  leurs  preuves  pour 
l'ordre  de  Malte.  Vestige  des  idées  de  l'ancienne  Rome,  forte- 

(1)  Le  médecin  Bellaut  David,  insuité  dans  sa  demeure  un  jour  de  mascarade, 
obtint  du  magistrat  que  les  «  faux  visages  »  fussent  soumis  à  la  déclaration  et 
inscription  préalable  sur  les  registres  de  la  sénéchaussée.  D'où  émeute  contre  le0 
juifs. 


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R^F.- 


LES   RICHES   DEPUIS    SEPT   CENTS   ANS.  121 

ment  enracinées  dans  ces  régions  méditerranéennes,  qui  refu- 
saient aux  armes  une  prépondérance  exclusive  et  honoraient  les 
carrières  civiles  à  l'égal  du  service  militaire.  On  sait  que  le» 
grandes  familles  de  Provence  furent,  indifféremment  et  à  la  fois, 
de  robe  ou  d'épée. 

Dans  le  reste  du  royaume,  les  médecins  étaient  de  petite 
extraction.  Nous  n'avons  guère  de  renseignemens  sur  eux,  pas 
plus  d'ailleurs  que  sur  les  avocats,  les  marchands,  les  paysans, 
les  petits  fonctionnaires  et  même  les  hobereaux  de  province  qui 
composaient  la  presque-uuiversalité  de  Tordre  privilégié.  Sur  la 
Cour,  rhôtel  de  Rambouillet,  Port-Royal,  les  maîtresses  du  Roi, 
les  beaux  esprits  et  les  faits  de  guerre,  nous  savons  presque  tout; 
mais  assez  peu  de  chose  sur  les  vingt  millions  de  sujets  du 
royaume. 

Le  corps  médical,  sauf  rares  exceptions  comme  Brayer  qui 
avait  de  son  chef  une  belle  fortune,  se  recrutait  dans  la  plus 
humble  bourgeoisie.  A  ses  membres  leur  état  ne  donnait  qu'un 
rang  médiocre  et  ils  ne  sortaient  guère  de  leur  état.  L'exemple 
de  Claude  Perrault  qui. 

Laissant  de  Galien  la  science  suspecte, 
De  méchant  médecin  devint  bon  architecte, 

est  un  exemple  à  peu  près  unique.  Une  honnête  aisance  et  le  dé- 

caoat  de  la  faculté  étaient  le  summum  des  ambitions  de  ceux 

^i  exerçaient  à  «  la  ville.  »  Ceux  qui,  par  leur  charge,  avaient 

'^cès  de  «  la  cour  »  pouvaient  élargir  le  champ  de  leurs  espé- 

'^nces  ;  mais,  sur  ce  terrain  mouvant,  les  risques  étaient  consi- 

"^ï^ables.  Le  type  du  médecin  bourgeois,  c'est  Gui  Patin,  dont 

^^s  parens  avaient  eu  sept  enfans  :   cinq  filles  dotées  à  part  et 

"^vix  fils  qui  eurent  à  partager  2 100  francs  de  rente. 

Reçu  docteur  à  vingt-six  ans  (1627),  Patin,  qui  s'était  fait  un 
^Ornent  correcteur  d'imprimerie,  pour  vivre  durant  sa  période 
^  études,  eut  la  chance  d'épouser  une  femme  qui  devait  lui  ap- 
P^->ïter  un  jour  300  000  francs  de  capital.  Cette  succession, 
'^cueillie  par  lui  aux  environs  de  la  cinquantième  année,  paraît 
^-^^ir  été  le  plus  clair  de  ses  gains  professionnels.  On  le  voitalors 
^^lieter  une  «  belle  maison  des  champs  »  pour  49  000  francs,  à 
^ois  lieues  de  la  capitale  et,  dans  Paris  même,  place  du  Cheva- 
"i^r-du-Guet,  un  immeuble  de  90000  francs,  où  se  trouve  une 
^^ste  «  étude,  »  —  cabinet  de  travail,  dirions-nous,  —  dans 


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122  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

laquelle  il  espère  faire  entrer  ses  10  000.  volumes.  Il  était  alors 
doyen  de  la  faculté  et  «  nos  messieurs,  écrit-il,  disent  que  je  suis 
le  mieux  logé  de  Paris.  » 

Ce  n'était  pourtant  pas  la  richesse.  Le  médecin  de  ce  temps-là 
faisait  ses  visites  èi  mule.  Guénaut  prétendit  faire  les  siennes  à 
cheval.  Cela  fit  du  bruit  et  choqua. 

Guénaut,  sur  son  cheval,  en  passant  m'éclabousse, 

dit  Boileau  ;  mais  ce  praticien,  recherché  dans  sa  toilette  autant 
que  solennel  dans  son  débit,  n'aurait  pas  osé  dépouiller  la  tenue 
sacramentelle  :  grande  perruque,  chausses  rouges,  longue  robe  et 
rabat,  —  «  qui  pourrait,  remarque  Pascal,  avoir  confiance  en  un 
médecin  qui  ne  porte  point  de  rabat?  »  —  j'allais  oublier  la 
barbe,  qu'il  lui  seyait  de  porter  aussi  ample  que  nature  le  per- 
mettait ;  car  «  la  barbe,  comme  dit  Toinette  à  Argan,  fait  plus 
de  la  moitié  d'un  médecin.  »  Plus  tard,  ce  fut  le  contraire  et  le 
bon  ton  voulut,  jusqu'au  milieu  du  xix«  siècle,  que  le  médecin 
fût  exactement  rasé,  suivant  les  rites  du  système  pileux,  aujour^ 
d'hui  abolis,  qui  interdisaient  les  favoris  aux  militaires  et  les 
moustaches  aux  avocats. 

Sous  Louis  XV,  à  Paris,  le  grand  seigneur  courait  à  six  che- 
vaux, ventre  à  terre,  comme  en  rase  campagne  ;  mais  le  méde- 
cin, en  habit  noir,  roulait  carrosse.  Sa  situation  sociale  avait 
grandi  ;  Vicq  d'Azyr,  dans  les  salons,  partageait  la  faveur  des 
encyclopédistes. 

Quant  au  médecin  de  cour,  son  élévation  et  sa  chute  tenaient 
Tune  et  l'autre  à  fort  peu  de  chose.  Sous  Louis  XIII,  Vautier, 
pauvre  garçon  domestique  d'un  cordelier  nommé  le  Père  Cro- 
chard,  était  devenu  «  médecin  du  commun  »  chez  la  Reine  mère, 
à  2130  francs  de  gages  annuels. 

Seul  avec  elle,  en  l'absence  de  son  docteur  ordinaire,  il  la 
guérit  d'un  érysipèle  et  fut  aussitôt  gratifié  des  premiers  postes 
dans  sa  maison.  Mais  ces  bonnes  grâces  de  Marie  de  Médicis  lui 
valurent,  au  lendemain  de  la  journée  des  Dupes,  d'être  mis  à  la 
Bastille  où  il  passa  douze  ans.  Sorti  de  prison  en  1643,  il  put 
encore  occuper,  dix  années  durant,  la  charge  de  médecin  de 
Mazarin  où  il  s'enrichit.  Moins  heureux  que  lui,  un  autre  méde- 
cin de  Louis  XIII,  pour  avoir  été  trouvé  porteur  d'un  «  horo- 
scope, »  fut  envoyé  aux  galères  et  n'en  revint  pas. 


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LES   RICHES    DEPUIS    SEPT   CENTS    ANS.  123 

Sous  Louis  XIV,  les  d'Aquin  firent  des  fortunes  plus  brillantes  : 
fils  d'un  rabbin  d'Avignon,  converti  à  Aquino,  localité  du  royaume 
de  Naples  dont  il  prit  le  nom,  le  premier  d'Aquin  devint  méde- 
cin ordinaire  et  intendant  de  la  Daupbine;  il  fut  anobli  en  1669. 
Son  fils  Antoine  poussa  plus  loin  :  premier  médecin  du  Roi,  à 
quarante  ans,  et,  du  droit  de  sa  place,  «  surintendant  général 
des  bains,  eaux  et  fontaines  minérales  et  médicinales  de  France,  » 
il  acheta  d'un  financier  le  comté  de  Jouy-en-Josas,  le  fit  ratta- 
chera la  mouvance  du  Louvre,  prit  les  armes  de  la  ville  d'Aquino, 
avec  couronne  comtale,  et...  les  chansons  ne  se  firent  pas 
attendre.  Mais  elles  n'empêchaient  pas  ce  praticien  de  tirer  de  sa 
charge  et  des  pensions  qu'il  y  joignait,  un  traitement  de 
170000  francs  par  an. 

En  même  temps,  d'Aquin  établissait  sa  famille;  il  avait  fait 
de  son  frère  Pierre  un  des  médecins  ordinaires  du  Roi,  et  de  son 
autre  frère  un  évêque  de  Fréjus,  et  il  guettait  pour  son  fils,  déjà 
nanti  de  trois  abbayes,  qpielque  riche  prélature.  Il  la  voulut  trop 
belle,  malheureusement;  il  sollicita  de  plein  saut  pour  ce  jeune 
homme  de  vingt-cinq  ans  l'archevêché  de  Tours,  querella  le 
Père  de  La  Chaise  qui  recommandait  un  autre  candidat  et  osa 
se  plaindre  au  Roi  qui,  excédé,  disgracia  cet  insatiable  Esculape. 
En  un  jour,  les  d'Aquin  disparurent,  chassés  comme  des  laquais, 
exilés  au  fond  d'un  trou  de  province,  perdus  à  jamais  pour  avoir 
déplu. 

Tels  étaient,  il  y  a  deux  cents  ans,  les  princes  de  la  méde- 
cine, on  n'oserait  dire  de  la  science,  car  d'Aquin  aussi  bien  que 
son  successeur,  Fagon,  étaient  des  ânes,  et  nombre  de  leurs  col- 
lègues à  Versailles,  au  dire  de  contemporains  illustres,  étaient 
«  moins  que  rien.  »  Ces  ascensions  domestiquées  demeuraient 
toujours  éphémères,  fragiles,  à  la  merci  d'un  caprice;  et  leur 
caractère  saillant  est  de  n'être  point  proprement  «  médical,  » 
mais  «  politique.  »  Elles  ne  proviennent  paj  de  la  capacité  pro- 
fessionnelle du  docteur,  mais  de  la  chance  du  courtisan. 

De  nos  jours  aussi,  des  médecins  parviennent  aux  honneurs 
politiques;  ils  occupent,  par  les  bonnes  grâces  du  peuple,  les 
premières  charges  de  l'État,  autant  que  les  autres  citoyens  et 
même  davantage,  puisque,  dans  un  de  nos  derniers  cabinets,  se 
trouvaient  à  la  fois  à  l'Intérieur,  aux  Finances  et  aux  Travaux 
publics,  trois  ministres-médecins.  Voilà  de  quoi  Saint-Simon  eût 
été  fort  choqué,  lui  qui  louait  Fagon  d'être  demeuré  «  toujours 


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124  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

respectueux  et  toujours  à  sa  place;  »  place  assez  modeste  sans 
doute  en  comparaison  de  celle  d'un  duc  et  pair. 

Le  médecin  du  xx^  siècle,  s'il  lui  plait  «  sortir  de  son  état,  » 
peut  donc  tenir  im  rang  beaucoup  plus  haut  que  jadis  dans  la 
politique;  mais  il  ne  peut  plus  comme  jadis  tenir,  de  par  la  poli- 
tique, le  premier  rang  dans  le  corps  médical.  Or  il  est  clair  que, 
dans  notre  démocratie,  un  grand  médecin  est  supérieur  à  un 
simple  minisire.  Quant  aux  docteurs  de  petite  ville,  il  n'en  est 
plus,  même  sans  le  secours  d'aucune  protection,  d'assez  pauvres 
en  honoraires,  pour  que  leurs  fils  soient  réduits  à  débuter  par 
une  place  de  valet,  ainsi  que  Guillaume  Dubois,  le  futur  cardi- 
nal, fils  d'un  médecin  de  Brive  sous  Louis  XIV. 

II 

En  droit,  nul  ne  pouvait  exercer  la  médecine  sans  être  gra- 
dué d'une  faculté.  Il  y  en  eut  douze  ou  quinze,  suivant  les  dates; 
deux  seulement,  Paris  et  Montpellier,  étaient  sérieuses:  coû- 
teuses aussi,  Paris  surtout,  où  le  prix  des  «  actes  »  réglemen- 
taires montait  èi  14  000  francs.  A  Angers,  Gaen,  Valence,  Aix, 
Toulouse,  Avignon,  on  était  reçu  à  meilleur  marché,  et  l'on  était 
reçu  toujours.  Ces  «  petites  universités  »ne  renvoyaient  personne. 
Si  le  candidat,  trop  ignorant,  ne  pouvait  acheter  son  parche- 
min dans  l'ime,  il  allait  dans  l'autre  ;  sans  compter  que  les  faux 
diplômes  ne  manquaient  pas  et,  «  si  l'on  ne  trouve  remède  èi  cet 
abus,  écrivait  Gui  Patin,  il  sera  plus  grand  nombre  de  médecins 
en  France  qu'il  n'y  a  de  pommes  en  Normandie  ou  de  firati  en 
Italie  et  en  Espagne.  » 

En  faity  il  existait,  dans  les  villes  de  quelque  importance, 
des  «  collèges  de  médecins,  »  corporations  qui  se  recrutaient  sur 
place  et  auxquelles  il  suffisait  d'être  affilié  pour  pratiquer  libre- 
ment, dans  la  localité,  l'art  de  guérir  à  petit  prix.  Les  médecins 
qui  avaient  coifi'é  le  bonnet  de  docteur  en  province  ne  pouvaient 
exercer  à  Paris,  sans  subir  un  nouvel  examen  devant  les  régens 
de  la  capitale. 

Ceux-ci  avaient  une  haute  idée  de  leur  mérite.  Molière  ne 
pouvait  feuilleter  sans  doute  leurs  registres,  ni  assister  à  toutes 
leurs  cérémonies;  il  y  eût  glané  de  bien  jolis  traits:  et  par 
exemple,  cette  formule,  Médiats  Deo  similis,  choisie  par  un  doc- 
teur en  une  circonstance  solennelle  pour  texte  de  ses  discours  à 


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LES   RICHES    DEPUIS    SEPT    CENTS    ANS. 


125 


ses  confrères.  «  Messieurs  de  la  faculté,  développait-il,  vous  êtes 
les  ministres  et  les  collègues  de  Dieu...  »  La  promotion  d*Argan, 
dans  le  Malade  imaginaire  y  est  simplement  burlesque  ;  mais  ne 
seraient-ils  pas  de  la  meilleure  comédie,  ces  «  paranymphes,  » 
éloges  officiels  de  chaque  docteur  nouvellement  reçu,  prononcés 
en  public  par  son  parrain? 

L'un  de  ces  parrains  s'exprime  en  ces  termes  sur  le  compte 
de  son  récipiendaire,  qui  répondait  au  nom  de  Moreau  : 

«  Le  voilà,  ce  jeune  Moreau,  la  merveille  de  son  siècle  et  de 
cette  école!  Quedis-je?  La  merveille!  Mais  il  n'y  a  rien  qu'on 
puisse  appeler  merveilleux  en  un  mortel  chez  qui  tout  est  divin 
et  dont  on  ne  doit  rien  attendre  d'ordinaire...  »  Or  celui  qui  par- 
lait ainsi  était  un  contemporain  de  Molière.  Et  de  même  ceux 
qui  proposaient  et  rédigeaient  leurs  thèses  de  doctorat  en  méde- 
cine sur  des  sujets  tels  que  les  suivans:  «  Les  héros  sont-ils 
bilieux?  »  —  «  La  femme  est-elle  un  ouvrage  imparfait  de  la 
nature?  »  —  «  Les  bâtards  ont-ils  plus  d'esprit  que  les  enfans 
légitimes?  » 

Que  les  savans  d'il  y  a  deux  siècles  fussent  moins  savans  que 
les  nôtres,  c'est  de  quoi  l'on  ne  saurait  leur  tenir  rigueur,  attendu 
que,  dans  deux  siècles,  si  le  progrès  des  connaissances  humaines 
marche  du  même  pas,  nos  «  savans  »  d'aujourd'hui  sembleront 
ignorans  à  leurs  successeurs.  On  ne  croyait  plus,  sous  Louis  XIV, 
que  la  belette 

Par  la  bouche  conçoit  et  par  Toreille  enfante, 

comme  le  croyait  Richard  de  Fournival,  fils  du  médecin  de 
Philippe-Auguste,  chancelier  de  Féglise  d*  Amiens  au  xiu«  siècle; 
on  ne  croyait  plus  que  l'améthyste  rende  éloquent,  que  l'éme- 
raude  aide  à  vaincre  dans  les  combats  et  que  l'aimant  fasse 
découvrir  le  degré  de  chasteté  des  femmes,  comme  le  croyait  au 
xiv«  siècle  Albert  le  Grand,  dans  son  traité  Des  vertus  des  herbes 
et  des  pierres  ;  on  ne  croyait  plus,  comme  Jean  Cuba  au 
XV*  siècle,  dans  son  Ortus  sanitatis,  que  la  harpie,  qui  a  tué  un 
homme,  s'attriste  jusqu'à  la  mort  lorsqu'elle  aperçoit  dans  l'eau 
la  ressemblance  de  son  image  avec  la  tête  humaine.  Les 
contemporains  de  Pascal  n'auraient  pas  soupçonné  de  sor- 
cellerie, comme  les  contemporains  de  Villon,  une  femme  hydro- 
pique à  c^use   de  son  ventre;   ils   n'auraient  pas   condamné, 


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126  REVUE  DES  DEUX  M0NBB8. 

comme  les  contemporains  de  Rabelais,  une  mère  à  être  brûlée 
rive  «  pour  avoir  empoisonné  son  enfant  avec  son  lait.  » 

Mais  les  plus  graves  personnages  étaient  encore  entichés 
d'astrologie,  de  chiromancie  et  de  magie.  Us  croyaient  aux 
«  charmes,  »  à  la  pierre  philosophale,  aux  «  caractères  »  ou 
talismans  qui  faisaient  leur  porteur  invulnérable,  aux  herbes  et 
aux  poudres  mises  dans  les  souliers  et  les  habits,  par  lesquelles 
ou  captait  Tamour  des  daûies.  Richelieu  se  fit  envoyer,  par  un 
banquier  de  Rome,  un  anneau  qui,  porté  au  second  doigt,  «  était 
un  excellent  préservatif  contre  les  hémorroïdes  ;  »  et  le  maréchal 
de  Brézé  écrivait  au  secrétaire  d'État  Bouthillier,  dont  la  belle- 
fille  était  sur  le  point  d'accoucher,  pour  lui  recommander  Pcc  eau 
de  tête  de  cerf.  »  Il  lui  envoie,  d'Angers  à  Paris,  «  par  un  laquais 
exprès,  »  un  flacon  gros  comme  le  pouce,  de  peur  que  la  fiole 
ne  fût  cassée  par  le  messager  ordinaire:  «  Monsieur,  l'on  fait 
aussi  grand  cas,  ajoute-t-il,  d'un  os  que  l'on  trouve  dans  le  mi- 
lieu du  cœur  des  cerfs,  qu'on  fait  prendre  en  poudre,  dans  un 
peu  de  vin  blanc,  aux  femmes  qui  sont  en  travail.  » 

Le  trésor  banal  de  nos  découvertes  accumulées  fait  que  nos 
commères  d'aujourd'hui  sont  plus  fortes  en  médecine  que  les 
«  mires  »  et  les  physiciens  du  roi  «  Felippe  »  et  qu'un  ouvrier 
du  XX*  siècle  est  moins  facile  à  abuser  sur  certains  sujets  que  le 
cardinal  de  Richelieu. 

«  Guénaut  a  dit  quatre  mille  fois  qu'on  ne  saurait  attraper 
l'écu  blanc  des  malades  si  on  ne  les  trompe  »  Gui  Patin,  qui 
nous  conte  ce  propos  d'un  confrère,  faisait  de  même  sans  doute, 
et  de  même  aussi  font  plus  ou  moins  nos  médecins  contempo- 
rains. Le  cas  n'est  pas  pendable;  parfois  il  est  fort  innocent. 
Interrogez  nos  célébrités  médicales  appelées  en  consultation  au 
chevet  d'un  malade,  elles  avoueront  avoir  à  faire  quelques  gloses 
inévitables  :  la  première,  pour  couvrir,  s'il  s'est  trompé  dans  son 
diagnostic,  le  médecin  ordinaire  qui  les  a  appelés,  en  expliquant 
que  son  traitement  était  jusqu'ici  le  meilleur  à  suivre,  bien  qu'il 
faille  pourtant  le  changer  en  tout;  la  seconde,  pour  réconforter 
le  client,  incurable  ou  désespéré,  en  lui  faisant  entendre  que  sa 
guérison  risque  d'être  longue. 

Le  vice  ridicule  de  «  Monsieur  Purgon  »  et  de  ses  collègues 
n'est  pas  d'avoir  ignoré,  mais  d'avoir  refusé  de  s'instruire.  Au 
lieu  d'apprendre  la  médecine  au  lit  des  patiens,  ils  argumen- 
taient et  philosophaient  sur  les  bancs  de  l'école.  La  plupart  des 


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LES   RICHES    DEPUIS    SEPT   CENTS    ANS.  127 

élèves  arrivaient  au  doctorat  sans  avoir  jamais  vu  un  seul  ma^ 
lade.  Leur  unique  supériorité,  vis-à-vis  des  barbiers-chirur- 
giens et  de  tous  ceux  qu'ils  nommaient  charlatans,  était  de 
savoir  le  latin.  Ils  concluaient,  de  ce  que  ceux-ci  ne  savaient  pas 
le  latin,  qu'ils  ne  savaient  pas  la  médecine. 

Ici,  l'introduction  de  la  méthode  expérimentale  fut  beaucoup 
plus  tardive  que  dans  les  autres  sciences;  il  était  de  principe 
qu'il  fallait  rejeter  toutes  les  nouveautés  «  autant  dangereuses  en 
notre  art  qu'elles  le  sont  en  religion,  »  disait  un  doyen.  Ce  sys- 
tème, appliqué  du  petit  au  grand,  faisait  proscrire  par  décret, 
aussi  bien  la  levure  de  bière  dans  le  pain,  comme  un  poison 
dangereux,  que  la  circulation  du  sang  comme  un  détestable 
paradoxe. 

La  saignée  seule,  —  qui  peut-être  a  tué  pliis  de  monde  que  les 

balles,  —  les  purgations  et  les  lavemens  devaient  suffire.  C'était 

Hn  axiome  de  thérapeutique  que  <c  le  sang,  dans  le  corps  humain, 

est  comme  l'eau  dans  une  bonne  fontaine  ;  plus  on  en  tire  et 

plus  il  s'en  trouve.  »  Aussi  la  saignée  ne  sera-t-elle  jamais  trop 

Iréquente,  surtout  à  Paris  où  les  médecins  sont  incomparables, 

dit  Riolan,  pour  en  savoir  user  largement.  Tant  pis  pour  qui 

veut  s'y  soustraire  :  Gui  Patin  est  enchanté  que  la  femme  d'un 

premier  président,  qui  haïssait  la  saignée,  soit  morte  subitement. 

Tandis  qu'un  autre  meurt  «  pour  n'avoir  été  saigné,  dit-il,  que 

deux  fois  fort  petites,  mon  fils,  fort  malade,  a  guéri  par  vingt 

tonnes  saignées  d  i  bras  et  des  pieds  avec,  joowr  le  moins ^  une 

douzaine  de  bonnes  médecines  de  casse,  séné  et  sirop  de  roses 

P^les.  »  On  saignait  aussi  bien  des  enfans  de  trois  mois,  et  môme 

^^  trois  jours,  que  ides  vieillards  de  quatre-vingts  ans;  les  sai- 

^ées  dont  le  nombre,  en  une  seule  maladie,  dépassait  parfois  la 

^'^^titaine,  alternaient  avec  les  puises  et  les  clystères,  et  nul  sujet 

^  y  échappait. 

La  princesse  de  Gonti  tombe  malade,  de  la  pierre  croit-on; 
^^  lui  tire  dix-huit  onces  de  sang.  Le  lendemain,  elle  prend  mé- 
^^cine  et  jusqu'à  son  dernier  soupir,  quelques  jours  après,  elle 
^^t  contrainte  pat  les  hommes  de  l'art  de  prendre  des  lavemens. 
T^i  bon  courtisan  soit-il,  ce  médecin  du  Roi  qui  note  dans  son 
J^timal  que  «  Sa  Majesté  est  sujette,  comme  le  reste  des  hommes j 
^  B'enrhumer  lorsqu'il  fait  froid,  »  puise  dans  le  sentiment  de  son 
^^voir  assez  d'autorité  pour  infliger  à  son  maître,  en  un  an, 
^'^  saignées,  212  lavemens  et  215  médecines.  C'est  ainsi  que  l'on 


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i28  REVUE  DBS  DEUX  MONDES. 

soignait  indistinctement  «  les  pulmoniques  »  et  la  ic  fièvre 
pourpre,  »  «  les  gouttes,  »  la  fièvre  «  double-tierce,  »  aussi  bien 
que  les  pestiférés, 

A  prix  d'ailleurs  très  variables.  Aux  temps  modernes,  il  ne  se 
voyait  guère  de  médecins  gagés  à  Tannée  et  défrayés,  comme 
au  moyen  âge,  chez  les  seigneurs  auxquels  ils  «  appartenaient,  » 
sauf  les  médecins  des  princes  et  du  roi  ayant  «  bouche,  à  la 
Cour.  »  Le  «  premier  médecin  »  était,  au  point  de  vue  pécu- 
niaire, hors  de  pair.  Outre  les  appointemens  de  sa  charge  —  et 
Ion  a  vu  ce  que  d'Aquin  savait  en  tirer,  —  son  successeur  Fagon 
touchait  au  Jardin  des  Plantes,  dont  il  était  de  droit  surintendant, 
28  000  francs  par  an  ;  tandis  que  Tainé  des  Jussieu  s'y  contentait 
de  4000  francs  comme  «  démonstrateur.  » 

Mais  ces  postes  lucratifs  coûtaient  assez  cher.  L'emploi  de 
médepin  ordinaire  du  Roi  s'achetait  210000  francs,  soit  ostensi- 
blement, soit  en  secret,  sous  forme  de  pot-de-vin  versé  à  de  puis- 
sans  protecteurs  par  celui  qui  paraissait  nommé  gratis.  A  ces 
exceptions  près,  il  n'y  avait  de  médecins  à  traitemens  fixes  que 
ceux  des  hospices,  ou  de  quelques  établissemens  industriels  :  tel 
celui  de  la  saunerie  de  Salins  (Franche-Comté),  attitré  «  pour 
la  Visitation  des  officiers  et  ouvriers,  »  qui  recevait  250  francs 
par  an.  Aujourd'hui,  les  médecins  attachés,  par  contrat,  à  cer- 
taines de  nos  grandes  usines  métallurgiques  ou  alimentaires  ont 
environ  12000  francs  d'appointemens. 

Comme  le  médecin  contemporain,  celui  des  derniers  siècles 
vivait  de  ses  honoraires,  mais  il  en  vivait  très  modestement  ;  non 
seulement  parce  que  ses  visites  étaient  moins  rétribuées,  mais 
aussi  parce  qu'il  en  faisait  beaucoup  moins.  En  province,  au- 
jourd'hui, la  visite  se  paie  de  3  à  5  francs,  plus  une  indemnité 
de  déplacement  d'environ  un  franc  par  kilomètre,  qui  égalise  les 
situations  des  médecins  de  campagne  et  de  petites  villes.  A  Paris, 
les  honoraires  varient  de  3  francs,  dans  les  quartiers  ouvriers^ 
et  de  5  francs  dans  les  autres,  jusqu'à  50  francs  pour  les  «  con- 
sultations de  médecins  d'hôpitaux  et  jusqu'à  100  francs  pour 
ceux  qui  ont  titre  de  «  professeurs.  » 

Mais  le  docteur  parisien  qui  soigne  la  clientèle  populaire, 
bien  qu'il  doive  s'abstenir  de  jamais  revenir  chez  un  malade  sans 
y  être  appelé  de  nouveau,  peut  faire  trente  visites  par  jou'*  dans 
son  arrondissement  et  gagner  souvent  30  000  francs  par  an,  c'est- 
à-dire  bien  davantage  que  la  plupart  de  ses  confrères  des  quàr- 


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LES   RICHES    DEPUIS   SEPT   CENTS   ANS.  129 

tiers  bourgeois.  Quant  aux  grands  seigneurs  de  la  science,  ils 
sont  une  quarantaine  dans  la  capitale  qui  gagnent  de  100000  à 
200000  francs  par  an,  en  moyenne  150000  francs  par  an  ;  chacun 
autant  que  le  premier  médecin  de  Louis  XIV,  huit  fois  plus  que 
celui  de  la  reine  Anne,  sous  Louis  XII,  vingt  ou  vingt-cinq  fois 
plus  que  ceux  du  duc  de  Bourgogne,  Jean  sans  Peur,  ou  de  la 
reine  Isabeau^  femme  de  Charles  VI. 

Au-dessous  d'eux,  il  en  est  200  qui  se  font  une  quarantaine  de 
mille  francs;  400  à  500  oscillent  entre  15000  et  20000  francs  et 
les  2000  moins  favorisés  réalisent  des  recettes  annuelles  de  8000. 
à  15000  francs.  En  province,  sauf  pour  les  débutans  ou  les  ama- 
teurs qui  exercent  peu,  le  minimum  ne  descend  guère  au-des^ 
sous  d'une  dizaine  de  mille  francs  pour  le  médecin  ayant  cheval 
et  voiture.  Les  plus  recherchés,  les  plus  laborieux  surtout, 
arrivent  à  20000  et  30000  francs  par  an. 

Aux  derniers  siècles,  les  visites  de  médecins  se  payaient  de- 
puis 1  fr.  50,  et  même  depuis  0  tr.  70,  jusqu'à  3  et  4  francs  dans 
les  villes  de  province  ;  à  Paris,  de  5  à  14  francs  pour  les  doc- 
teurs en  réputation. 

Tastant  le  pouls,  le  ventre  et  la  poitrine, 
J'aurais  un  beau  teston  pour  juger  d'une  urine, 

dit  Régnier,  sous  Henri  IV.  Le  teston  de  5  fr.  40  était  un  prix 
ordinaire;  les  ]:égens  de  là  faculté  prenaient  10  francs  et,  lors* 
qu'ils  étaient  convoqués  en  «  consultes  »  chez  un  grand  person- 
nage, comme  Colbertj  ils  recevaient  chacun  un  louis  de  10  livres, 
ou  37  francs  actuels.  Le  prix  dépendait  beaucoup  de  la  qualité 
des  malades  :  le  tarif  du  médecin  de  petite  ville,  au  xyiii»  siècle^ 
qui  touchait  un  fixe  de  600  &  700  francs  sur  les  fonds  commua 
naux,  était  de  i  fr.  70  par-  visite  chez  les  bourgeois  et  de  0  fr.  85 
seulement  chez  les  artisans. 

1^  petite  vérole  était  soignée  à  forfait,  à  Orléans,  en  1564, 
pour  des  sommes  qui  vont  de  18  à  130  francs;  et  lorsque  la  ma*- 
ladie  d'un  moine  à  Montauban,  en  1345,  coûte  87  francs,  celle 
d'une  grande  dame  coûte  584  francs.  La  Comtesse  d'Artois  donne 
510  francs  en  1305  au  physicien  qui  l'a  soignée  dans  une  affec- 
tion grave;  le  comte  de  Savoie  paie  50  francs,  en  1318,  la  visite 
A'nxx  grand  médecin  qu'il  a  mandé;  tandis  qu'Albert  Durer,  en 
vo)  »gc  (1521),  donne  5  francs  à  «  l^aître  Jacques,  »  le  médecin 
TOyR  xxxvii.  —  1907.  9 


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130  RBVUE  DES  DEUX  MONDES. 

d'Anvers  et,  pour  une  longue  fièvre  dont  il  a  été  traité,  75  francs 
d'argent  ou  100  francs  de  gravures. 

Quoiqu'il  ne  fût  pas  dans  l'usage  d'envoyer  à  ses  cliens, 
comme  de  nos  jours,  la  note  de  ses  honoraires,  le  médecin  d'au* 
trefois  ne  laissait  pas  de  réclamer  :  aux  dépenses  de  La  Trémoïlle 
en  1723  figure  une  somme  de  364  francs,  versée  «  à  M.  Helvé- 
tins,  docteur  en  médecine,  pour  les  visites  rendues  à  Son  Altesse 
Monseigneur  le  duc  pendant  qu'il  avait  été  malade  de  la  rou- 
geole; »  et,  plus  loin,  243  francs  «  encore  payés  audit  Sieur 
Helvétius  pour  les  mêmes  honoraires  sur  ce  qu'il  avait  témoigné 
n'ôtre  pas  content.  »  A  coup  sûr  Jean-Claude  Helvétius,  le  mé- 
decin de  Louis  XV,  fils  d'un  docteur  en  renom  et  père  du  fer- 
mier général  philosophe,  était  une  sommité  qui  avait  ses  exi- 
gences ;  pourtant,  à  M.  Dumoulin  il  fut  alloué  324  francs  pour  les 
soins  donnés  au  même  duc  pendant  sa  dernière  maladie  (1741). 

Les  grands  seigneurs  de  l'ancien  régime,  quoiqu'ils  payassent 
beaucoup  moins  cher  que  nos  riches  contemporains,  payaient 
beaucoup  plus  que  le  commun  des  gentilshommes  et  des  bour- 
geois aisés.  Or,  ceux-ci  étaient  mille  fois  plus  nombreux  :  RT^*  de 
Tarente  tombe  malade  à  l'abbaye  de  Maubuisson  où  elle  était 
élevée  (1675)  ;  on  envoie  de  Paris  le  médecin  de  la  famille  dans 
im  carrosse  de  louage  à  4  chevaux,  qui  coûte  49  francs,  et  l'on 
donne  au  docteur  65  francs  d'honoraires.  Le  président  de  Gan- 
napeville  ne  payait  que  15  à  20  francs,  par  voyage,  le  médecin 
qui  venait  de  Rouen  à  son  château  où,  vu  la  longueur  du  trajet, 
il  fallait  coucher  (1755)  ;  et  il  n'en  coûtait  que  7  à  10  francs  à 
M.  d'Espesses,  maître  d'hôtel  du  Roi,  beau-frère  de  Saumaise 
(1655),  pour  les  dépiacemens  du  médecin  qu'il  appelait  de  Gor^ 
beil  à  Evry,  de  jour  ou  de  nuit. 

Il  n'en  coûte  que  84  francs  à  M.  de  Laporte  de  La  Ségalas- 
sière,  gentilhomme  d'Auvergne,  pour  neuf  jours  de  présence  du 
médecin  qu'il  a  fait  venir  et  qui,  durant  ces  neuf  jours,  le  saigne, 
le  pui^e  et  lui  administre  6  lavemens  et  force  potions. 

La  justice  rémunérait  plus  largement  à  proportion  les  exper- 
tises qu'elle  confiait  aux  hommes  de  l'art,  témoin  le  médecin 
«  sermenté  »  de  Lille,  au  xvi®  siècle,  taxé  à  32  francs  pour  exami- 
ner un  individu  «  que  l'on  disait  être  homme  et  femme  tout  en- 
semble, dont  grand  scandale  pourrait  être  en  cette  ville.  »  A  la  même 
époque  trois  médecins  demandaient  200  francs  pour  l'examen 
d'un  cadavre  exhumé,  «  attendu  la  grande  puanteur  et  infection.  » 

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LES   RICHES   DEPUIS   SEPT   CENTS   ANS.  131 

III 

De  nos  jours,  la  qualité  de  «  médecin  d'hospice  »  est,  dans 
ks  villes  de  province^  un  accessoire  honorable  qui  vaut  à  quelque 
praticien  local  un  millier  de  francs  d'émolumens  ;  à  Paris,  c'est 
une  dignité  très  éminente  bien  qu'à  peine  rétribuée.  Les  titulaires 
l'exercent  en  moyenne  pour  1500  francs  par  an;  mais,  classés 
de  par  cette  fonction  même  dans  l'élite  du  corps  médical,  ils 
gagnent  avec  leur  clientèle  une  centaine  de  mille  francs  par  an. 

C'est  l'honneur  du  temps  présent  que  le  fait  d'être  choisi  pour 
soigner  les  pauvres  désigne  le  docteur  à  la  confiance  des  riches 
et  assure  sa  fortune.  Il  n'en  allait  pas  de  même  naguère  :  les 
physiciens  illustres  n'étaient  pas  ceux  des  hospices,  mais  ceux  des 
châteaux.  Leurs  services  étaient  réservés  aux  maîtres  dont  ils 
étaient  le  plus  souvent  commensaux,  qu'ils  suivaient  dans  leurs 
déplacemens  et  à  la  guerre  et,  s'ils  soignaient  d'autres  person- 
nages, ce  ne  devait  être  que  sur  l'ordre  ou  du  consentement  de 
leurs  patrons. 

Quant  aux  médecins  d'hôpitaux,  s'ils  se  contentaient  d'assez 
peu  de  chose,  ce  n'était  pas  sans  doute  par  désintéressement 
excessif  :  en  temps  d'épidémie  ils  se  rattrapaient.  Celui  qui  ne 
touchait  pas  plus  de  600  à  700  francs  par  an,  en  période  nor- 
male, exigeait  dix  et  quinze  fois  plus  «  pendant  la  contagion,  » 
pour  soigner  les  «  pestiférés  :  »  6  900  francs  à  Orléans  en  1602, 
9250  francs  à  Montélimar  en  1586, 11  700  francs  à  Perpignan  en 
1592.  Les  mimicipalités,  il  est  vrai,  forcées  de  subir  ces  prix 
pour  n'être  pas  abandonnées  de  leurs  praticiens,  stipulaient 
alors  un  tarif  au  mois  ou  à.  la  journée. 

Les  traitemens  de  médecins  des  hospices,  très  variables  sui- 
vant les  localités  et  les  époques,  n'ont  pas  augmenté,  dans  leur 
ensemble,  depuis  le  moyen  âge  jusqu'à  la  Révolution.  Parfois 
même  ils  ont  diminué  sans  qu'on  en  puisse  dire  le  motif,  et  sans 
doute  parce  que  l'ancien  effectif  des  docteurs  nous  est  inconnu. 
En  effet,  suivant  que  leur  nombre  croissait  ou  diminuait,  les 
prix  devaient  s'en  ressentir  très  vite  dans  ces  contrats  passés 
enbte  un  personnel  restreint  et  des  municipalités  qui  marchan- 
daient toujours.  Il  faudrait  connaître  aussi  les  obligations  im- 
posées, le  service  exigé  :  à  l'Hôtel-Dieu  de  Paris,  par  exemple, 
les  premiers  médecms  sont  payés  232  francs  en  1445,  835  firancs 


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132  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

en  15H,  2860  francs  en  1588,  7500  francs  en  1622,  2  700  francs 
en  1647,  et  1  400  francs  en  1689;  à  l'hôpital  du  Saint-Esprit  ils 
n'étaient  payés,  à  la  même  époque,  que  350  francs  par  an  et  les 
chirurgiens  200  francs.  Quant  aux  «  maîtres-chirurgiens  »  de 
l'Hôtel-Dieu,  ils  recevaient  150  francs  en  1445,  1680  francs 
en  1561,  i  250  francs  en  1620, 900  francs  en  1647  et  5400  firancs 
en  1729. 

Les  brusques  mouvemens  de  ces  chiffres  parisiens,  d'une  date 
à  l'autre,  ne  correspondent  nullement  à  ceux  de  la  province  :  à 
Marseille,  en  1338,  le  médecin  de  l'hospice,  tenu  à  une  visite  par 
jour,  touche  160  francs  par  an  et  1  504  francs  en  1414.  O  der- 
nier traitement  est  celui  de  l'hospice  d'Orléans  en  1649;  dans 
la  môme  ville,  en  1709,  il  ne  dépasse  pas  200  francs  et  celui  de 
Mézières,  en  1751,  est  de  135  francs.  Le  médecin  de  Nantes, 
qui  avait  1400  francs  à  la  fin  du  xv«  siècle,  a  2  080  francs 
au  xvu*,  —  l'appointement  le  plus  haut  que  j'aie  noté  en  dehors 
de  Paris. 

Il  est  clair  que  des  fonctions  aussi  diversement  rétribuées 
doivent  ôtre  inégalement  absorbantes  ;  que  d'ailleurs  la  capacité, 
la  réputation  personnelle  de  chacun  influait  sur  le  traitement  qui 
lui  était  alloué,  et  qu'enfin  la  valeur  courante  des  médecins,  le 
prix  des  visites,  a  varié  comme  toute  autre  valeur,  suivant  l'offre 
et  la  demande,  d'une  date  à  l'autre.  De  ces  trois  causes,  générales 
ou  particulières,  qui  ont  déterminé  le  taux  des  appointemens, 
nous  ne  savons  pas  exactement  dans  quelle  mesure  chacune  a  dû 
agir. 

Rien  n'indique  toutefois  que  les  hommes  de  l'art  aient  en- 
chéri jusqu'à  la  fin  du  xviu*  siècle  et,  de  ceci,  il  est  aisé  de  se 
convaincre  en  les  suivant  dans  la  môme  ville  à  travers  les  âges  : 
à  Soissons,  le  médecin  de  l'hospice,  en  1600,  touche  470  francs 
par  an;  en  1663,  130  francs;  162  francs  en  1732  et  228  francs 
en  1781.  A  Bordeaux,  1350  francs  en  1644,  et  933  francs  en 
1769;  à  Boulogne-sur-]Vter,  860  francs  en  1606,  350  francs  en 
1685,  675  francs  en  1729  et  228  francs  en  1781. 

Ce  médecin  de  l'hospice  était  parfois  aussi  le  médecin  com- 
munal et...  obligatoire.  La  commune  ancienne  réglementait 
beaucoup  de  choses,  qui  aujourd'hui  demeurent  libres  pour  les 
habitans;  d'autres  choses  au  contraire  sont  aujourd'hui  régle- 
mentées, qui  autrefois  ne  l'étaient  pas.  Même  l'immixtion  du 
pouvoir  public  local  dans  la  vie  privée  avait  été  plus  grande,  au 


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LES    RICHES   DEPUIS;  SEPT   CENTS   ANS.  133 

moyen  âge,  qu'elle  ne  Tétait  auxviii'  siècle:. en  1253. par  exemple, 
une  ordonnance  du  maire  de  Limoges,  interdisait  toute  visite 
chez  les  accouchées  avant  leur  rétablissement!  L'autorité  muni- 
cipale tranchait,  en  d'autres  pays,  des  matières  qu'elle  n'eût  pas 
osé  aborder  en  France;  on  n'apprend  pas  sans  rire,  de  notre 
ministre  en  Danemai*k,  sous  Louis  XIII,  qu'à  la  porte  de  l'Hôtel 
de  Ville  de  Copenhague  sont  pendues  deux  mesures  types  : 
l'une  est  l'aune  du  pays,  l'autre  <c  la  mesure  que  doit  avoir  un 
homme  pour  ne  pouvoir  être  convaincu  d'impuissance.  » 

Parmi  les  ingérences  dans  le  domaine  des  affaires  particu- 
lières que  se  permettaient  chez  nous  les  conseils  de  ville,  on 
peut  citer  le  choix  du  médecin  qui  soignera  les  bourgeois,  ainsi 
que  la  fixation  du  prix  de  ses  visites.  Ces  obligations  avaient 
leur  contre-partie  :  sans  cette  clientèle  garantie,  le  médecin  ne 
serait  pas  venu  s'établir  dans  la  commune:  ou  bien  il  ne  médi- 
camenterail  pas  les  pauvres  gratis,  ce  qui  indirectement  soulage 
la  communauté.  Il  serait  en  droit  d'élever  ses  prétentions  d'une 
façon  fâcheuse,  s'il  survenait  une  épidémie.  Si  les  citoyens  per- 
daient sur  quelques  points  leur  liberté,  ils  y  trouvaient  des 
avantages;  la  preuve,  c'est  que  de  pareils  traités  disparurent 
presque  partout  au  xvui^  siècle,  quand,  la  concurrence  devenant 
possible,  le  monopole  devint  gênant. 

On  en  peut  induire,  et  que  les  médecins  durent  pendant 
longtemps  être  fort  rares,  et  que  cette  rareté  tenait  à  ce  que  la 
clientèle  faisait  défaut.  Le  besoin  de  médecin  est,  comme, beau- 
coup d'autres,  un  besoin  récent ^  inconnu  du  passé.  C'est  seule-, 
ment  en  1708  que  furent  institués  les  médecins  et  chirurgiens 
militaires;  et  peut-être  qu'avant  cette  date  il  en  existait  déjà 
quelques-uns  sans  qualité  officielle,  mais  certainement  jusqu'aux 
premières  années  du  règne  de  Louis  XIV  on  ne  s'était  jamais 
avisé  d'en  avoir.  «  Les  soldats,  dit  Arnaud,  voient  que  dans  leurs 
maladies  on  a  moins  soin  d'eux  que  l'on  n'en  a  des  che- 
vaux, lesquels  on  fait  panser  soigneusement,  parce  qu'on  ne  les 
peut  perdre  sans  qu'il  en  coûte  de  l'argent  pour  en  avoir 
d'autres.  »  Les  officiers  riches  avaient  dans  leur  train  des  bar- 
biers-chirurgiens, les  autres  50  contentaient  des  empiriques  du 
lieu  le  plus  proche  et  les  municipalités,  si  l'on  était  en  Frai^ce, 
enjoignaient,  sous  peine  de  fortes  amendes,  aux  médecins  du 
cru  de  «  visiter  et  panser  »  les  blessés. 

Des  médecins,  il  n'est  pas  sûr  que  toutes  les  villes  en  possé* 


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434  REVUE  DBS  DEUX  MONDES. 

dassent;  tel  chef-lieu  de  sénéchaussée  n'en  avait  qu'un.  On  est 
surpris  de  voir,  dans  les  registres  du  conseil  communal,  que 
Ntmes,  en  1640,  «  pour  ne  pas  se  priver  des  secours  du  setU 
homme  de  Part  »  qu'il  y  eût  dans  la  cité,  doit  en  passer  par  ses 
exigences.  A  Paris  même,  Gui  Patin  nous  révèle,  en  1631^ 
«  qu'il  n'y  a  aucim  médecin  dans  les  hôpitaux  de  peste;  au 
grand  détriment  du  public,  aucun  d'eux  n'y  est  employé.  On 
laisse  soigner  cette  maladie  aux  ignorans  chirurgiens,  —  ignO' 
ris  ionsoribus.  » 

A  l'heure  actuelle,  les  praticiens,  diplômés  à  la  suite  d'é- 
tudes et  d'examens,  sont  très  irrégulièrement  répandus  par  le 
monde  :  depuis  l'Angleterre  où,  par  10  000  ftmes,  il  s'en 
trouve  8,  jusqu'en  Turquie  où  il  ne  s'en  trouve  pas  2.  La  France 
compte  présentement  environ  20  000  médecins,  c'est-à-dire  plus 
de  5  par  10000  habitans  et  leur  nombre  a  doublé  depuis 
soixante  ans  (1).  On  le  croira  sans  peine  si  l'on  sait  qu'en  1850 
le  grade  de  docteur  en  médecine  était  conféré,  dans  les  facultés 
françaises,  à  360  sujets  par  an;  de  1871  à  1880,  en  moyenne  à 
880;  de  1891  à  1900,  à  960  et,  depuis  1901,  à  1130  personnes 
annuellement.  Or,  durant  le  même  laps  de  temps,  la  population 
française  ne  s'est  accrue  que  d'un  dixième. 

Paris  compte  aujourd'hui  3000  médecins  pour  2  700000 
âmes;  en  1862,  il  en  comptait  1800  et,  en  1846,  1500.  Ce  der- 
nier chiffre  paraissait  d'ailleurs  excessif  sous  Louis-Philippe  et 
hors  de  toute  proportion  avec  les  besoins  de  la  population  : 
«  Nous  sommes  en  aussi  grand  nombre  que  les  malades,  disait 
le  docteur  Reveillé-Parise,  gémissant  sur  l'encombrement  de  la 
profession,  bientôt  même  il  y  aura  plus  de  chats  que  de 
souris.  »  11  concluait  que,  «  si  l'on  défendait  pendant  dix  ans 
toute  réception  de  docteurs,  il  en  resterait  encore  assez.  »  Or 
on  vient  de  voir  que  c'est  le  contraire  qui  a  eu  lieu  et  que  l'on 
diplôme  maintenant  chaque  année  trois  fois  plus  de  docteurs 
qu'au  début  du  second  Empire. 

Au  xvii*  siècle,  il  n'y  avait  à  Paris  que  113  médecins  pour 
400  000  habitans,  et  il  n'en  était  admis  en  moyenne  que  4  nou- 
veaux par  an.  Troyes  n'avait  alors  que  6  médecins;  Amiens, 
au  contraire,  «  petite  ville  désolée  de  guerres  et  passctges  d'ar« 

(1)  L'augmentation  serait  de  beaucoup  plus  du  double  si,  dans  la  môme  p6* 
riode,  Teifectif  des  simples  «  officiers  de  santé  »  n'avait  diminué  de  5  570  en  18S6  à 
1200  en  1901, 


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LES   RI,CHE8   DEPUIS   SEPT  CENTS   ANS.  136 

mée,  »  en  avait  20  en  1649;  médecins  «  chétifs,  »  qui  ne  sa"". 
Y&ient  pas  grand'chose. 

A  cÂté  des  docteurs  authentiques  grouillaient  dans  Fombre 
les  vendeurs  d'orviétan,  chiromanciens ,  diseurs  de  bonne  aven^ 
ture,  u  médecins  passagers  allant  de  royaume  en  royaume,  » 
guérissant  par  des  paroles,  des  sons,  des  anneaux  ou  des  talis-- 
mans;  pénétrant  partout,  moines  chez  les  dévots,  jolis  garçon^ 
chez  les  coquettes.  Les  vendeurs  de  remèdes  secrets,  auxr 
quels  des  arrêts  périodiques  ordonnaient  de  «  vuider  la  capitale 
dans  les  vingt-quatre  heures,  »  ne  jsont  sans  doute  pas  moins 
répandus  ni  moins  achalandés  aujourd'hui. 

Si  le  Paris  de  1650  comptait  un  médecin  diplômé  par 
3  600  ftmes,  tandis  que  le  Paris  actuel  en  possède  un  pour  900 
habitans;  s'il  y  a, ,  proportionnellement  à  la  population,  cinq 
fois  plus  de  médecins  peut-être  dans  notre  France  que  dans 
celle  de  Henri  IV;  et  si  nos  docteurs  contemporains,  bien  qu'ils 
se  plaignent  d'être  trop  nombreux,  gagnent  présentement  les  uns 
trois  fois,  les  autres  dix  fois  plus  que  leurs  devanciers^  ce  n'est 
pas  que  les  malades  soient,  de  nos  jours,  plus  nombreux  ou  plus 
délicats.  C'est  simplement  qu'ils  sont  plus  aisis^  et  qu'ils  ap- 
pellent un  médecin  pour  les  soigner,  au  lieu  de  s'en  remettre 
à  la  Providence,  comme  leurs  pères,  qui  n'auraient  pas  même 
pu  payer  les  médicamens,  au  prix  exorbitant  où  ils  se  veii-* 
daient. 

IV 

Sans  anticiper  sur  le  coût  de  la  pharmacie,  dont  je  parlerai 
plus  tard,  en  étudiant  les  dépenses  de  nos  aïeux,  il  me  sera  per-« 
mis  de  remarquer  ici  que,  pour  être  simple  eu  sa  thérapeutiquei 
le  «  physicien  »  de  jadis  n'en  était  pas  moins  onéreux  au  client 
par  ses  drogues  abstruses,  où  l'apothicaire  péchait,  en  eau 
trouble,  les  «  notes  »  qui  l'ont  immortalisé.  Ce  que  l'on  peut 
faire  entrer  de  choses  dans  une  purge  ou  dans  un  lavement, 
notre  imagination  le  devinerait  avec  peine;  mieux  vaut  l'ap- 
prendre dans  les  «  parties  »  des  xiv^  et  xv*  siècles. 

Car  le  «  M.  Fleiirant  »  de  la  comédie,  au  regard  de  ses  pré- 
décesseurs, semble  moins  compliqué  et  assez  raisonnable.  Il 
demande  de  10  à  16  francs  pour  ses  purgations,  suivant  qu'il 
s'agit  d'une  bonne  médecine  c<  pour  hâter  d'aller  et  chasser  de* 


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136  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

hors- les  mauvaises  humeurs  de  monsieur;  »  ou  d'une  <<  potion 
cordiale  et  préservatrice,  composée  avec  douze  grains  de  bézoard, 
sirop  de  limon,  grenades  et  autres,  suivant  l'ordonnance.  Argan 
les  règle  l'un  et  l'autre  à  5  et  13  francs.  Pour  un  «  bon  clystère 
détersif,  composé  avec  catholicon  double,  rhubarbe,  miel  rosat 
et  autres,  pour  balayer,  laver  et  nettoyer  le  bas-ventre  de  mon- 
sieur, »  M.  Fleurant  demande  5  francs;  Ârgan  le  réduit  à 
Ifr.  65. 

Il  n'est  guère  généreux.  Il  n'eût  su  trouver  de  lavement  à  si 
bas  prix.  Le  meilleur  marché  que  j'aie  rencontré  dans  les  «  mé- 
moires »  du  temps  est  de  2  fr.  45,  somme  payée  par  l'hospice  de 
Tournus  (Bourgogne)  pour  un  «  clystère  laxatif,  carminatif  et 
hystérique  (1664).  »  Encore  est-ce  un  clystère  de  province. 
A  Paris,  Tannée  même  de  la  représentation  du  Malade  imagi- 
naire  (1673),  FHôtel-Dieu  paie  4  francs  pour  un  lavement. 

Deux  cents  ans  plus  tôt  ces  chiffres  eussent  paru  modestes, 
et  le  héros  de  Molière  eût  été  bien  empêché,  pour  les  200  francs 
par  mois  qu'il  octroie  à.  son  fournisseur,  d'avoir  pareil  nombre 
'de  lavemens  et  do  médecines,  s'il  eût  vécu  par  exemple  sous 
Louis  XI  ou  sous  Charles  V.  Le  clystère  coûtait  de  18  francs 
à  7  fr.  50  au  xv*  siècle,  —  en  moyenne  12  francs,  —  et  plus  cher 
encore  au  xrv*  siècle  :  de  21  francs  à  17  fr.50,  suivant  qu'il 
était  «  administré  »  par  son  auteur  ou  «  fourni  seulement  »  au 
destinataire. 

Il  est  ici  question  d'entrailles  sans  prétentions  et  de  la  classe 
moyenne  :  marchands  et  bourgeois  de  bonne  ville,  artistes  ou 
magistrats.  Albert  Durer,  quoiqu'il  ne  fût  guère  fortuné,  paie  à 
Anvers  (1521)  «  pour  un  clystère  destiné  à  sa  femme  qui  est 
malade  »  24  francs,  —  le  même  prix  exactement  qu'il  vendait 
ses  dessins  ou  ses  portraits  au  fusain,  —  Les  hauts  barons,  les 
princesses  magnifiques  qui  ne  se  refusaient  rien,  absorbaient 
au  xrv*  siècle  des  «  cly stères  dorés  »  de  40  et  50  francs  chaque  ; 
compositions  mystérieuses,  dont  le  mérite  reposait  sans  doute 
sur  la  croyance  aux  vertus  curatives  de  l'or  potable. 

L'alchimiste  de  Louis  XI  avait  fondu  des  écus  pour  la  somme 
énorme  de  4  600  francs,  afin  d'en  composer  un  breuvage  d'au- 
rumpotabïle  destiné  &  ce  prince.  La  foi  aux  élixirs  et  teintpres 
d'or  ne  fi^t  qu^augmenler  avec  Paracelse  au  xvi*  siècle  :  Diane  de 
Poitiers  y  puisait^  au  dire  de  Brantôme,  la  conservation  de  sa 
btmuté;   l'Empereur  Rodolphe,  d'après  Tallemant,  s'en  servait 


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LES    RICHES    DEPUIS    SEPT    CENTS   ANS.  137 

aussi  et  plus  tard,  au  temps  où  M"*  de  Sévif<né  nous  affirme 
que  Corbinelll,  devait  à  cette  panacée  le  rétablissement  de 
sa  santé,  Tun  des  personnages  du  Médecin  malgré  lui  s'écrie, 
eu  apprenant  les  résultats  prodigieux  d'un  remède  qui  res- 
suscite les  morts  :  «  Il  fallait  que  ce  fût  quelque  goutte  d'or  po- 
table! » 

La  pharmacopée  du  xvn*  siècle  préconisait,  contre  les  mala- 
dies du  Cœur,  un  «  électuaire  »  où  entraient  de  l'or  et  de  l'ar- 
gent pur,  en  feuilles,  combinés  avec  l'émeraude,  l'hyacinthe,  le 
saphir,  les  perles,  les  vers  à  soie  piles,  le  musc,  l'os  du  cœur  du 
cerf,  Foxyde  de  zinc,  la  terre  sigillée,  la  mélisse,  le  bois  d'aloès, 
le  corail  blanc  et  rouge,  la  bourrache,  la  girofle,  les  roses  et... 
un  peu  de  sucre.  Rien  de  plus  ordinaire  alors  que  des  formules 
où  entrent  20  et  30  substances.  La  fameuse  «  thériaque  » 
en  contenait  65,  et  l'eau-de-vie  blanche  de  Dresde,  contre  les 
évanouissemens,  118.  Rien  d'étonnant  par  suite  à  ce  qu'un 
électuaire  «  restaurant  »  coûte  de  1 2  à  20  francs,  un  électuaire 
«  confortatif  de  pierres  précieuses  »  2Si  francs  et  môme,  en  1366, 
un  électuaire  laxatif  50  francs. 

V  «  emplâtre  magistral  »  à  44  francs  la  pièce  (1384), 
r  «  apozème  »  à  59  francs  (1344),  l' w  onguent  aux  apôtres  »  et 
r  a  eau  de  Salomon  »  à  62  francs  le  kilo  (1418)  n'étaient  pas 
non  plus  à  la  portée  des  petites  bourses.  Les  tisanes,  garga- 
rismes,  médecines  purgatives,  simples  ou  «  fort  composées  » 
étaient  moins  chères, —  5  à  10  francs,  —  mais  si  multipliées  par 
l'ordonnance  des  médecins,  qu'il  en  coûtait  gros  d'être  soigné 
dans  les  règles. 

Malheur  en  effet  à  qui  veut  se  soustraire  à  la  purgation  fré- 
quente. Si  Louis  XIII  tombe  gravement  malade  (1616)  c'est, 
nous  disent  les  médecins,  «  qu'il  ne  se  purgeait  point,  que  son 
cerveau  n'avait  aucune  évacuation  parce  que,  de  son  naturel,  il 
se  mouchait  fort  rarement.  »  Ce  monarque  indécis  fut  toujours 
très  ferme  sur  ce  chapitre  :  «  Il  nous  a  fait  assembler  cette 
après-dlnée,  écrit  l'un  des  docteurs  k  Richelieu,  sur  la  résolution 
qu'il  a  prise  de  n'user  d'aucune  chose  purgative  ;  afin  de  nous 
accommoder  à  son  humeur,  nous  ouvrons  la  porte  de  derrière 
par  des  lavemens,  »  conclut  mélancoliquement  Bouvard,  qui, 
pour  se  rattraper,  en  fait  prendre  tous  les  jours  et  quelquefois 
trois  ou  quatre  en  vingt-quatre  heures,  à  son  auguste  malade. 
L'usage  persista  jusqu'à  l'aurore  du  xix*'  siècle,  où  l'abus  de  ce 


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438  REVUE   DÉ»   DEUX  MONDES. 

traitement  fut  combattu  dans  une  thèse  précédée  de  cette  épi- 
graphe : 

Bit  modus  in  rehus,  sunt  certi  deniquê  fines 
Quas  ultra,  eUraque  nequU  consistere  reciim. 

Cependant,  les  médecins,  dès  le  xyii*  siècle,  commençaient  à 
réagir  contre  les  apothicaires,  dont  «  le  peuple,  disaient-ils, 
était  las  »  et  chez  qui  V  «  insatiable  avarice  »  n'excluait  pas 
l'ignorance.  Erreurs  comiques,  lorsqu'il  s'agit  de  César  Borgiii 
achetant  le  soir  de  ses  noces,  .pour  «  mieux  festoyer  sa  dame,  » 
des  pilules  qui,  au  lieu  de  remplir  leur  office  aphrodisiaque,  se 
trouvèrent  laxatives,  «  tellement  que  toute  la  nuit  il  ne  cessa 
d'aller  au  retrait;  »  charlatanisme  grossier,  lorsque  ces  maîtres- 
apothicaires,  que  par  dérision  l'on  nommait  il  y  a  deux  siècles 
des  t(  pharmaciens,  »  vendaient  des  fruits  d'églantiers  sous  le 
nom  de  «  microbulares  »  et  les  plus  sales  produits  sous  le  cou- 
vert d'un  élégant  mot  latin  ;  toujours  est-il  que  leur  «  tyrannie  » 
fut  attaquée  par  la  Faculté  sur  leur  terrain  traditionnel  :  «  Dans 
la  plupart  des  grandes  maisons,  il  n'y  a  plus  d'apothicaire  ;  c'est 
un  homme  ou  fille  de  chambre  qui  fait  et  donne  les  lavemens, 
et  les  médecines  aussi  que  nous  réduisons  la  plupart  en  jus  de 
pruneaux...;  l'infusion  de  trois  gros  de  séné  en  un  verre  d*eau 
purge  aussi  bien  qu'un  tas  de  compositions  arabesques  et 
bézoardesques.  » 

Ce  c(  bézoard,  »  calcul  extrait  de  l'estomac  de  certains  quadru- 
pèdes, auquel  la  médecine  du  moyen  &ge  attribuait  de  merveil- 
leuses vertus,  était  l'un  de  ces  remèdes  imaginaires  qui  avaient 
traversé  victorieusement  les  siècles.  Il  fut  alors  «  si  bien  secoué 
qu'il  n'en  demeura  que  poudre  et  cendres  ;  »  avec  lui  disparu- 
rent la  «  confection  d'hyacinthe,  »  la  «  corne  de  licorne  »  et  les 
a  fragmens  précieux.  » 

Une  commission  de  docteurs  publia  sous  ce  titre.  Le  Méde^ 
cin  charitable,  en  regard  des  tarifs  usuels  de  la  pharmacie,  le 
prix  de  revient  des  substances  les  plus  habituellement  employées, 
comparaison  peu  faite  pour  encourager  les  acheteurs.  Les 
drogues,  dont  l'ancienne  pharmacopée  était  surchargée,  devinrent 
plus  abordables  :  le  sangdragon  ou  «  sang  de  dragon,  »  vendu 
464  francs  le  kilo  en  1344,  était  payé  44  francs  seulement 
en  1696  par  l'hôpital  de  Bordeaux.  C'était  la  résine  des  fruits 
du  Calamus  Draco,  employée,  en  raison  de   son  astringencS) 


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LES   RICHES   DEPUIS   SEPT  CENTS  ANS.  i39 

contre  les  hémorragies  ;  elle  coûte  aujourd'hui  de  6  à  8  francs. 

Ces  arcanes  officinales,  aux  noms  barbares  et  prétentieuxi 
recouvraient  souvent  des  matières  premières  assez  simples  ;  sur 
la  note  d'un  apothicaire  de  Sens  (1674)  figure  cette  nomencla-' 
tare  déconcertante:  douze  prises  de  cloportes,  deux  scrupules 
d'yeux  d'écrevisses,  une  fiole  d'eau  de  tète  de  cerf,  une  once 
d'huile  de  vers  et  autant  de  poudre  de  vipère.  La  poudre  de 
vipère  et  l'huile  de  vers  sont  maintenant  inusitées  ou  inconnues. 
Mais  l'eau  de  tète  de  cerf,  phosphate  tribasique  de  chaux,  est 
remplacée  par  une  décoction  de  Sydenham  faite  sur  le  produit 
chimique  pur;  aux  cloportes,  a  été  substitué  leur  principe  actif, 
le  nitrate  de  potasse;  et  le  carbonate  de  chaux  a  pris  la  place 
des  yeux  d'écrevisses. 

La  <¥  poudre  de  sympathie,  »  fort  en  vogue  pendant  la  guerre 
de  Trente  ans,  qui  guérit  les  blessures  du  maréchal  de  Gassion 
et  d'Arnauld  da  Gorbeville,  n'était  qu'un  mélange  d^  sulfate  de 
fer  et  de  gomme  arabique  ;  et  les  «  gouttes  d'Angleterre  »  que 
Ton  fit  prendre  au  maréchal  de  Lorge  (1695)  et  où  devaient  en- 
trer, d'après  le  dictionnaire  de  Trévoux,  de  la  poudre  de  crâne 
de  pendu  et  de  la  vipère  sèche,  n'étaient  qu'une  honnête  dilution 
à  base  d'opium. 

Nous  possédons,  autant  et  plus  que  nos  pères,  nombre  d'or<- 
viétans  spécifiques  et  de  remèdes  secrets,  qui  doivent  leur  succès 
à  d'artificieuses  réclames  et  leur  vertu  aux  mixtures  les  moins 
compliquées.  Nos  modernes  (c  liqueurs  de  Cagliostro  »  se  vendent 
aujourd'hui  sous  mille  étiquettes.  Mais  les  progrès  de  l'industrie 
chimique,  la  révolution  du  commerce  et  des  transports,  ont  pro* 
digieusement  abaissé  le  coût  de  la  pharmacie.  Le  kilo  de  camphre, 
que  Ton  payait  106  francs  sous  la  Régence  du  duc  d'Orléans  et 
40  francs  au  milieu  du  règne  de  Louis  XV,  se  paye  actuellement 
8  fr.  50,  malgré  le  trust  de  l'Ile  Formose  ;  le  kilo  de  rhubarbe, 
qui  valait  285  francs  en  1566  et  100  à  200  francs  sous  Louis  XIV, 
se  vend  aujourd'hui  42  francs  (1).  Et  si  l'on  passait  en  revue 
les  médicamens  usuels,  on  observerait,  je  crois,  la  même  réduc- 
tion énorme  des  prix  de  la  pharmacie,  du  temps  passé  jusqu'à 
nos  jours. 

(1)  J'ai  noté,  dans  les  comptes  des  hospices,  les  prix  de  94  francs  &  Tournas 
(Bourgogne)  en  1677;  de  110  francs  h  Bordeaux  en  1691  ;  de  210  francs  h  Soitsons 
en  1730.  U  ae  trouTait  aussi  de  la  rhubarbe  à  52  francs  à  Botdeaux  en  1668;  h 
26  francs  à  Alais  (Gard)  en  1770;  à  22  et  33  francs  à  Paris  et  Soissons  en  1783  ; 
mais  ceUe-ci  n'était  pas  le  produit  officinal,  Tenant  exclusiTement  de  Chine. 


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4-. 


140  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

De  sorte  que  nous  constatons  ce  triple  phénomène  :  accrois- 
sement du  nombre  des  médecins,  par  rapport  à  l'ensemble  de  la 
population;  augmentation  de  leurs  honoraires  et  surtout  de 
leurs  gains  annuels,  que  Ton  peut  évaluer  pour  la  masse  de  la 
corporation  au  triple  de  ce  qu'ils  étaient  jadis;  diminution  du 
prix  des  remèdes. 

Par  suite  du  développement  de  l'aisance,  un  plus  grand  nombra 
de  malades  peuvent  dépenser  pour  se  faire  soigner  ;  mais  le  bon 
marché  des  médicamens  compense  le  renchérissement  des  ordon- 
nances et,  pour  les  classes  moyenne  et  populaire,  il  n'en  coûte 
peut-être  pas  plus  cher  d'être  malade  aujourd'hui  qu'il  y  a  deux 
ou  trois  cents  ans.  Quant  aux  célébrités  médicales  qui  gagnent 
huit  ou  dix  fois  plus  que  leurs  devanciers  de  l'ancien  régime^ 
leur  fortune  nouvelle  est  faite  de  celle  des  récens  parvenus  de 
l'argent,  assez  nombreux  pour  se  disputer  les  services  des  maîtres 
de  l'art  et  assez  riches  pour  en  faire  ainsi  hausser  le  taux. 


Les  grands  chirurgiens  sont  un  exemple  plus  saisissant  encore 
de  cette  surenchère  inconsciente  de  la  clientèle,  puisqu'ils  sont 
actuellement  une  dizaine,  en  France,  qui  gagnent  chacun 
600  000  francs  par  an.  L'habileté  de  l'opérateur  l'emporte  en 
valeur  vénale  sur  le  diagnostic  du  docteur  consultant;  soit  parce 
qu'elle  est  plus  rare,  soit  simplement  parce  que  la  dextérité  de 
main  du  premier  lui  demeure  personnelle,  tandis  que  les  décou- 
vertes scientifiques  du  second,  .aussitôt  vulgarisées,  sont  mises  à 
profit  par  tous. 

Au-dessous  de  cette  pléiade  de  noms  en  vedette,  les  hono- 
raires oscillent  entre  50000  et  100000  francs  pour  tous  les  chi- 
rurgiens des  hôpitaux  de  Paris.  En  province,  quelques  chirur- 
giens régionaux,  qui  rayonnent  à  une  centaine  de  kilomètres 
de  leur  domicile,  atteignent  aussi  100000  francs  par  an.  Les  spé- 
cialistes des  grandes  villes,  plus  obscurs,  ne  dépassent  pas 
20000  francs.  Ils  sont  d'ailleurs  en  petit  nombre;  les  docteurs 
ordinaires  cumulant  aujourd'hui  l'exercice  de  la  médecine  avec 
celui  de  la  chirurgie,  dont  les  progrès  ont  augmenté  leur  revenu. 

«  Monsieur  Purgon  »  en  serait  mort  de  honte,  lui  qui  croyait 
avoir  rejeté  in  infimis  ces  «  estafiers  de  Saint-Côme,  laquais 
bottés,  chiens  grondans,  superbe  racaille,  »  ainsi  que  les  qua- 


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LES   RICHES   DEPUIS   SEPT   CENTS   ANS.  141 

lifie  rageusement  Gui  Patin;  après  obtention  de  Tarrôt  du  Parle- 
ment de  1660,  qui  confond  en  une  troupe  unique  et  subalterne  les 
barbiers-chirurgiens,  —  tonsores  chirurgici^  —  et  les  chirurgiens 
lettrés,  leur  ordonne  à  tous  de  tenir  boutique  ouverte  sous  peine 
d'amende,  leur  défend  de  porter  robe  et  bonnet,  de  conférer  des 
grades  et  même  de  prendre  le  titre  de  «  collège.  » 

L'élite  d'entre  eux  y  avait  droit  pourtant,  depuis  plus  de 
cent  ans  qu'un  édit  de  François  I«'  avait  mis  les  professeurs, 
bacheliers  et  licenciés  de  chirurgie  du  collège  de  Saint-Côme,  en 
possession  «  de  tels  et  semblables  privilèges,  franchises  et  immu- 
nités dont  les  écoliers,  docteurs  et  suppôts  de  notre  université 
ont  accoutumé  de  jouir.  » 

Il  y  a  d'ailleurs  une  grande  part  de  légende,  sinon  dans  le 
récit  des  longues  contentions  judiciaires  entre  les  chirurgiens  et 
les  médecins,  du  moins  dans  l'opinion  généralement  admise  sur 
la  situation  respective  de  ces  deux  professions.  Cette  opinion 
erronée  tient,  comme  beaucoup  d'autres,  à  ce  que  l'on  a  écrit 
l'histoire  d'après  les  textes  et  non  d'après  les  faits;  au  lieu  de 
regarder  vivre  les  hommes,  on  a  raconté  les  lois.  Aujourd'hui  où 
les  lois  sont  un  peu  plus  appliquées  que  jadis,  il  existe  encore 
une  grande  dissemblance  entre  les  Français  du  Code  et  les  Fran- 
çais de  la  vie  réelle.  11  y  avait  un  abîme  autrefois,  où  la  législa- 
tion multiforme  et  contradictoire  des  ordonnances,  déclarations, 
arrêts  du  Conseil  et  des  cours  souveraines  induit  l'historien,  qui 
la  prend  au  pied  de  la  lettre,  à  tracer  de  l'ancienne  France  un 
tableau  fort  peu  ressemblant;  En  cette  erreur  on  tombe  d'autant 
plus  aisément,  que  le  recueil  public  des  lois  et  actes  officiels  est  à 
portée  de  toutes  mains,  tandis  que  la  recherche  des  faits  privés 
exige  une  étude  plus  minutieuse. 

Pour  les  chirurgiens  du  passé,  il  faut  distinguer  le  droit  et  le 
fait,  Paris  et  la  province,  les  chirurgiens  lettrés  et  les  barbiers- 
chirurgiens,  les  temps  modernes  et  le  moyen  âge.  Au  temps  do 
saint  Louis,  comme  de  nos  jours,  la  «  cyourghie  >>  allait  de  pair 
avec  la  médecine.  Elle  était  son  égale  encore  au  xiv«  siècle,  lorsque 
Guy  de  Chauliac  ou  Henry  de  Monde  ville  rédigeaient  des  traités 
longtemps  classiques  et  parvenus  jusqu'à  nous.  Elle  avait  pour 
domaine  l'extérieur  du  corps  humain  dont  le  physicien  soignait 
l'intérieur;  mais  «  il  n'est  pas  bon  chirurgien,  écrit  Henry  de 
Mondeville,  vers  1310,  celui  qui  ne  connaît  ni  l'art,  ni  la  science 
de  la  médecinei  ni  surtout  l'anatomie.  )» 


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442  BEVUB  DES  DBUX  MONDES. 

Les  chirurgiens  en  renom  étaient  considérés  et  bien  payés  : 
celui  de  Charles  le  Sage  (1380)  jouissait  d'un  traitenaent  annuel 
de  22  000  francs,  supérieur  à  celui  de  tous  les  médecins  jus- 
qu'au XVI*  siècle.  Pour  se  faire  arracher  une  dent  par  Vun  d'eux, 
—  ils  étaient  dentistes  aussi,  —  il  en  coûte  à  de  riches  prin- 
cesses des  sommes  qui  varient  de  17S  à  230  francs.  Dès  cette 
époque  d'ailleurs,  le  barbier  royal  avait  dans  ses  attributions  la 
saignée  et,  de  sa  main,  elle  valait  depuis  35  jusqu'à  80  francs  (1327), 
tandis  qu'une  saignée  à  l'hospice  de  Marseille  ne  se  payait 
que  2  francs  (1398)  et  qu'à  Chartres,  pour  12  francs,  un  chi- 
rurgien remettait  une  épaule  démise  (1401).  Les  saigneurs-bar- 
biers,  distincts  des  chirurgiens,  ne  l'étaient  pas  moins  des  bar- 
biers-étuvistes,  ou  baigneurs,  dont  les  boutiques  servaient  de 
réunion  aux  oisifs  du  quartier. 

Il  ne  faut  pas  nous  laisser  égarer  par  Fétiquette  :  les  mêmes 
emplois  changent  de  noms,  les  mêmes  noms  changent  de  sens 
dans  la  suite  des  âges.  Et  par  exemple,  les  qualités  de  jongleur, 
notaire,  valet,  aU)é,  officier,  maçon,  épicier,  bonnetier,  mercioTy 
facteur,  ont  servi  suivant  les  époques  à  désigner  des  individus  et 
des  professions  totalement  différons.  Qu'un  même  mot,  une  ap- 
pellation unique,  puisse  arriver  peu  à  peu,  sans  perdre  son  ac- 
ception originelle,  à  s'appliquer  à  des  personnages  et  à  des  états 
divers,  je  n'en  citerai  pour  preuve  que  celui  de  «  peintre;  »  ou 
encore  celui  de  «  Sire  »  qui,  suivi  du  nom  de  l'interpellé,  — 
Sire  un  tel,  —  n'était  usité  au  xviii*  siècle  que  vis-à-vis  d'indi- 
vidus très  inférieurs  et  qui,  employé  seul,  ne  convenait  qu'au  Roi. 

Est-ce  la  chirurgie,  délaissée  par  les  médecins  laïcisés  du 
XV*  siècle,  qui  perdit  son  ancien  rang?  Sont-ce  au  contraire  les 
besoins  croissans  de  cet  art  et  le  manque  de  bras  savans  qui 
poussèrent  les  barbiers  à  lancette  à  entreprendre  les  opérations 
peu  compliquées  du  temps  de  Louis  XI?  Et,  une  fois  qu'ils  se 
furent  approprié  ce  domaine,  est-ce  le  mépris  où  les  hommes 
de  robe  longue,  —  les  «  intellectuels  »  du  passé,  —  méprisés 
eux-mêmes  par  les  gens  de  guerre,  tenaient  les  gens  de  métier 
manuel,  qui  fit  rejeter  la  chirurgie  et  ses  nouveaux  «  maîtres,  » 
comme  abjects,  en  dehors  et  bien  au-dessous  de  la  médecine? 
Il  est  impossible  de  déterminer  exactement  la  part  de  ces  causes 
diverses,  dans  l'hostilité  historique  des  deux  branches,  natu- 
rellement associées,  d'une  même  science. 

Mais  ce  qui  est  certain,  c'est  oue  leur  inégalité  était  plutôt 


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LES   RICHES  DEPUIS   SEPT   CENTS   ANS.  14S 

t:liéorique  et,  si  Ton  veut,  de  pure  apparence;  qu'elle  n'exista 
^uère  sérieusement  que  dans  l'esprit  des  docteurs-régens  et  dans 
l'enceinte  de  la  Faculté.  Là,  lorsqu'il  se  «  faisait  une  anatomie,  » 
le  médecin  présidait  sans  s'abaisser  à  toucher  au  cadavre.  Seul 
le  barbier-chirurgien  maniait  le  scalpel.  La  Faculté  instituait-elle 
^n  cours  de  chirurgie?  Les  étudians  en  médecine  y  étaient  seuls 
admis  et,  pour  mieux  écarter  tout  indigne,  la  leçon  s'y  donnait 
en  latin.  Enfin,  tout  bachelier-chirurgien,  avant  d'être  admis  à 
la  licence,  devait  s'engager,  par  acte  devant  notaire,  à  renoncer 
à  l'exercice  de  cet  art  manuel  «  pour  garder  la  dignité  du  corps 
médical.  »  De  cette  exclusion,  un  petit  groupe,  les  chirurgiens 
lettrés  de  Paris,  ont  souffert  dans  leur  amour-propre  pendant 
nn  siècle  et  demi  environ,  —  1575-1725,  —  et  c'est  de  leurs  pro- 
testations et  de  leurs  dissensions  avec  la  Faculté  qu'est  issue  la 
croyance  à  une  sujétiQU  réelle,  constante  et  générale,  de  la  chi- 
rurgie à  la  médecine  sous  l'ancien  régime. 

Toute  différente  était  la  situation  effective  :  au  point  de  vue 
de  l'instruction  technique  les  chirurgiens  étaient  plutôt  supé- 
rieurs aux  médecins.  «  Pendant  trois  ans,  dit  Ambroise  Paré,  j'ai 
résidé  en  l'Hôtel-Dieu  de  Paris,  où  j'ai  eu  le  moyen  de  voir  et 
connaître,  eu  égard  à  la  diversité  des  malades  y  gisant  ordinaire- 
ment, tout  ce  qui  peut  être  d'altération  au  corps  humain,  et 
aussi  d'apprendre,  sur  une  infinité  de  corps  morts,  tout  ce  qui 
se  peut  considérer  sur  l'anatomie.  »  Cet  illustre  opérateur  avait 
commencé  par  être  garçon  barbier,  et  n'entra  au  collège  de  Saint- 
Côme  que  lorsqu'il  était  déjà  premier  chirurgien  du  Roi. 

En  ce  temps  où  il  n'y  avait  pas  d'internes-médecins  dans  les 
hôpitaux,  tous  les  apprentis  ou  garçons  chirurgiens  y  servaient 
pendant  six  années  consécutives,  avec  titre  de  «  premier-com- 
pagnon »  sous  les  ordres  du  chirurgien  traitant.  Ils  n'y  appre- 
naient rien  d'Hippocrate,  mais  ils  y  apprenaient  leur  métier. 

Pour  être  un  «  métier  »  du  reste,  celui  du  barbier-chirurgien 
n'en  exigeait  pas  moins,  avant  d'être  admis  à  la  «  maîtrise,  »  au- 
tant de  connaissances  que  1'  «  art  libéral  »  du  médecin  avant 
d'être  admis  au  «  doctorat.  »  Les  épreuves  chirurgicales,  le  «  chef- 
d'œuvre,  »  disait-on,  comprenaient  la  «  tentative,  »  le  premier 
examen,  Tostéologie,  l'anatomie,  les  saignées,  les  médicamens  et 
le  dernier  examen.  L'anatomie  seule  durait  une  semaine.  Les 
«disciples  en  chefs-d'œuvre  »  étaient  tenus, sous  peine  d'amende, 
d'assister  tous  les  premiers  mardis  du  mois  au  <c  sépulcre,  d 


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144  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sorte  de  clinique^  pour  y  soigner  les  maladies  des  pauvres  qui  se 
présentaient. 

VI 

Telle  était  la  règle,  plus  ou  moins  strictement  exécutée, 
comme  tous  les  règles.  —  Il  n'est  pas,  je  pense,  d'examen  un 
peu  vaste  auquel  tous  les  candidats,  et  même  les  examinateurs, 
ne  pourraient  se  voir  équitablement  refuser  si  Ton  raffinait  la 
sévérité.  —  Le  «  premier  barbier  »  du  Roi,  à  Paris,  et  dans 
chaque  ville  de  province,  son  «  lieutenant,,  »  qui  était  en  dignité 
le  premier  de  rendroitji.se  montraient  diversement  débonnaires 
pour  la  maîtrise  de  chirurgie,  comme  les  petites  universités  pour 
le  diplôme  de  docteur.  A  Bourges,  un  aspirant  plaide  contre  un 
«  maître-juré  »  qui  Ta  écarté;  celui-ci  déclare  en  justice  «  qu'il 
ne  s'oppose  à  la  réception  dudit  impétrant,  bien  qu'il  n'ait  pas 
été  satisfait  de  son  examen.  »  Dans  un  autre  procès,  jugé  en 
appel  au  Parlement  de  Paris  (1623),  entre  les  chirurgiens  d'Angers 
et  la  ville,  prenant  pour  eux  fait  et  cause,  d'une  part  et,  d'autre 
part,  un  postulant  à  la  maîtrise  chirurgicale,  le  demandeur  dé- 
clare qu'il  a  subi  un  examen  favorable  sur  SOO  à  600  questions 
et  qu'on  ne  le  veut  recevoir  qu'à  des  conditions  qui  ne  sont  pas 
raisonnables.  » 

Quoique  les  États  de  Provence  se  plaignent  (1634)  de  l'uni- 
versité d'Aix  qui  astreint  les  chirurgiens  à  des  examens,  l'opinion 
publique  n'entendait  pas  que  le  premier  venu  pût  exercer  sans 
contrôle.  Le  parlement  de  Toulouse  défendait  aux  veuves  de 
chirurgiens  de  tenir  boutique,  sous  peine  de  2  000  francs  d'amende, 
après  le  décès  de  leurs  maris  ;  et  le  conseil  de  ville  de  Grenoble 
protestait  (1657)  contre  des  lettres  du  premier  médecin  du  Roi, 
conférant  à  leurs  détenteurs  sans  autre  formalité,  —  pour 
100  francs,  disait-on,  —  le  titre  et  les  pouvoirs  de  chirurgiens. 

Comme  les  frais  ordinaires  d'études  et  de  réception  étaient, 
T>our  les  barbiers-chirurgiens,  dix  fois  moindres  qu'à  la  Faculté 
è  médecine  de  Paris,  comme  ils  se  recrutaient  en  des  milieux 
]4us  humbles,  ils  étaient  beaucoup  plus  nombreux  et  faisaient 
fonction  de  médecins,  non  seulement  pour  le  menu  peuple,  mais 
aussi  pour  les  grands  seigneurs  qui,  jusqu'à  la  fin  de  l'ancien 
uégime,  eurent  leur  chirurgien  à  l'année  et  quelquefois  à  de- 
meure. Le  duc  de  La  TrémoïUe  donnait  au  sien  400  francs  par 


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LES  RICHES   DEPUIS    SEPT    CENTS    ANS.  145 

aiiy  en  1788,  et  la  duchesse,  sa  mère,  avait  laissé  200  francs  de 
pension  viagère  au  chirurgien  de  sa  terre  d'Attichy  «  pour  conti- 
nuer à  prendre  soin  des  pauvres  de  la  paroisse.  » 

Il  existait,  sous  Louis  XVI,  à  la  campagne,  des  chirurgiens 
auxquels  on  reproche  de  «  n'en  avoir  que  le  nom.  Il  leur  suffit 
de  savoir  faire  une  saignée  pour  se  croire  capables  d'exercer.  » 
De  même  y  avait-il,  aux  champs,  nombre  de  médecins  d'un  savoir 
fort  équivoque,  on  l'a  vu  plus  haut,  tandis  qu'il  existait  à  Paris 
des  chirurgiens  fameux  tels  que  Jean  Juif,  que,  sous  Louis  Xlll, 
les  grands  personnages  se  disputaient  et  qui  suivait  Richelieu 
dans  ses  déplacemens.  Méritaient-ils  leur  réputation?  «  Entre 
nous,  écrit  le  cardinal  à  Chavigny,  M.  Juif  est  un  chirurgien 
comme  un  autre,  capable  de  grandes  bévues.  » 

Peu  importe  leur  habileté;  il  suffit  de  savoir  que  l'opérateur 
en  renom  est  sur  le  même  pied  que  le  grand  médecin.  A  la  Cour, 
le  premier  n'est  point  subordonné  au  second  ;  il  se  voyait,  tant 
près  du  Roi  que  des  princes,  56  chirurgiens.  Bien  que  François 
Félix,  le  premier  chirurgien  de  Sa  Majesté  eût,  depuis  1668,  uni 
à  son  titre  pour  se  conformer  à  la  jurisprudence  nouvelle,  la 
charge  de.«  premier  barbier,  »  que  le  titulaire  eut  ordre  du  Roi 
de  lui  vendre,  il  ne  parait  pas  que  leur  assimilation  aux  bar- 
biers-saigneurs  ait  eu,  contre  les  chirurgiens-maîtres  es  arts,  de 
résultat  pratique. 

Les  uns  et  les  autres  continuèrent  à  être  traités  et  payés  sui- 
vant leur  capacité,  leurs  services  et  leur  clientèle.  S'ils  eurent, 
dans  les  hospices,  des  appointemens  tantôt  égaux,  tantôt  supé- 
rieurs ou  inférieurs  à  ceux  des  médecins,  nous  n'en  saurions 
tirer  aucune  conclusion  parce  que  nous  ignorons  les  obligations 
qui  leur  sont  respectivement  imposées  (1)  et  parce  que  cette  qua- 
lité de  chirurgien  était  indistinctement  appliquée  à  des  prati- 
ciens instruits  et  à  de  simples  «  rebouteurs,  »  comme  pouvait 
ôtre  à  Nantes,  en  1580,  le  «  maître-habilleur  des  rompures  de 
membres  et  os  de  personnes  ou  bêtés  animales.  »  De  fait,  leur 
traitement,  un  peu  plus  bas  en  général  que  celui  du  médeci 
ïi'en  différait  pas  sensiblement  (^). 

(1)  Ainsi  le  chirurgien  de  l'hospice  de  Clermont-Ferrand,  en  1695,  touche 
^"^^  francs,  tandis  que  son  «  garçon  »  en  touche  350;  mais  il  est  tenu  de  ne  pas 
^^ei-eer  ailleurs  qn'à  l'hospice. 

(^)  Évalués  en  monnaie  actuelle,  les  traitemens  du  chirurgien  et  du  médecL  i 
^^^ent  de  400  et  500  francs  à  Rouen,  en  1705  ;  de  650  et  137  francs  à  Soissons  en  1638  ; 
^®  BOO  et  835  francs  à  Paris  en  1524,  de  100  et  150  francs  à  Marseille  en  1414,  etc. 


TOMK  XXXVII.  —  1907,  40 


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146  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Tout  différens  au  contraire  étaient  les  honoraires,  suivant  la 
situation  sociale  des  cliens.  Il  n'y  a  pas  eu,  je  pense,  dans  tout 
le  cours  du  xix^  siècle  une  opération  qui  ait  été  payée 
1500000  francs,  comme  celle  de  la  fistule  de  Louis  XIV  en  1687. 
tt  Sa  Majesté,  écrit  Dionis,  récompensa  en  roi  tous  ceux  qui  lui 
rendirent  service  dans  cette  maladie.  En  effet,  François  Félix,  le 
premier  chirurgien,  qui  opéra,  regut  520  000  francs  etBessières, 
second  chirurgien,  100000  francs;  le  premier  médecin  d'Aquin 
eut  350000  francs  et  Fagon,  médecin  ordinaire,  200000  francs. 
Les  aides  et  apothicaires  se  partagèrent  168000  francs,  dont 
4000  au  garçon  de  M.  Félix. 

Cette  fistule  historique,  —  la  «  grande  opération  »  comme  on 
la  nomma,  —  avait  durant  un  an  occupé  la  Cour  et  l'Europe.  La 
mode  alors  poussa  nombre  de  gens  à  se  prétendre  atteints  d'une 
affection  semblable.  Pour  attirer  l'attention  du  monarque,  tout 
courtisan  incommodé  ne  différait  pas  h  présenter  son  rectum  au 
chirurgien  pour  y  pratiquer  des  incisions.  Plus  de  trente  vou- 
lurent qu'on  les  opérât  et  «  parurent  fâchés  lorsqu'on  les  assura 
qu'il  n'y  avait  pas  nécessité  de  le  faire.  »  D'ailleurs,  il  est  peu  de 
maladie  chirurgicales  moins  graves  que  la  fistule,  ni  que  l'on 
guérisse  plus  simplement.  Du  sujet  seul  cette  cure,  en  elle-même 
banale,  tira  sa  gloire  et...  son  prix. 

Pour  avoir  été  en  Savoie  soigner  la  duchesse  régnante,  Juif 
reçut  188000  francs  et,  pour  traiter  Anne  d'Autriche  du  cancer 
au  sein  dont  elle  mourut,  un  empirique,  appelé  de  Bar-le-Duc, 
se  fit  donner  par  avance  20  000  francs.  Les  grands  de  nos  jours 
sont  moins  prodigues,  mais  les  riches  sont  beaucoup  plus  nom- 
breux et,  quoiqu'elles  ne  dépassent  guère  10  000  francs  et  des- 
cendent jusqu'à  2  000,  les  opérations  contemporaines,  simples  ou 
compliquées,  se  trouvent,  par  leur  fréquence,  procurer  normale- 
ment un  revenu  princier  à  nos  célébrités  chirurgicales. 

Les  domaines  contigus  de  la  chirurgie  et  de  la  médecine  qui, 
depuis  trente  ans  seulement,  ont  plusieurs  fois  varié,  empiétaient 
aussi  jadis  l'un  sur  l'autre.  Au  chirurgien  incombait  la  visite,  — 
—  pour  une  vingtaine  de  francs,  —  des  malades  «  soupçonnés  de 
lèpre  »  et,  par  assimilation  aux  «  ladres  putatifs,  »  le  traitement 
des  syphilitiques,  confondus  avec  eux  au  moyen  âge.  C'était 
encore  aux  chirurgiens  de  Saint-Côme  que  ressortissait  au 
xvu*  siècle  cette  clientèle  spéciale  des  «  avariés;  »  c'est  entre 
leurs  mains  que  se  remet  le  duc  de  Vendôme,  deux  fois  rebelle 


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LES   RICHES   DEPUIS   SEPT   CENTS   ANS. 


147 


«aux  médicamens,  à  qui  Louis  XIV  écrit  en  le  félicitant  de  cette 
résolution  :  «  J'espère  que  Ton  pourra,  cette  fois,  vous  embrasser 
en  sécurité.  » 

Les  accouchemens  aussi  rentraient  dans  les  attributions  de 
la  chirurgie.  Jusqu'au  commencement  du  xvi*  siècle,  les  sages- 
femmes  en  avaient  eu  le  monopole.  Les  princes  mêmes,  lorsqu'ils 
«  sortaient  du  cloître  maternel  pour  commencer  mortelle  vie,  )> 
suivant  l'expression  de  Louise  de  Savoie,  prenaient  par  les 
mains  des  «  femmes-sages  »  la  «  première  expérience  de  lumière 
mondaine.  »  L'une  d'elles,  pour  avoir  accouché  M"*  de  Rethel, 
princesse  de  Bourgogne,  reçoit  un  millier  de  francs  en  1404. 
Plus  tard,  les  souveraines,  «  supérieures  aux  règles,  dit  Mercier, 
osèrent  les  premières  employer  des  hommes  à  un  office  que  la 
pudeur  semblait  leur  interdire.  »  A  partir  de  Louis  XV,  les  chi- 
rurgiens l'emportèrent,  sauf  dans  le  Midi  ;  la  petite  bourgeoisie, 
bravant  le  toile  que  souleva  cette  <f  indécence,  »  eut  recours  à 
eux  parce  qu'ils  étaient  plus  habiles.  Leurs  services  d'ailleurs 
n'étaient  guère  plus  onéreux. 

Dans  les  hospices,  au  lieu  de  2  &  3  francs  dont  les  sages- 
femmes  se  contentaient,  les  accoucheurs  reçoivent  5  à  H  francs 
et,  pour  l'opération  césarienne,  18  francs;  le  même  prix  pour 
celle  du  trépan,  la  remise  d'un  pied  déboîté  ou  l'amputation 
d'un  bras.  Pour  «  scier  et  couper  »  une  jambe,  le  chirurgien 
prenait  davantage  et,  suivant  les  circonstances,  de  30 à  60  francs; 
pour  la  «  remettre,  »  pour  traiter  et  guérir  une  fracture,  il  obte- 
nait de  80  à  150  francs.  Faite  par  un  spécialiste  en  vogue,  l'opé- 
ration de  la  pierre  au  xvin»  siècle  pouvait  monter  à  600  francs; 
mais,  exécutée  par  un  «  inciseur»  de  province,  la  taille,  —  litho- 
tomie  ou  lithotritie,  suivant  que  l'on  extrait  ou  que  l'on  broie,  — 
se  payait  au  plus  80  et  parfois  30  francs  ;  autant  qu'il  en  coûtait  à 
ttn  homme  de  qualité  pour  se  faire  arracher  une  ou  deux  dents. 
Mais  ces  dents-là  étaient  rares;  de  même  que  l'autopsie  et 
l'embaumement  d'un  personnage,  pour  qui  la  famille  déboursait 
2O0  francs.  La  masse' des  chirurgiens  vivaient  des  saignées  jour- 
aali^res  qui,  suivant  qu'il  s'agissait  de  manouvriers  et  servantes, 
^^    de  gens   de    métier  ou   de   marchands  et  gentilshommes, 
étaient  payées  depuis  0  fr.  60  centimes  jusqu'à  6  francs,  et  en 
nio^^ane2à3  troncs.  Les  recettes  annuelles  du  chirurgien  ne 
^^ï*ent  pas  en  somme  très  différentes  de  celles  du  médecin;  soit 
^^  temps  où  son  rang  social  semblait  moindre,  où  son  enseigne. 


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148  .  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

fût-elle  brossée  par  un  maître,  —  il  y  e^  eut  de  peintes  par 
Chardin,  —  le  classait  toujours  «  artisan;  »  soit  depuis  son 
triomphe,  par  la  fondation  des  cours  officiels  et  de  l'Académie 
royale  de  chirurgie  (1731),  lorsque  La  Peyronnie  entretenait  à 
ses  frais  une  clinique  gratuite  dans  son  château  de  Marigny. 
Aujourd'hui,  bien  que  le  grand  t^hirurgien  gagne  plus  que  le 
grand  médecin,  personne  ne  songerait  à  prétendre  que  le  pre- 
mier ^oit  socialement  supérieur  au  second. 

L'individu  a  plusieurs  aspects.  Le  talent,  le  succès,  la  consi- 
dération et  le  profit  sont  choses  tout  à  fait  distinctes,  tantôt 
unies  et  tantôt  séparées.  On  peut  avoir  le  succès  sans  le  talent, 
la  considération  sans  le  succès,  le  prpfit  sans  la  considération  ou 
inversement.  La  possession  de  l'un  de  ces  avantages  n'entraîne 
ni  n'exclut  la  possession  des  autres. 

Le  rang  social,  le  rang  politique,  le  rang  intellectuel  et  le 
rang  pécuniaire,  dépendent  parfois  les  uns  des  autres  et  influent 
dans  quelque  mesure  les  uns  sur  les  autres,  en  bien  ou  en  mal  : 
certaines  besognes  sont  moins  rétribuées  que  d'autres  précisément 
parce  qu'elles  sont  plus  estimées ^  partant  plus  recherchées  et 
que  la  concurrence  des  postulans  y  abaisse  le  salaire.  Un  haut 
rang  social  appelle  en  quelques  pays  un  haut  rang  légal;  en 
d'autres  il  lui  fait  obstacle.  Et,  réciproquement,  un  haut  rang, 
politique  ne  confère  pas  toujours  un  haut  rang  social  dans 
l'opinioD,  même  en  pays  démocratique  où  l'opinion  fait  la  loi,  — 
parce  que  le  peuple  veut  choisir  ses  maîtres,  peut  choisir  ses 
maîtres,  mais  ne  peut  pas  se  persuader  toujours  que  ceux  qu'il 
a  choisis  méritent  d'être  ses  maîtres. 

Si  les  médecins  et  chirurgiens  sont  plus  estimés  qu'au  temps 
de  Molière,  c'est  parce  qu'ils  sont  plus  savans  et  plus  habiles; 
mais  s'ils  sont  mieux  payés^  s'ils  parviennent  à  une  opulence  in- 
connue de  leurs  devanciers,  ce  n'est  pas  du  tout  à  cause  de  leur 
mérite;  c'est  parce  qu'il  s'est  créé  une  clientèle  de  nouveaux 
riches,  assez  nombreuse  pour  se  disputer  leurs  services  à  prix 
d'or. 

V**  G.  d'Avenel. 


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W^WP 


MADAGASCAR 


I 

LES  RÉGIONS  ET  LES  RAGES 


Après  Tanglaise  Port-Saïd,  après  Aden,  après  Mahé  des  Sey- 
chelles  où  languit  notre  race,  le  voyageur  atteint  Diego-Sua- 
rez;  et,  le  goulet  franchi,  après  un  développement  de  quelques 
milles,  le  paquebot  glisse  harmonieusement  entre  des  navires 
pimpans,  lavés  d'or  par  le  soleil,  où  le  pavillon  aux  puissantes 
couleurs  de  la  France  claque  à  tous  les  mâts.  On  est  aussitôt 
profondément  touché  de  la  beauté  incomparable  de  la  vaste  baie. 
A  quelque  heure  du  jour  qu'on  y  arrive,  c'est  sur  la  rade  une 
sensation  de  largeur,  de  sécurité  et  de  fraîcheur.  Avec  plénitude 
le  littoral  s'arrondit  dans  un  cirque  spacieux  de  collines  bleutées, 
entre  lesquelles  une  mer  lamée  d'argent  par  la  brise  sans  cesse 
renouvelée  prend  toutes  les  nuances  du  vert  au  violet  par  le  tur- 
quoise, évoquant  ensemble  chez  le  voyageur  les  visions  artis- 
tiques et  héroïques  que  les  souvenirs  d'Alger  et  de  Carthage  ou 
l'admiration  des  fresques  de  Puvis  de  Chavannes,  représentant 
Marseille  naissante  et  la  côte  grecque,  ont  condensées  en  une 
image  synthétique  de  port  colonisateur. 

L'antiquité  et  la  modernité  s'y  composent  richement,  et  le 
génie  universel  de  la  France  qu'un  instinct  sûr  d'expansion  mon- 
diale conduisit  aux  points  les  plut^  divers  du  globe,  s'y  manifeste 
dans  cette  impression  d'ensemble.  Sur  les  talus,  Antsirane  (1) 


(1)  C'est  le  véritable  nom  :  Diego  est  le  cmartier  militaire. 


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150  reVub  des  deux  mondes. 

présente  bien  de  loin  l'aspect  général,  gai  et  éclatant,  de  la  ville 
neuve  de  toutes  les  colonies  françaises,  avec  ses  maisons  euro- 
péennes de  brique  et  de  tôle  enveloppées  de  feuillages,  ses  toits 
rouges  semblables  à  des  floraisons  de  flamboyans  sous  le  feuil- 
lage transparent  des  gigantesques  légumineuses.  Mais  c'est  la 
rade  surtout  qui  séduit,  large  et  soyeuse,  et  toute  colorée  de  ce 
cosmopolitisme  naïf  et  pacifique  qui  caractérise  lanimation  de 
nos  ports  français  exotiques  en  contraste  avec  ceux  des  Anglais 
et  des  Allemands. 

Les  bateliers  somalis  y  sont  plus  joyeux  qu'à  Aden  ;  sur  des 
barques  agiles,  des  groupes  de  Sainte-Mariennes,  à  châles  rama- 
ges de  rouge  et  de  vert  comme  des  cargaisons  de  cacatoès,  s'im- 
mobilisent dans  une  voluptueuse  curiosité,  tandis  que  des  piro- 
guiers malgaches  et  des  canotiers  créoles  s'injurient,  en  riant,  de 
vocables  pittoresques;  ils  luttent  à  se  dépasser  les  uns  les  autre? 
à  travers  les  boutres  arabes  arrondis  au  mouillage  sous  les  mâts 
inclinés,  des  boutres  verts  dorés  aux  formes  de  caravelles.  Un 
navire  de  guerre,  svelte  et  blanc,  passe  entre  deux  rafiots  noirs 
des  Messageries.  Les  matelots  &  l'exercice  y  évoluent.  Le  clairon 
Bonne  sur  mer.  Et  dans  ce  paysage  scintillant  où  nos  orienta* 
listes  auraient  la  fortune  de  voir  se  mêler  radieusement,  sous 
une  lumière  poudroyante,  des  barques  antiques  à  voiles  fauve» 
et  de  longs  steamers  écaillés  des  reflets  d'une  eau  miroitante,  le 
drapeau  bleu,  blanc  et  rouge,  qui  vibre  avec  force  dans  l'atmo- 
sphère limpide,  est  la  note  dominante,  la  note  centrale  du  pano- 
rama maritime. 

C'est  au  coucher  de  soleil  que  se  révèle  TAntsirane  exotique. 
Sur  une  terre  de  safran  roux,  elle  apparaît  jaune  et  verte,  couleur 
d'achards  sous  les  lumières  onctueuses  des  tropiques.  Tandis 
que  la  ville  proche  est  dans  ces  colorations  bizarres  et  crues,  au 
loin  tout  est  tendre  et  fin  dans  la  nature  ;  le  ciel  est  violet  sous 
des  nuances  de  paille;  les  montagnes,  de  la  teinte  des  grami- 
nées, sont  si  souples  qu'elles  semblent  se  déformer  k  l'œil  ainsi 
que  des  nuages.  Tout  est  impalpable  comme  sous  une  poudre  de 
riz.  Il  semble  que  le  paysage,  que  Madagascar  s'évapore  en  pous- 
sière, jour  à  jour,  par  Fardeur  du  soleil  pénétrant  et  torréficmty 
sous  la  ventilation  constante  par  laquelle  la  grande  !l«  est  fié- 
vreusement battue  douze  mois  de  l'année. 

Des  quais  d'Antsirane  l'on  a  en  face  de  soi  Diego,  gros  rocher 
plat  couvert  d'arbres  qui  se  relève  aux  extrémités  en  deux  cornes 


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MADAGASCAR.  15{ 

de  terre  fauve.  Il  est  toujours  enveloppé  d'un  vol  de  papangues 
battant  leurs  pesantes  ailes  brunes.  Sur  le  pourtour  du  littoral 
la  verdure  se  ramasse  eh  bosses.  La  côte  est  à  pic.  C'est  la  pre- 
mière ondulation,  rugueuse,  de  la  grande  terre  malgache  qui 
insensiblement  s'élève  vers  le  Sud  d'élargissant  de  plus  en  plus 
en  un  immense  rectangle  montagneux. 

Le  relief  en  est  caractéristique  :  s'il  est  dû  comme  partout  aux 
deux  grands  agens  constitutifs  des  montagnes,  —  la  pression 
interne  (ou  orogénie),  qui  soulève  les  sommetis,  et  l'érosion  qui; 
jmr  un  travail  contraire,  y  creuse  les  vallées,  — il  est  remar- 
quable en  ce  qu'au  lieu  d'être  dû  à  leur  collaboration  millénaire, 
Û  présente  dans  l'ensemble  une  opposition  imposante  et,  si  l'on 
peut  dire,  un  heurt  de  contrastes  intimement  soudés,  les  deux 
agens  s'étant  à  peu  près  partagé  le  pays  en  deux  régions  deve- 
imes  très  différentes;  la  frontière  en  est  une  ligne  qui  va  de  la 
l>aie  de  Mahajamba  au  cap  Sainte-Marie,  et  de  part  et  d'autre 
Tarient  la  nature  de  la  roche,  la  couleur  du  sol,  les  linéamens 
mêmes  du  paysage  (1).  C'est,  d'une  part,  prenant  tout  l'Est  et 
le  Centre  et  s'allongeant  du  Nord  au  Sud  sur  les  deux  tiers  de  la 
superficie,  un  haut  massif  de  gneiss,  formé  par  une  agglomération 
de  plissemens  longitudinaux  parallèles  N.-N.-E. — S.-S.-O.  qu'a 
soulevés  un  mouvement  uniforme  de  pression  latérale  violente; 
le  modelé  de  ce  massif  déchaussé  jusqu'à  la  base,  tout  en  chaînes 
de  mamelons  et  de  pics,  reste  presque  entièrement  tel  qu'il  a 
été  à  Torigine  déterminé  par  le  mouvement  orogénique.  Et  c'est 
d'autre  part,  à  l'Ouest,  la  Haute  Plaine  des  terrains  sédimen- 
taires  tout  en  tables,  en  causses  calcaires  et  en  plateaux  de  grès 
rouges  qui  s'élargit  contre  le  flanc  du  Plateau  Central  ;  elle,  au 
contraire,  est  modelée  par  Térosion  qui  a  encombré  les  cuvettes 
et  les  vallées  primitives,  au  point  de  forcer  les  grands  fleuves  à 
suivre  bizarrement  une  direction  perpendiculaire  à  cjelle  des  val^ 
lées,  car  ils  les  traversent  de  biais  au  lieu  de  les  utiliser  :  ainsi 
elle  a  fait  reculer  le  canal  de  Mozambique  dans  un  large  mouve* 
ment  qui  a  exactement  le  dessin  d'une  lame  qui  se  retire,  et  l'on 
peut  discerner  les  quatre  lignes  parallèles  successives  des  anciens 
rivages,  étapes  de  la  mer  qui  s'avançait  jadis  jusqu'au  Plateau. 

Cette  érosion  extraordinairement  active,  comme  est  tout  phé* 

(i)  Gaatier,  Madagtucar^  estai  de  géographie  physique,  Ghallflunel,  4902. 


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182  .   RlîVUE   DES   DEUX   MONDES. 

nomëne  de  vie  tropicale,  même  de  vie  géologique,  a  donc  retran- 
ché, émoussé  les  crêtes,  comblé  les  vieux  fonds  lacustres,  aplani 
le  pays  au  point  qu'on  a  pu  le  définir  un  vieux  pays  usé  en  voie 
d! effacement.  Cependant  le  relief  demeure  accentué.  Frappante 
antinomie  :  elle  reste  le  fait,  extrêmement  particulier,  d'un  petit 
continent  qui  a  mené,  si  l'on  peut  dire,  une  existence  très  intense 
et  violente,  se  trouvant  être  une  Ile  allongée  et  soumise  ainsi 
plu3  fortement  à  l'action  des  courans  marins  et  des  vents,  dans 
un  Océan  barré  à  l'équateur  et  par  suite  réduit  à  bouillonner 
çur  place  en  des  cyclones  uniques  au  monde. 

Cette  étrangeté  de  la  physionomie  géologique  a  eu  ses  cor- 
respondances dans  la  vie  organique  qui  s'est  développée  sur 
cette  terre.  «  La  nature,  —  a  dit,  dès  le  xvm«  siècle,  le  grand  na- 
turaliste Commerson,  s'y  est  retirée  comme  dans  un  sanctuaire 
particulier  pour  y  travailler  sur  d'autres  modèles  que  ceux  dont 
elle  s'est  servie  ailleurs.  »  Et  les  naturalistes  du  xix'  siècle  qui 
ont  étudié,  avec  passion,  sa  faune  et  sa  flore,  ont  manifesté  le 
même  étonnement.  Les  oiseaux,  remarque  Wallace,  appartiennent 
pour  une  bonne  moitié  à  a  des  genres  particuliers  dont  beau- 
coup sont  extrêmement  isolés.  »  Les  rongeurs,  tels  les  tendreca, 
se  rattachent  à  des  variétés  si  singulières  qu'on  a  dû  créer  pour 
eux  des  familles  spéciales  :  ainsi  les  centètes.  Quand  Milne 
Edwards  a  voulu  qualifier  les  lémuriens,  il  a  dû  constamment 
avoir  recours  &  des  juxtapositions  de  termes  dont  la  contradic- 
tion le  frappait  :  ainsi  le  célèbre  aye-aye,  cet  insectivore  au  doigt 
démesuré  qui  extirpe  les  vers  des  troncs  avec  sa  griffe,  se 
dénonce-t-il  un  chat  plantigrade  y  «  ce  qui  est  une  antithèse;  » 
parmi  les  maques,  les  indris,  qui  n'ont  pas  de  queue  et  redressent 
une  allure  presque  humaine,  se  définissent  absolument  des 
pachydermes  grimpeurs,  ce  qui  n'est  pas  moins  antithétique. 

Pour  expliquer  la  présence  d'animaux  aussi  exceptionnels  sur 
ce  seul  poii^t  du  globe,  on  a  dû  émettre  l'hypothèse  d'un  grand 
continent  ou  d'un  gigantesque  archipel  austral  auquel  on 
a  donné  le  nom  de  Lémurie.  Là  fourmilla  une  faune  particu- 
lière, au  bord  de  grands  lacs,  dont  ceux  d'aujourd'hui,  l'Âlaotra 
et  ritasy,  ne  sont  plus  que  des  résidus,  et  sur  les  rives  desquels 
croissaient  ensemble  des  crocodiles  géans  et  des  tortues  dont  les 
carapaces  mesuraient  près  de  deux  mètres,  des  hippopotames 
trapus  et  de  hauts  épiornis,  oiseaux  aquatiques  dont  les  œufs 
avaient  la  capacité  de  huit  litres  et  demi.  La  vie  animale  y 


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MADAGASCAR.  1S3 

était  et  est  encore  «  d'une  incomparable  richesse,  »  au  point  que 
Madagascar  compte  soixante-six  mammifères  tandis  que  la  Nou- 
velle-Zélande en  a  deux  seulement. 

Et  cette  étrangeté  reste  aujourd'hui  celle  des  paysages,  mornes 
et  éclatans,  et  des  races,  endormies  et  frétillantes,  dans  un  pays 
nu  couleur  d'or  rouge,  à  la  fois  très  pauvre  et  très  riche,  qui  re- 
pousse et  attriste  l'Européen  au  premier  contai»t  et  le  prend  en- 
suite au  point  qu'il  ne  veut  plus  le  quitter.  Elle  se  traduit  dans 
ce  curieux  texte  royal  des  Hovas  : 

«  Madagascar,  terre  paisible  où  Ton  vit  à  peu  de  frais!  Si 
c'est  au  sujet  des  connaissances  et  de  la  science  qu'on  la  juge, 
l'Angleterre  est  son  aînée  par  la  naissance;  l'Allemagne  a  eu 
les  cheveux  coupés  avant  elle  ;  la  France  est  connue  depuis  long- 
temps. Mais  si  l'on  ne  regarde  que  ses  qualités,  c'est  l'œuvre 
naturelle  du  Créateur,  qu'il  serait  dangereux  de  railler.  Terre 
fertile  et  non  aride,  grasse  et  moins  que  maigre,  lustrée  et  non 
terne,  douce  et  jamais  dure,  belle  et  non  desséchée,  elle  est  en- 
viée par  les  autres,  mais  n'envie  personne.  Ceux  qui  la  possèdent 
savent  ce  qu'elle  vaut,  les  étrangers  restent  étonnés  devant  elle. 
Nombreux  sont  les  émigrans  à  la  recherche  d'un  refuge  qui;  dès 
qu'ils  la  connaissent,  y  fixent  leur  demeure.  Elle  n'a  pas  de  dé- 
tracteurs et  ses  admirateurs  sont  légion,  parce  que  ses  cheveux 
sont  luisans.  Voilà  ses  qualités  que  tous  connaissent.  » 

I.    —  LES  PELOUSES  DE    SABLE.    —  LES  PREMIÈRES  ÉMIGRATIONS.   — 
LES  ANTAIMOROS 

Toute  la  côte  malgache  où  viennent  écumer  en  poudre 
d'argent  les  lames  glauques  de  l'océan  Indien,  est  basse  et  blonde 
sous  un  ciel  brouillé  qui  répand  sur  l'étendue  l'aspect  verdàtite 
et  lîvide  de  la  solitude.  La  mer  mousse,  l'air  est  saturé  de  pous- 
sière humide.  Cette  rive,  battue  toute  l'année  par  l'alizé  et  le 
grand  courant  équatorial,  est  empâtée  régulièrement  par  les 
alluvions  qui  sont  refoulées  dans  les  embouchures  et  étalées 
en  flèches  de  gravois  fins.  A  quelques  pas  de  l'Océan,  une  haute 
végétation  couvre  la  bande  de  sable  entre  le  littoral  et  le  cordon 
indéfini  de  lagunes  qui  lé  double  du  Sud  au  Nord.  Elle  se  répartit 
en  deux  sortes  de  paysages  dissemblables  :  d'immenses  fourrés, 
élevés  et  épais,  aux  ramures  sombres  chargées  d'épiphytes;  et 
de  grands  parcs  sauvages,  pareils  à  des  jardins  anglais  de  monde 


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1S4  REVUE  DBS  DEUX  MONDES. 

austral,  où  se  disséminent  sur  un  gazon  ras  des  arbustes  gra- 
oieux  et  bizarres  entre  lesquels  paissent  les  troupeaux. 

Le  caractère  du  paysage  est  marqué  par  les  espèces  d'arbree 
qui  y  sont  les  plus  fréquentes  :  vers  le  Sud,  le  pandanus  ou  vacoa, 
le  copalier  et  le  filao  ;  vers  le  Nord,  le  filao  et  le  badamier.  Mais 
c'est  principalement  le  filao  qui  en  donne  Tâme.  Cet  arbre,  unique 
conifère  du  monde  austral,  synthétise  les  originalités  des  coni- 
fères divers  du  monde  boréal.  Avec  le  port  mélancolique  des 
thuyas,  il  inscrit  le  feuillage  du  pin. maritime  dans  le  dessin  du 
cyprès.  Il  est  le  conifère-type  qu'eût  pu  rêver  im  Vinci  pour 
allonger  sous  son  ombre  transparente,  dans  une  atmosphère  mo- 
notone et  languissante,  des  archétypes  d'humanité  australe.  Ber- 
çant à  la  brise  dans  son  feuillage  d'aiguilles  la  mélodie  ryth* 
mique  et  fatiguée  de  la  mer  dont  il  répète  l'infini  bâillement 
harmonieux,  il  répand  dans  le  paysage  une  mélancolie  musicale 
qui  grise.  Il  est  d'une  tristesse  subjugante  quand  il  se  dresse 
au  milieu  des  ravenalas  et  des  pandanus,  arbres  textiles  du  Sud 
qui  forment,  sur  les  replis  des  dunes,  des  paysages  de  haillons 
végétaux  :  portant  sur  eux  toutes  leurs  saisons  en  môme  temps 
au  contraire  des  arbres  d'Europe,  les  pandanus,  dont  les  troncs 
couleur  de  lèpre  se  divisent  en  fourches,  conservent  au-dessous 
de  leurs  touffes  vertes  leurs  lanières  pourries;  les  ravenalas  ne 
se  dépouillent  non  plus  de  leurs  palmes  rouge&tres  qui  pendent 
avec  des  cassures,  et,  par  leur  feuillage  tressé  en  voiles  de 
jonques,^  donnent  ime  impression  de  naufrages  et  d'épaves  de 
verdure;  la  brise  de  la  mer  agite  sur  le  ciel  qu'on  voit  entre  les 
branches  ces  lambeaux  de  feuillages  qui  sont  la  pourriture  du 
temps. 

Derrière  l'abri  que  dressent  contre  le  vent  vacoas,  ravenalas 
et  badamiers,  il  pousse  à  môme  la  vaste  pelouse  de  sable  cal-* 
caire  des  végétaux  espacés  comme  des  animaux  sur  un  pré  eu 
une  vie  domestique  :  des  sagoutiers  trapus  rayonnent  avec  des 
feuilles  très  longues;  les  tacamacas  arrondissent  leurs  masses 
d'un  vert  funèbre  au  ras  du  sol;  des  lianes  crochues  courent  sur 
des  espaces  nus  avec  des  mouvemens  brisés  de  crabes  ;  les  vavon^ 
takas  dans  un  feuillage  recroquevillé  suspendent  leurs  calebasses 
orangées.  De  multiples  allées  naturelles  de  sable  très  blanc 
se  perdent  entre  d'innombrables  bouquets  sombres  à  feuilles  de 
magnolia,  de  jackier  ou  de  laurier-cerise  que  le  printemps  va 
éclairer  des  grappes  d'un  blanc  mat  pareilles  aux  fleurs  de  la 


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budagàscab. 


155 


soariée  et  des  lianes-de-mai,  ou  des  corymbes  marrons  et  rosaires. 
Parfois  un  bœuf  couleur  de  galet,  noir  tacheté  de  blanc,  qui 
paissait  une  herbe  salée,  peureux  des  hommes  comme  un  caïman, 
§e  jette  de  côté  et  disparait  dans  des  fouillis  d'épines. 

Le  long  de  ce  littoral,  le  voisinage  de  l'Océan  entretient 
l'esprit  dans  le  rêve  des  premiers  débarquemens  de  peuples. 

Kmers  nigritisés,  Indo-Mélûiésiens  ou  Nègres  asiatiques  au 
crâne  fort,  à  la  figure  plate  et  ronde,  au  nez  écrasé  à  la  nais- 
sance, aux  lèvres  épaisses^  «  aux  cheveux  en  tête  de  vadrouille,  » 
c'est  sur  cette  côte  Est  que  les  hardis  navigateurs,  projetés  par 
les  vents  alizés  des  Iles  de  la  Sonde  à  travers  Tocéan  Indien, 
atterrirent  à  des  époques  confuses  (1).  Les  praos  (ou  jonques  indo- 
océaniennes) furent  traînées  sur  cette  plage  profonde,  et  les 
hommes,  ies  oreilles  encore  sifflantes  du  bourdonnement  inlas-r 
sable  des  moussons,  durent  demeurer  dans  un  long  étourdisse- 
ment  devant  la  platitude  et  la  torpeur  de  cette  terre,  devant  les 
lagunes  étales  au  ras  des  collines  kimeuses,  illimitées  et  si  vides 
qu'ayant  enlevé  leurs  balanciers,  ils  les  remontèrent  aussitôt  en 
glissant  dans  ces  embarcations  que  l'Océan  avait  ballottées  aux 
crêtes  des  vagues.  Comme  ces  émigrés  arrivaient  avec  le  cœur 
encore  effarouché  par  des  guerres  nationales  et  que  toutes  les 
légendes  ancestrales  avaient  dû  flamber  en  visions  plus  vives 
dans  leurs  sombres  imaginations  d'exilés  durant  les  nuits  sur  la 
mer,  ils  devaient  épier  des  présences  cruelles  dans  le  silence  de 
ce  littoral  où  le  dessin  tournant  des  allées  naturelles,  le  grou- 
pement circulaire  des  arbres,  donnent  une  appréhension  d'huma- 
mté  cachée.  L'ile  était  alors  (2)  habitée  de  tribus  disséminées, 
vestiges  d'une  très  vieille  race  papoue  analogue  aux  plus  anciens 
autochtones  de  l'Australie  et  du  Sud-Afrique,  indigènes  à  gros 
ventres  et  à  jambes  courtes  fuyant  par  ies  huiliers,  dont  les 

(1)  L'obscnrité  qui  enveloppe  l'histoire  d6  cette  époque  vient  de  l'absence  de 
langue  écrite,  de  monumens  originaux  et  même  de  traditions  orales,  car  U  n'en 
existe  que  pour  des  faits  des  époques  rapprochées.  Mais  il  y  a  des  travaux  ethno- 
fraphiqnes  trèi  intéressant  sur  l'origine  des  races.  Antananarivo  Annual  :  articles 
ie  Sihree,  Dahle,  Jorgensen,  etc.  ;  A.  Grandidier,  Mém.  du  Centenaire  de  la  Société 
philomathiqùe  (1888)  et  Ethnographie  de  Madagascar  [les  Origines  des  Malgaches) 
(1901);  JoUj,  N0teë  d'histoire  (Notes,  reconnaissances  et  explorations  du  30  avril 
|(|98);  Berthier,  Rapport  ethnographique  (1898);  Gautier,  Madagascar  (1902). 

(2)  D'après  Flaccourt,  Froberville,  Lacombe,  Girard  de  Rialle,  Dahle,  Jorgensen. 
Bntre  toutes,  l'excellente  étude,  érudite  et  ingénieuse,  de  M.  Bfax  Leclero  sur  Les 
ffeupiadet  de  Madagascar  fait  encore  autorité,  bien  que  datant  de  iSSS. 


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156  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

mœurs  Iftches  et  anthropophages  gonflaient  le  cœur  de  mépris 
et  d'horreur.  On  peut  imaginer  les  heures  d'hallucination  où, 
sur  ces  landes  muettes  de  brousse,  les  lignes  rampantes  des 
lianes»  le  passage  des  ombres  derrière  les  bosquets,  le  cliquetis 
de  Talizé  dans  les  feuilles  de  ravenalas  ou  la  plainte  prolongée 
des  filaos,  tout  palpita  d'un  mystère  animal  :  l'attention  pas- 
sionnée tend  alors  Tintelligence  qu'elle  élargit,  et  les  émigrés, 
dans  une  soudaine  illumination,  voieni  profondément  le  pays 
quils  ignorent,  et,  de  ce  contact  violent,  y  restent  attachés.  Ils 
occupèrent  aisément  la  c6te  Est,  repoussant  les  sauvages  dans  le 
Sud  et  le  Centre. 

Vers  le  vu*  siècle,  après  une  immigration  de  tribus  préisla- 
miques qui  fuyaient  le  mahométisme  et  qui  se  perdirent  vite  à 
l'intérieur  de  l'île  (1),  les  Arabes  débarquèrent  sur  cette  côte 
qui  dut  les  séduire  aussitôt,  dans  une  double  émotion  de 
conquête  et  de  nostalgie,  par  sa  double  apparence  de  désert 
ceignant  un  jardin  aux  lignes  capricieuses  d'oasis,  par  l'odeur 
des  dunes  et  la  couleur  des  arbres  pareille  à  celle  des  cyprès. 

Ayant  pour  désert  l'Océan  austral,  pour  simoun  la  mousson, 
pour  tente  la  voile  triangulaire  d'un  boutre  recourbé  en  crois- 
sant et  pour  étoile  du  berger  la  Croix  du  Sud,  les  Arabes  au 
X*,  au  xii«,  au  xiii*  siècle  cinglèrent  encore  vers  Madagascar.  Ils 
l'appelèrent  Komri,'  la  comptant  au  nombre  des  colonies  qu'ils 
échelonnaient  sur  tout  le  pourtour  de  la  mer  des  Indes,  de  Ceylan 
à  la  baie  Delagoa,  littoral  persan,  côte  d'Oman,  Zanzibar,  Mo- 
zambique, les  Comores,  et  que  des  trafics  de  boutres  reliaient  en 
un  immense  empire  de  comptoirs.  L'histoire  a  retenu  le  nom 
de  ceux-là  seulement  qui  débarquèrent  au  xiu*  siècle  :  les  Zafi- 
raminia.  Ils  vivaient  avec  frénésie  les  merveilleux  rêves  de 
découvertes  des  Mille  et  une  Nuits,  se  grisant  d'étendre  par  la 
mer  leur  nomaderie  terrestre.  L'imagination  scintillant  d'idées 
de  trésors  cachés  (2),  l'esprit  ébloui  de  visions  de  montagnes 
d'émeraude  et  de  plages  d'ambre,  portant  des  turbans  colorés  et 
des  armes  incrustées  comme  des  bijoux,  ils  parcoururent  avec 
fièvre  ces  régions  barbares,  sans  se  laisser  dépayser  par  la 
sombre  abondance  des  végétaux  sur  un  ciel  verdi  où  ils  atten- 
daient &  chaque  minute  le  vol  formidable  de  l'épiomis  (l'oiseau 
Rock).  Le  soir,  au  lieu  de   dresser  la  tente,  ils  habitaient  le 

(1)  Flaccourt,  F.  Martin,  Gautier. 

(2)  Cest  dans  ces  parages  du  Sud  qu'on  plaçait  Ophir,  le  Manica 


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MADAGASCAR.  157 

boutre  qu'ils  avaient  traîné  à  Testuaire  du  Mangoro,  et  sous  le 
murmure  magique  des  filaos  dormaient  leur  rôve  antarctique. 
Puis,  à  la  fin  du  xiv®  siècle  (1),  ce  fut  Tarrivée  des  «  grands 
canots,  »  d'une  croisade  de  Musulmans  qui,  envoyés,disaient-ils, 
par  le  khalife  de  la  Mecque,  vinrent  instruire  les  Madécasses.  Le 
chef  de  la  caravane  ayant  épousé  la  fille  d'un  prince  nègre, 
Musulmans  et  Madécasses  vécurent  en  bon  accord  dans  la  vilk  de 
Matitana.  S^adaptant  à  une  vie  plus  agreste  dans  un  pays  de  vé- 
gétaux, le  musulman  renonça  à  la  maison  de  pierre  et  de  chaux 
pour  habiter  la  paillotte  dorée  de  soleil  ;  les  nattes  en  paille  du 
pays,  coloriées  de  dessins  géométriques  et  mosaïques,  supplé- 
èrent aux   tapis^   et  l'ingéniosité  arabe,  pour  économiser  les 
riches  étoffes  de  la  métropole,  déroula  à  la  lumière  les  burnous 
de  toile,  premiers  modèles  des  lambas.  Ce  devint  bientôt  une 
manière  de  capitale  lettrée  :  avec  de  l'encre  extraite  du  cœur  [du 
rotra  (faux  acajou),  avec  une  plume  taillée  dans  le  bambou,  sur 
un  papier  végétal  d'harandrato,  mat  et  rayé  comme  une  feuille 
de  bananier,  les  Malgaches,  sous   la  dictée  des  professeurs  de 
l'Oman  et  de  l'Yémen,  apprirent  &  tracer  les  dessins  contournés 
-de  l'écriture  orientale  :  à  croppetons  sur  des  nattes  propres,  dans 
les  cases  en  ravenala  tressé,  les  enfans  accourus  d'alentour  psal- 
xnodièrent,  en  les  déchiffrant,  les  manuscrits  sacrés.  L'éclat  des 
calottes  brochées  dont  les  Arabes  restaient  coiffés,  la  variété 
polychrome  de  leurs  costumes,  les  bracelets  d'argent  ciselé,  leurs 
<ïolliers  de  métal  massif  et  leurs  anneaux  de  corail,  leurs  pote- 
ries auxquelles  se  mêlaient  parfois  de  fines  cristalleries  persanes, 
le  nombre  de  leurs  femmes    qui   était  la   consécration  de  la 
richesse  individuelle,   avaient  inspiré  vite  aux  Madécasses  le 
goût  des  lettres  qui  initient   au  négoce.  Et  il  y  avait  grand 
trafic  de  manuscrits  :  livres  de  commerce,  de  géographie,  d'élé- 
mentaire astronomie,  répertoires  de  drogues  et  grimoires  de  sor- 
cellerie reliés  dans  du  cuir  de  bœuf  qui  conservait  son  poil,  les 
indigènes  les  feuilletaient,  assis  dans  la  cendre  des  foyers,  tandis 
que   les  femmes,  devant  de  grands  métiers,  copiaient  sur  des 
rabanes  les  polygonies  brillantes  des  soies  indiennes  importées. 
Par  de  grandes  fêtes  auxquelles  ils  avaient  soin  de  laisser  la 
couleur  des  coutumes  locales,  les*  Arabes  séduisaient  les  indi- 

(i)  Outre  les  ouvrages  précédemment  cités,  les  importans  travaux  de  M.  Fer- 
rand  sur  les  Musulmans  à  Madagascar,  3  vol.;  Jully,  les  Immigrations  arabes 
(dans  Bulletin  de  l'Académie  malgache)  ;  Marcband,  A.  de  Madagascar,  1901. 


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158  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

gènes  à  des  rites  de  leur  race  tels  que  la  circoncision,  la  distribu- 
tion d'amulettes  coraniques,  des  immolations  de  bètes. 

Seuls,  après  quarante  ans  d'existence  malgache,  quelques 
Arabes  éprouvaient  encore  le  besoin  de  revoir  la  Mecqpie  et  y 
retournaient.  La  plupart  demeuraient  aux  diverses  écbeUes  de  la 
Grande  Ile  et  fondaient  des  races,  soucieux  de  leur  faire  conserver 
leurs  noms  à  travers  les  âges.  Elles  n'ont  point  disparu,  et  beau- 
coup de  peuplades,  dans  les  bananeraies  que  baigne  la  Mananzary, 
dans  les  archipels  de  sonjes  que  circonscrit  le  Mangoro,  gardent 
encore  aujourd'hui,  avec  des  mœurs  et  l'écriture' (sora-bé),  le 
souvenir  légendaire  de  leurs  ancêtres  qui  étaient  «  des  Blancs.  » 

Entre  tous,  les  Ântaimoros,  au  Sud-Est  de  la  Grande  Ile,  se 
montrent  étroitement  fidèles  aux  traditions  arabes.  Au  reste,  ce 
sont  aujourd'hui  les  plus  nomades  [des  Malgaches  :  aventuriers, 
laborieux,  âpres  au  gain  et  finauds  sous  des  traits  convulsés  et 
une  apparence  de  stupidité  qui  les  a  fait  appeler  les  Auvergnats 
de  Madagascar,  ils  quittent  leurs  villages,  s'orientant  vers  le  Nord 
où  ils  vont  chercher  du  travail  jusqu'à  Diego  en  passant  par  Fiana- 
rantsoa  et  Tananarive.  Traînant  des  savates  grossièrement  taillées 
dans  du  cuir  de  bœuf,  portant  au  dos  une  grande  cuiller  de  bois, 
une  marmite  et  un  violon  à  forme  de  calebasse  attachés  à  un 
bambou  strié  de  dessins  géométriques,  car  ils  ont  toujours  eu 
soin  d'acheter  chez  eux  les  objets  usuels,  ces  descendans  d'Arabes 
se  dirigent  en  bande  vers  les  villes  où  les  blancs  développent 
l'animation  du  commerce.  Sur  leur  route,  les  Betsimisarakas 
indolens  et  sceptiques  qui  les  regardent  passer  à  la  file  comme 
des  esclaves,  les  raillent  de  n'être  bons  que  pour  le  travail  et  leur 
jettent  des  injures  qui  font  sourire  niaisement  leur  visage  ca- 
mard.  Puis,  quand  ils  ont,  pièce  à  pièce,  et  en  faisant  des  nœuds 
à  leur  ceinture  pour  compter  les  jours  de  travail,  amassé  de 
quoi  acquérir  d'abord  une  vache,  une  femme  ensuite,  on  les 
voit  redescendre  par  escouades  vers  le  Sud,  rapportant  une 
marmite  en  fer,  un  accordéon,  un  parapluie  rouge  et  parfois 
dans  une  caisse  ou  dans  une  étoffe  les  os  desséchés  de  quelque 
compagnon  de  route  mort  loin  du  cimetière  patriarcal.  Ils 
rentrent  au  village,  parmi  les  gens-du-sable  qui  aiment  l'argent 
et,  dit-on,  le  mettent  en  coiiftnun  sous  la  surveillance  des  vieil- 
lards; mais  point  communistes  en  amour,  car  ils  ont  conservé 
des  Arabes  la  jalousie  qui  fait  que  la  femme  reste  fidèle  à  un 
mai*i  capable,  à  l'occasion,  de  sagayer  l'adultère  et  son  complice. 


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MADAGASCAR.  159 

L'immigration  arabe  ne  s'arrêta  pas  à  cette  côte  car  des  lé- 
gendes des  hants  plateaux  font  monter  jusqu'au  Betsileo  un  prince 
arabe  de  Matitana  qui  y  aurait  fondé  les  premières  familles  de 
chefs.  Un  autre  aurait  atteint  Tananarive  :  ce  serait  «  ce  prince 
tombé  du  ciel,  »  né  d  un  dieu  «  sur  une  montagne  de  TEst  du 
Hangoro,  »  dont  la  tradition  verbale  fait  le  premier  des  An- 
drianas,  de  cette  classe  d'hommes  ingénieux,  forgeant  le  fer  et 
construisant  des  maisons  en  bois,  qui  fut  l'aristocratie  souve- 
raine de  rimerina. 

n.   —  LES  PANGALANES.   —  LA  VIE  BBTSIUISARAKE 

Une , succession  de  grands  lacs  formés  par  les  soulèvemens 
coralliens,  lacs  verts,  la  plupart  ronds  comme  des  bassins,  qu'à 
travers  les  pangalanes  (monticules  sablonneux)  des  canaux  d'eau 
bleue,  droits  comme  des  avenues,  relient  les  uns  aux  autres.  La 
mer  est  proche,  parallèle,  mais  cachée  derrière  une  frontière  de 
bocage  continu  dont  la  ligne  plane  serait  monotone  si,  à  inter- 
valles, ne  pointaient  de  longs  filaos.  Cette  masse  compacte  de 
verdure  lasserait  aussi   la  contemplation  si  quelcjues  feuilles 
rouges  de  badamier,  posées  dans  des  bouquets  clairs,  ne  don- 
naient une  sensation  savoureuse  de  fruits  mûrs,  et  surtout  si 
d'innombrables  branches  mortes,  toute  une  survivance  de  tiges 
blanches  se  tordant  sur  les  formes  rondes  de  la  sylve  printa- 
^ère,  en  maints  endroits  ne  lui  superposaient  un  aspect  étrange 
tl'hiver  diaphane.  Parfois  des  trouées  s'élargissent  en  clairières 
€le  vergers  ;  puis  les  bois  s'épaississent  en  forêts  au  ras  des- 
cjnelles  rampe  une  mince  rive  de  sable.  Sur  sa  blancheur  de 
^haux,  des  bœufs  noirs  sont  allongés  dans  une  lumière  éblouis- 
sante. Puis,  dans  une  anfractuosité,  le  soleil  bleuit,  entre  des 
:imanguiers  lourds  comme  des  blocs  de  malachite,  la  paille  de 
^qpielques  cases  carrées  ;  sur  le  terre-plein,  des  oies,  un  bœuf  cou- 
leur d'acajou  ;  une  femme  décolletée  sort  d'une  porte  et  lève  le 
"pilon  de  riz;  et  des  sentiers,  du  village,  rentrent  dans  les  bois;.» 
<}ue,  si  près  de  la  mer,  les  choses  puissent  offrir  un  aspect  si 
intime  de  vie  cachée  en  profonde  forêt,  on  reste  longuement 
charmé.  Vers  l'intérieur  persiste  une  ondulation  de  collines  in« 
lassablement  rondes,  pelées,  aux  tons  de  brique  et  de  rubis, 
portant  à  leurs  versans  de  grandes  ombres  de  brûlure. 

L'eau  de  ces  lagunes  traversées  inférieurement  par  les  cou- 


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160  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

rahs  de  rivières  a  le  charme  de  Teau  vive  et  la  beauté  de  Peau 
morte,' des  teintes  tour  à  tour  foncées  et  électriques.  Que,  les 
berges  se  resserrent  sous  les  arches  d'ombre  de  hauts  manguiers, 
l'eau  s'endort,  à  l'heure  chaude,  dans  un  vert  émeraudé  de  lézard, 
ou  luit  des  bleus  chatoyans  du  martin-pécheur;  des  badamiers, 
qui,  par  la  largeur  de  leurs  feuilles  fraîches  et  par  l'évasement 
gracieux  de  leurs  branches  étagées,  sont  à  la  fois  les  paulownias 
et  les  cèdres  de  la  terre  malgache,  superposent  des  plates-formes 
de  feuillage  d'où  transparaît,  même  sous  un  firmament  assombri, 
une  clarté  et  comme  une  humidité  verte.  Bientôt  les  arbres 
manquent  complètement,  et  il  accourt  de  très  loin  vers  les  rives 
marécageuses  des  bandes  innombrables  de  vacoas  aquatiques 
montés  sur  plusieurs  raciùes,  toute  une  descente  de  végétaux 
échassiers  piétinant  le  paysage,  jusqu'à  l'horizon,  sur  des  pattes 
grises,  en  hérissant  leurs  huppes  de  feuilles  pointues.  De  longs 
barrages  en  roseaux  entrelacés  de  branchages  pour  arrêter  les 
poissons,  dessinent  de  grands  parcs  d'eau  sur  lesquels  veille,  au 
haut  de  frêles  pilotis,  une  paillotte  faite  comme  un  nid  d'oiseau- 
pêcheur  en  feuilles  de  vacoas  que  le  soleil  a  blanchies. 

Et  ce  sont  désormais  les  visions  lacustres  :  surtout  vers  le 
Sud  où  les  bassins  se  creusent  profondément  entre  des  berges 
torses,  l'eau,  noirâtre,  s'épaissit  comme  un  jus  de  feuilles  acres 
et  de  racines  pourries,  des  nuages  se  reflètent  en  colonnes  basal- 
tiques dans  cette  sorte  dé  purin  végétal.  Sous  un  ciel  bleu,  dans 
l'enveloppement  de  la  lumière,  on  respire  une  atmosphère  insi- 
pide et  nauséeuse.  De  cette  onde  que  les  indigènes  ont  nommé 
VEau  Noire  et  qui,  par  endroits,  sous  des  moires  de  lumière,  a 
l'onctuosité  molle  du  miel  malgache,  les  ravenales  avec  des 
lueurs  sur  leurs  troncs  et  leurs  palmes  bleuâtres  aux  revers  mor- 
dorés, les  vacoas  aux  fûts  spongieux,  les  rafias  aux  fibres  cen- 
drées, émergent  sur  l'air  aussi  lourd  que  l'eau.  Autant  les  troncs 
se  confondent  dans  un  fouillis  de  lianes  et  d'herbes  tapissant 
comme  une  mousse  la  surface  liquide  au  point  qu'on  croit  à  des 
plates-bandes  flottantes,  autant  les  tiges  et  la  feuillée  s'ajourent  sur 
ràzur,  y  dessinant  avec  une  bizarrerie  animée  les  plus  curieux 
hérissemens  de  lignes  africaines.  Les  vacoas  laissent  pendre  au 
bout  d'une  queue  torse  un  fruit  rond  à  facettes  jaunes  ;  les  rafias 
élèvent  de  grands  balais  d'épines  qae  la  lumière  dore  comme  des 
dattes  ;  le  ciel  se  pique  à  des  branchages  aigus  et  se  caresse  aux 
courbes  soyeuses  des  palmes;  du  cœur  des  ravenales,  débordant 


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budagâscar.  161 

de  fougères  comme  une  corbeille,  jaillissent  des  flots  d'orchidées 
qui  descendent  jusiqu'à  Teatl  avec  des  fleurs  en  étoiles  blanches... 
Un  sous-bois  paradisiaque  s'enfouit  sous  cette  forêt  amphibie. 
Les  lianes  montent  des  bas-fonds  avec  une  flexuosité  d'anguilles 
et  s'enlacent  en  nageant  aux  tiges  qu'elles  rencontrent;  des 
sangsues  végétales  vivent  sur  des  écorces  flottantes.  Parfoisi, 
derrière  des  roseaux  froissés,  un  indigène  coupe  des  joncs,  et 
l'on  remarque  une  petite  pirogue,  noire  comme  un  tronc  pourri, 
qui  a  enfoncé  sa  proue  dans  les  feuilles.  Alors  on  découvre  danS; 
les  sentiers  d'eau  qui  sinuent  sous  cet  épais  labyrinthe  aquatique, 
beaucoup  de  ces  pirogues,  chargées  de  bottes  de  joncs,  atteïi;- 
dant  en  de  minuscules  estuaires  le  pagayeur  invisible  parmi  les 
arbres.  •  . 

Quand  le  soleil  a  disparu  dans  un  grand  ciel  bleu  où,  du 
couchant,  jaillissent,  comme  un  éventail  de  ravenalas,  des  bandes 
roses  et  vertes  qui  se  courbent  au  zénith,  quand  l'eau  onctueuse 
des  pangalanes  s'endort  dans  le  chenal  élargi,  il  est  harmonieux, 
d'y  voir  glisser  la  brune  pirogue  betsimisare,  —  soit  qu'un  indi- 
gène solitaire;  nu-tête,  dans  sa  tunique  raide  de  rabane,  pagaye 
à  l'arrière,  ayant  les  yeux  sur  les  régimes  de  fruits  d'un  vert 
acre  qu'il  a  coupés  à  des  bananeraies  lacustres,  soit  que  deux 
*  hommes,    boueux  comme  des  pêcheurs,  assis  aux  extrémités,, 
rament  dans  une  barque  chargée  de  ramatoas  (1)  aux  grandd 
châles  dont  les  bouquets  peints   traînent  sur  leau  des  reflets 
rouges  et  jaunes  de  fleurs  4©  balisiers.  Ils  rament,  en  répondant 
P^^  la  cadence  des  palettes  plongées  sourdement  aux  chants  nar 
^''lIard^  des  femmes,  et  ces  gondoles  effilées  passent  des  journées 
s^r  les  canaux,  frôlant  les  berges  jusqu'à  glisser  entre  les  joncs 
^^  i^s  sonjes,  sous  les  feuillages  de  badamiers;  elles  vont,  au  cré 
P^scule,  s'arrêter  à  l'un  de  ces  villages  qu'on  découvre  soudain 
^^  contour,  avec  des  cases  en  paille  montées  et  tressées  comme 
^  ^^   cages  à  poule  sur  une  plate-forme  de  terre  battue  où  lés 
^^tnes,  en  demi-cercle,  pilent  le  riz,  avec  le  grand  mftt  piqué 
^  <^mes  de  bœuf  autour  duquel  les  jeunes  Betsimisarakas  en- 
^^lent  au  clair  de  lune  des  danses  tremblantes  d'oiseau,  traî- 
^^t  des  voix  perdues  soudain  très  proches,  puis  très  lointaines... 
Le  plaisir  de  glisser  sur  l'eau  épaisse,  la  tête  au  soleil,  les 
*^^|)es  allongées  dans  la  pirogue  creuse,  en  silence,  sans  eff'ort, , 

v^)  Femme  mariée.  C'est  un  dos  mots  les  plus  employés  :  on-  prononce  ra/natoUf, 
TOMIS  XXX vil.   —  1907.  il 


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"^^'!'*#!fSI 


162  REVUE  DES  DEUX  HONDES. 

avec,  seulement  de  temps  à  autre,  un  coup  4e  rame  à  enfoncer 
dans  le  fleuve,  est  la  volupté  de  la  vie  betsimisare.  Le  Betsi^ 
misaMka  paresse  sur  l'eau  comme  l'Arabe  fume  le  kif  et  l'Indo- 
Ghinois  l'opium:  c'est  la  douceur  de  la  fainéantise  solitaire,  d'une 
somnolence  lumineuse,  les  yeux  ouverts,  sur  une  mollesse  qui 
coule,  dans  un  froissement  liquide  délicieux;...  c'est  le  spectacle 
de  la  vie  qu'il  voit  double,  dans  sa  réalité,  puis  dans  son  reflet,  avec 
le  doux  égarement  animal,  comme  en  songe,  de  ne  savoir  bientôt 
discerner  l'une  de  l'autre;  c'est  la  jouissance  de  se  laisser  traîner 
par  l'eau  comme  par  la  vie  qui,  pour  le  Betsimisaraka,  coule  aussi 
plate  qu'un  fleuve  entrç  des  rives  basses,  avec  des  ilôts  espacés 
de  joies  naïves  et  touffues,  avec  les  reflets  vifs  des  événemens 
qui  passent  comme  des  nuages  sur  son  âme  marécageuse  et 
claire  sans  plus  laisser  de  trace,...  la  vie  sur  laquelle  il  flotte  sans 
éprouver  le  besoin  de  monter  à  la  source  du  fleuve,  sans  songer 
non  plus  qu'il  se  déverse  quelque  part  :  apathique,  mais  veillant 
toujours,  d'instinct,  à  ne  pas  prendre  pour  un  tronc  mort  le 
caïman  qui  est  venu  respirer  à  la  surface  de  l'onde. 

La  stupeur  poétique  avec  laquelle  il   dort  sa  vie  dans  ses 
rustiques  Venises   de  paradis  terrestre,  son  incorrigible  indo^ 
ience,  —  il  ne  plante  pas  môme  un  bananier  et  laisse  seulement 
pousser  contre  sa  case  quelques  cannes   pour  les  vendre  aux  • 
passans,  vivant  de  pèche,  mangeant  et  buvant  dans  des  feuilles 
de  ravenale^  —  sa  mollesse  à  la  luxure  et  à  l'ivrognerie,  sa  pas- 
sivité bestiale  à  adopter  les  vices  dqs  Européens,  l'ont  fait  con- 
damner par  eux  comme  la  race  malgache  inférieure.  C'est  que  le 
plus  souvent  on  ne  l'a*  connu  qu'à   Tamatave,  dans  la  domes- 
ticité, abruti  par  les  coups  ou  avili  dans  les  sentines,  ou  bien 
sur  la  route  très  fréquentée  d'Andévorante  à  Tananarive.  Mais 
à  l'intérieur  des  forêts  il  garde  une  individualité  poétique  :  sé- 
dentaire et  musicien,  il  est  très  impressionnable  aux  harmonies 
de  la  création  et  particulièrement  au  chant  triste  et  langoureux: 
du  kirombo,  oiseau  d'un  vert  métallique  dont  il  recueille  cer^ 
taines  parties  du  corps  pour  en  composer  des  philtres  amoureux^ 
et  il  conserve  un  folk-lore  fantastique  et  aromatique  de  la  faun^ 
sylvestve,  qui  initie  les  nouvelles  générations  au  mystère  pré' 
sente  par  les  bois  et  les  eaux  à  leurs  ancêtres  exotiques.  Et  sux* 
la  côte  même,  au  bord  des  lagunes  que  n'a  point  ouvertes  l'ac^ — 
tivité  française,  il    n'est  rien  comme  le  passage  silencieux  d< 
piroguiers  betsimisarakas  pour  faire  méditer  avec  sympathie  \i 


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ipl^^p^^ 


MADAGASCAR. 


163 


\ 


destinée  de  cette  race  encore  robuste  qui  n'éprouve  de  passion 
ni  pour  la  guerre  ni  pour  la  richesse,  —  qui  s'affaiblit,  il  est  vrai, 
dans  l'amour,  mais  pousse  l'horreur  de  la  promiscuité  entre 
hommes  et  femmes  jusqu'à  les  séparer  dans  la  mort,  ayant  des 
cimetières  respectifs,  et  celle  de  l'inceste  importé  par  les  Sé- 
mites jusqu'à  ne  pas  se  marier  entre  cousins  germains,  —  qui, 
malgré  tous  les  malheurs  qu'elle  lui  a  coûtés  (1),  conserve  une 
inaltérable  confiance,  —  qui  poursuit  sa  vie  joviale  et  crédule  ' 
dans  des  cases  surélevées  dont  les  cloisons  de  feuilles  sont  cou- 
sues de  lianes,  dont  les  portes  ne  se  ferment  pas,  extrêmement 
propres  à  frotter  la  maison  après  les  repas  et  même  à  se  laver 
les  pieds  avant  d'y  rentrer,  —  et  qui  enferme  ses  morts  dans 
deux  pirogues  renversées  Tune  sur  l'autre  et  reposant  sous  les 
filaos  du  rivage  comme  des  barques  qui  ne  reprendront  jamais 
plus  Teau. 

Même  le  voisin  dangereux  qui  habite  avec  lui  les  bords  des 
lagunes,  le   crocodile,   n'a  pu  réussir  à  lui  6ter  sa  confiance. 
L'indigène  vit  familièrement  à  côté  de  lui,  le  redoutant  et  s'en 
moquant,  habile  à  l'effrayer,  tant  cet  animal  est  capon,  au  point 
de  disparaître  aux  moindres  clameurs  ou  aux  bruits  de  l'orage,  et 
en  même  temps  assez  insouciant  pour  passer  un  gué  sans  prendre 
h  précaution  de  faire  du  tapage  :  aussi,  assez  fréquemment,  un 
indolent  est-il  enlevé  par  la  jambe,  une  femme  occupée  à  laver 
on  on  enfant  puisant  de  l'eau  sont  happés  par  le  bras,  disparais- 
sent le  plus  souvent  sans  pousser  de  cri.  Cela  n'empêche  pas  les 
P^rens  de   revenir   lessiver  au   même  endroit  ou  emplir  leurs 
^^^ches,  en  bavardant  et  riant. 

Lie  crocodile  ne  dévore  pas  à  l'instant  sa  proie  :  il  la  broie 

P^iis  la  dépose  dans  une    anfractuosité   où  il  la  laisse  mariner 

P^^r    revenir  la  savourer  quand  elle  sera  à  point.  Lui-même 

S^ge  une  entêtante  odeur  de  charogne  et  de  vase,  visqueux, 

7^*^,  horriblement  laid  avec  son  museau   effilé  de  bête  antédi- 

^"^enne  soudée  à  un  corps  lourd  de  reptile  aux  mouvemens  de 

^^îsson,  aux  nageoires  torses  et  griffues,  aux  écailles  de  pierre. 

^^ïïime  ce   sont  les  monstres  qui,  aux  origines  des  religions 

^^atiques  et  au  sommet  des  cathédrales  gothiques,  dominent  les 

JtJ)  Histoires  de  Benyowski,  Labigome,  etc.  —  M.  Faucon,  qui  les  a  longtemps 
^'^Wnlêtréi,  Ta  jusqu'à  dire  qu'ils  sont  industrieux,  en  tout  cas  inteliigens,  et 
•*^«nt  appliquer  à  l'agricultufe  des  procédés  nouveaux. 


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164  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

foules;  peut-être  sout-ce  les  animaux  dont  elles  ont  à  se  dér 
fendre  qui  déterminent  la  moralité  des  races  :  hideusement 
traître,  le  crocodile  a  appris  aux  Malgaches  la  méfiance  et  l'hy- 
pocrisie, le  goût  de  la  paresse  dans  la  vase  et  de  la  nourriture 
faisandée.  En  lui,  les  indigènes  subissent  la  force  et  comme  la 
tyrannie  de  la  laideur.  Ils  ont  été  frappés  par  sa  laideur  qu'ils 
copient  dans  leurs  grimaces  de  terreur,  qu'ils  chantent  dans  des 
refrains  h  demi  comiques  composés  pour  être  clamés  quand  on 
traverse  les  rivières  infestées.  Ils  admirent  cette  laideur  comme 
les  Annamites  adorent  le  tigre;  certaines  familles  tiennent  à 
honneur  de  descendre  du  crocodile.  Des  sorciers  et  des, sorcières 
se  font  la  réputation  d'avoir  commerce  avec  lui  dans  les  roseaux, 
ayant  su  patiemment  Tapprivoiser,  peut-être  même  lui  faisant  man- 
ger une  racine  qui  resserre  les  mâchoires.  Ace  sujet,  sur  les  bords 
du  Sakaleony^ou  dans  les  habitations  de  livoulina,  se  débite 
tout  un  folk-lore  curieux  de  légendes  salaces  et  faisandées. 

m.  -—  LES  COLLINES  DE  RAVENALAS 

A  quelques  kilomètres  de  la  mer,  à  l'extrémité  de  la  plaine 
laguneuse  et  couverte  d'une  maigre  couche  d'humus  sous  le- 
quel transparaît  le  sable,  se  soulève  soudain  la  colline  de  terre 
dure;  et,  dès  les  premières  ondulations,  c'est  un  chaos  de  ma- 
melonnemens  aux  lignes  inlassablement  entremêlées,  d  un  aspect 
très  particulier  et  unique  au  monde. 

Un  grand  versant  uniforme  est  incliné  vers  l'océan  Indien  ; 
et,  sur  cette  pente  générale,  mille  crêtes,  variant  de  cinquante 
à  cent  mètres  d'altitude  au-dessus  des  fonds,  se  croisent  ^t  se 
heurtent  en  lignes  inextricables  sans  aucune  symétrie  de  direc- 
tion, bosselant  des  ballons  creusés  sur  une  face  de  vallées  en 
entonnoirs  à  ligne  d'hélice.  Elles  suggèrent  aussitôt  l'idée  que 
ce  n'est  pas  seulement  la  terre  qui  est  ronde,  mais  toute  œu\^re 
des  grandes  actions  terrestres.  Par  l'absence  de  la  végétation, 
on  en  perçoit  en  ce  lieu  les  formes  géométriques  normales.. 
Gomme  dans  les  pays  de  forêt  la  pluie  ravine  le  sol,  ici,  sur  ce 
sol  chauve,  c'est  le  vent,  tournoyant  et  échevelé,  qui  a  modèle 
ce  tourbillonnement  de  rondeurs  rompues  où  cycles  et  hémi- 
cycles s'intersectont. 

Les  croupes  et  la  plupart  des  pentes  sont  nues,  les  fonds 
c.L[»ilonnés  d'un  fouillis  de  végétation  qui  y  sinue  comme  des 


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MADAGASCAR.  165 

rivières  chevelues,  ce  qiii  souligne  partout  de  larges  lisérés  d'an 
vert  métallique  le  dessin  du  paysage  d'or  rouge.  C'est  somptueux, 
et  bientôt  monotone.  Le  premier  plan  est  exclusivement  com- 
posé de  ces  lignes  arrondies,  formant  -à  la  longue  par  l'obses- 
sion des  mêmes  harmonies  un  paysage  lourd  et  balancé  qui  res- 
semble à  la  perspective  d'un  innombrable  troupeau  de  bœufs 
malgaches,  zébus  fauves  à  grosses    bosses  roulantes. 

Les  deux  plantes  qui  caractérisent  la  région  médiane  sont  le 
ravenala  ou  arbre-du- voyageur  et  le  bambou,  l'un  plus  près  de  la 
côte  et  se  glissant  jusque  dans  les  pangalanes,  l'autre  plus  près 
de  la  forêt  dont  même  il  occupe  seul  la  lisière  sur  une  bande 
de  quelques  kilomètres. 

Au-dessus  d'un  tronc  semblable  à  celui  du  bananier,  le  rave- 
nala hérisse  une  roue  de  longues  palmes  que  le  vent  déchiqueté  :: 
d'un  vert  argenté  et  presque  d'airain  dont  Téclat  est  faux,  agité 
perpétuellement  d'un  mouvement  imperceptible  où  sa  surface, 
brisetée,  ondule  en  cliquetant,  il  a  d'abord  im  port  belliqueux 
avec  tout  son  carquois  de  feuilles  barbelées.  Mais,  quand  on  s'est 
familiarisé,  il   vous  surprend  aussi    par  une  grâce   svelte   et 
cocasse  d'oiseau  tropical,  dans  le  frémissement  sauvage  de  ses 
longues  feuilles  pareilles  à  des  pennes.  Vraiment,  ce  n'est  pas 
un  arbre,  c'est  un  ailé.   Souvent  il  est  solitaire  au-dessus  de 
l'herbe  rase  et  grisùtre  où  ne  s'entend  nul  bruit  de  passereau  ni 
d'insecte  dans  cette  terre  sans  chant  et  sans  parfum;  parfois, 
3u-dessus  d'un  buisson,  il  se  perche  haut,  la  queue  déployée, 
Majestueux  et  mélancolique...  Les  bambous  qui,  au  contraire,- se 
fassent  par  toufiFes,  bosquets  et   fourrés,  sont  des  graminées- 
'ongères  qui,  très  hautes  et  longues,  sous  leur  poids  chevelu  se 
penchent,  recourbés  en  crosses  déliées,  inclinés  souvent  jusqu^à 
*^i*re  d'un  port  balayeur  et  pleureur,  mais  sans  l'abandon  plaintif 
^^s  saules  de  Babylone.  Tous  les  matins  ils  sont  ployés  sous  le 
^^^îds  d'une  rosée  pesante  comme  la  pluie,  et  même  au  fort  du 
^^r,  ils  sont  un  souvenir  de  la  pluie,  la  plante-type  d*un  pays 
^^^i  pleure  constamment  sous  les  averses.  Sur  la  terre  flotte  une 
^^ur  amère  de  safrans  mouillés. 

Les  crépuscules  sont  étraugement  assoupissans  sur  ces 
-^ppes  montagneuses  du  monde  austral.  Assis  devant  la  case, 
^^8  les  villages  très  rares,  on  regarde,  enivré  de  monotonie,  les 
^^melonnemens  d'herbe  beige  pommelés  de  verdure  que  le  soir 
^sombrit.  C'est  doux,  calmant,  d'une  mélancolie  de  mélopée, 


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166 


REVUE  bB6   DEUX   MONDES. 


d'une  platitude  eurythmique.  On  finit  par  être  halluciné  à  force 
de  monotonie.  Les  bouquets  de  ravenalas  dans  les  creux  ne 
ressemblent  plus  à  de  la  végétation,  mais  à  des  groupes  de  sau- 
vages, de  Sibux,  se  cachant  dans  les  replis  de  terrain  et  qui 
soudain  s'agitent.  On  comprend  que,  y  guettant  sans  cesse  led 
pillards  de  troupeaux,  les  villageois  y  soient  devenus  une  race 
méfiante  et  énervée. 

Des  massifs  d'arbres  isolés  parsèment  les  approches  de  la 
grande  forêt  :  les  indigènes  les  ont  conservés  'parce  que  tels 
d'entre  eux  sont  peuplés  d'esprits;  dans  d'autres,  ils  déposent  les 
èercueils,  tantôt  enfouis  quand  les  défunts  ne  redoutaient  ni 
l'eau  ni  la  noirceur,  tantôt  posés  sur  la  terre  quand  ils  crai- 
gnaient seulement  les  ténèbres,  tantôt  enfin  perchés  sur  des 
supports  quand  ils  avaient  horreur  et  de  l'obscurité  et  de  l'humi^ 
dite. 


IV.   —  LA  FORÊT  ET  LES  TANALAS 

A  mi-€6te  du  littoral  à  l'arête  médiane  de  l'Ile,  elle  s'étend 
longitudinalement  du  Nord  au  Sud  sur  une  bande  de  cent  cin- 
quante kilomètres  en  moyenne.  La  forêt  malgache  n'est  point 
grandiose,  écrasante  et  étouffante  comme  la  grande  sylve  afri* 
caine.  Elle  est  puissante  par  l'encombrement  des  choses  plutôt 
que  par  leur  épaisseur  :  presque  point  de  vieilles  futaies  ;  une 
multiplicité  d'arbres  le  plus  souvent  minces  mais  très  haut^ 
feuillus,  noueux,  à  ramifications  parasitaires,  même  enchevêtré^ 
dans  un  réseau  de  mousses,  indice  d'une  croissance  lente  et  la- 
borieuse; de  larges  formes,  enfantines  et  tendres,  de  fougères 
arborescentes;  une  fumée  bleue  qui  enveloppe  toujours  l'en- 
semble, fumée  de  bois,  fumée  d'évaporation  qui  dentelle  les 
masses  et  les  lignes  en  interposant  l'image  d'un  minuscule  et 
immense  travail  d'araignées,  —  concourent  &  l'impression  de  la 
mignardise  dans  l'opulence.  La  forêt  malgache  est  tissée  de  fils  : 
fils  débranches,  traînes  de  feuilles,  cordes  de  lianes,  franges  de 
bambou,  passementerie  de  lichens,  guipures  et  entre-deux  de 
mousse  reliant  les  troncs,  grands  câbles  tombant  comme  des  fils 
à  plomb  des  sommets  d'arbres  et  mesurant  la  profondeur  de^ 
bois  en  donnant  la  sensation  de  gouffres. 

Ce  qui  caractérise  la  forêt  malgache,  c'est  qu'elle  edt  une 
forêt  accrochée  sur  un  rempart  immense,  -^  que  ce  soit  au  flanc 


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MADAGASCAR.  167 

4a8  Monts  Batsimisares  ou  de  FÂngavo.  Cela  fait  qu'elle  n'est 
point  monotone  et  plate  comme  celle  des  plaines  françaises  ;  elle 
est  irriguée  d'un  perpétuel  laiissellemenf,  ravinée  de  torrens, 
trouée  d'abîmes,  étagée  par  précipices;  mftme  où  elle  est  douce, 
l'inclination  donne  une  infinie  variété  et  un  pittoresque  mur<- 
murant^  La  différence  des  altitudes  dans  une  même  zone,  les  pé» 
ripéties  des  pentes,  la  dissemblance  des  couches  de  terrain  que 
le  mouvement  géologique  a  mises  à  nu  l'une  par-dessus  l'autre, 
ont  jeté  côte  i  côte  les  essences  les  plus  diverses.  Les  déviations 
du  sol,  eu  les  penchant  Tune  sur  l'autre,  en  forçant  les  plantes 
longues  des  fonds  à  traverser  les  cimes  aplaties  des  arbustes 
poussés  un  peu  plus  haut  et  épanouis  en  largeur,  les  entremêle 
encore.  L'Européen  trouve  exquis  dans  leur  sauvagerie  ces  pré* 
oipices  boisés  où  la  végétation  forte  et  déliée  pousse  dru  ses 
tiges  minces  à  travers  des  frondaisons  grasses.  Les  feuilles 
ovales,  noires  et  espacées,  se  superposent  pour  l'œil  aux  innom- 
brables folioles  qui  au-dessus,  blondies  par  l'atmosphère  flottante 
et  nacrée,  étendent  un  dôme  frémissant.  C'est  d'une  musicalité 
puissaïiteet  suave.  Ces  tons  obscurs  des  limbes  laides  suspen-* 
dent  une  note  d'humus  dans  l'harmonie  aérienne  des  feuillages 
fins...' En  face,  par  delà  le  vide  léger,  s'entrevoient  à  travers  les 
ramages  de  verdure  des  versans  à  pic,  bleus. 

Aux  derniers  gradins  du  terrain  primitif,  se  presse  la  forêt 
vierge  absolument  sans  clairière,  aux  arbres  durs  et  pesans  ea^ 
tremêlés  de  palmiers,  arbres  noueux  superficiellement  enracinés 
à  un  sol  compact  entre  lesquels  se  dispersent  l'ébène,  le  nate, 
le  palissandre,  le  lalona,  l'acajou  et  le  bois  de  rose,  où,  dans  les 
feuillages  inséparables,  s'enfoncent  les  veuves,  roucoulent  plain-» 
tivement  les  tourterelles,  s'appellent  infatigablement  les  coùcals. 
Les  cimes  sont  vertes,  le  sous-bois  d'une  végétation  olivâtre 
pointillée  de  blanc,  le  sol  couvert  de  feuilles  rouilleuses  et 
pourries  :  en  haut  un  éternel  été,  en  bas  un  éternel  automne, 
entre  les  deux  un  immortel,  mais  pâle  printemps  à  nuances  nei- 
geuses. Dans  la  sylve  tropicale,  les  saisons  se  mêlent  comme  les 
essences,  clairsemées  et  permanentes  ;  et  bientôt  on  ne  les  dis- 
tingue pas  plus  l'une  de  l'autre  que  l'on  n'y  reconnaît  les  arbres 
dans  l'universel  hallier. 

La  fougère  arborescente,  —  le  fanjan,  —  est  l'individualité 
gracieuse  de  cette  forêt  embroussaillée  et  an0n3nfne.ll  n'est  rien 
d'aussi  délicat  et  surprenant  :  un  tronc  noir,  comme  fait  de  bois 


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468  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

calciné  et  de  terre  humide,  annelé  dans  le  dessin  des  cottes 
d'armes,  se  prolonge  vers  le  ciel  par  les  feuilles  naissantes  fer- 
mées en  crosses  rigides  tandis  que  les  autres  grandes  ouvertes 
s'éploient  horizontalement  en  une  rosace  de  longues  feuilles 
arquées.  C'est  une  colonne  corinthienne  végétale  dont  les 
acanthes  se  développeraient  avec  l'envergure  du  palmier  et  la 
souplesse  du  bananier.  C'est  le  bananier-fougère,  une  fougère 
paradisiaqpie  compatriote  des  oiseaux  de  paradis»  la  feuille-fleur 
antédiluvienne  des  sous-bois.  Il  ne  charme  point  seulement  par 
la  sveltesse  avec  laquelle  il  s'épanouit  parfois  sous  une  voûte 
de  forêt,  y  ouvrant  autant  de  clarté  verte  qu'un  vitrail  dans 
une  nef.  Mais  c'est  encore  lui,  à  la  lisière  des  plateaux,  qui  met 
la  grâce  animale  de  son  plumage  sur  les  ramilles  sarmenteuses 
où  les  longs  troncs  au  teint  de  lichen  se  perdent  dans  les  buis- 
sons cendrés.  Dès  qu'il  disparait,  la  sylve  est  éteinte  et  triste, 
avec  quelque  chose  de  grisâtre  à  tons  de  champignon,  et  lès 
arbres  sont  pareils  à  de  grands  pédoncules  blancs  supportant  un 
dôme  de  mousse  humide.  Ou  bien,  partout  ailleurs,  elle  reprend 
eette  apparence  de  vaste  travail  comme  artificiel,  tressé,  fait  au 
crochet  et, filigrane,  avec  ces  tiges  qui  ont  toutes  un  mouvement 
grêle  dans  une  tendresse  à  se  rejoindre  et  à  se  tisser  en  claire- 
voie  sur  un  fond  de  brume  transparente  et  passagère,  ou,  là- 
haut,  sur  le  ciel  d'un  bleu  de  soie  de  papillon  ressemblant  à  de 
la  dentelle  de  ciel,  de  travail  d'insecte. 

La  fumée  des  bois  sied  à  ces  feuillages  frileux  et  découpés, 
^-  ces  branches  d'où  pend  de  la  mousse  s'égoultant  comme  des 
lambeaux  de  brume  blanche.  Mais  c'est  la  ravine  qui  est  l'âme 
de: la  contrée  sylvestre  :  sur  ses  versans  se  masse  et  descend: en 
cascade  la  végétation  la  plus  touffue;  dans  le  relief  de  son  lit 
s'accentue  la  sculpture  du  pays;  dans  le  développement  de  son 
cours  serpentant  en  mares  moirées,  puis  précipité  en  hautes 
chutes,  se  transposent  encore  les  deux  caractères  de  cette  région 
de  pentes  rapides  et  de  bas-fonds  forestiers,  où  l'humidité  et  les 
feuilles  croupissent,  Tévaporation  ne  s'effectuant  point  dans  l'air 
saturé  d'eau.  A  la  frontière  des  hauts  plateaux,  affluent  de 
rOnibé,  du  laroka  ou  de  la  Voanana,  elle  se  traine  par  toutes 
les  sinuosités  des  cols,  égrenant  des  bassins  à  fonds  sableux 
entre  les  herbes  raides  et  sous  des  ramées  tortueuses;  avec  son 
eau  terreuse  et  ses  jolis  bassins  allongés  où  se  parsèment  les 
roches  arrondies  dans  leurs  rcQels,  elle   a  Taspect  désertique 


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IGÎ) 

MADAGASCAR. 

des  cours  d  eau  algériens  au  milieu  de  la  brousse  tropicale  : 
elle  a  Toriginalité  d'être  une  oued  en  forôt.  La  couleur  qui  s'in- 
sinue dans  tout  le  paysage  est  jaunâtre  :  si  parfois,  en  des  retraits 
d'ombre,  entre  des  pelouses  d'un  gazon  presque  noir,  se  re- 
cueillent des  baignoires  de  marbre  vert,  le  plus  souvent  s'étale 
une  eau  d'argile  détrempée  de  la  teinte  du  visage  madéca^se,  et 
entre  les  fûts  bistrés  comme  le  galet  restent  suspendus  4^ 
arbres  morts  couverts  de  vieilles  barbes  d'un  jaune  rouie.  Plus 
loin,  là  où  les  pentes  d'abord  modérées  se  brisent  à  angle  droit, 
la  ravine,  reproduisant  dans  son.  lit  le  dessin  des  crêtes  de^  mon- 
tagne à  large  brèche,  se  précipite  en  vertigineuses  cascades  dont 
le  bruit  et  Técume  montent  entre  les  masses  de  verdure.  G^est 
le  torrent  blanc  ruisselant  derrière  les  feuillages  noirs  au  fopd 
des  entonnoirs  à  gradins. 

Ainsi,  tout  le  plateau  central  de  Madagascar  est  soutenu  sur 
une  colonnade  ininterrompue  de  falaises,  hautes  parfois  de  six 
cents  mètres  sur  des  largeurs  à  perte  de  vue  comme  à  la  mu- 
mille  d'Ambininivy  au  Sud  de  Mandritsara,  et  même  de  quator^ 
cents  mètres  à  la  merveilleuse  Montée  d*Ankilsika  sur  la  route 
de  Farafangane  à  Fianar,  que  surplombent  des  festons  gran- 
dioses de  forêt,  que  déchire  une  cascade  de  six  cents  pieds  ton- 
nant dans  des  nuages  de  gouttelettes. 

En  plein  maqpiis,  là  où  seule  la  fumée  des  ronces  qu'on  brûle 
dénoncerait  sa  présence  si  toute  la  sylve  malgache  n'était  conti- 
nueUCTEiènt  boucanée  d'une  vapeur  bleue,  sur  des  terrasses  inac- 
sibles  auxquelles  le  Tanala  lui-même  n'atteint  qu'eu  grimpant 
aux  saillies  des  précipices,  se  cache  le  village  tanala.  11  porte 
souv^t  un  nom  qui  signifie  :  silence  ou  tranquillité.  Les  cases, 
légères  sur  leurs  pilotis,  avec  des  cloisons  tressées  à  damier  sous 
des  chaumes  retombans,  ont,  par  leur  éparpillement  dans  la 
brume  dorée  des  clairières,  des  apparences  de  ruches.  Roussies 
par  les  fumées  épaisses  de  fagots  verts  et  les  ardeurs  du  soleil 
après  les  averses,  elles  conservent  sous  l'humidité  de  la  forêt  une 
fraîcheur  végétale.  Des  hommes  petits,  généralement  nus,  un 
peigne  dans  la  chevelure,  vous  fixant  de  très  beaux  yeux  qui  re- 
gardent comme  d*en  dessous  les  arbres,  y  vivent  parmi  des 
femmes  nues,  tatouées  des  pieds  à  la  tête,  qui  portent  enfoncé 
jnsqu'au-dessus  de  longs  sourcils  arqués  un  bonnet  d'écorce. 
Plutôt  courtes,  de   formes   harmonieusesi  ef  enfantines,  elle^ 


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REVUE  DES   DEUX   MONDES. 


^'accordent  entre  elles  dans  la  polygamie.  La  première,  celle  qui 
se  tient  prête  à  suivre  le  mari  quand  il  partira  en  voyage,  se 
repose  au  hameau,  tandis  que  deux  autres  s'y  occupent  de  la  n^-* 
coite  du  riz  et  du  foyer.  Tout  le  jour,  leur  fidélité  amoureuse 
entoure  le  maître  de  soins  naïfs,  et,  le  soir,  quand  on  n'entend 
plus  dans  les  vallonnemens  obscurs  des  bois  le  glougloutçment 
mélancolique  de  Takafitra,  celles  que  le  désir  du  chef  n'a  paer 
choisies  vont,  sans  désespoir,  s'endormir  sur  les  nattes  de  leur 
case  à  haute  fenêtre  au  lieu  de  porte,  défendues  contre  les 
attaques  des  chiens  errans  et  des  sangliers. 

Le  Tanala  est  heureux  :  il  tt*ouve  toujours  sa  satisfaction  dans 
les  fourrés  où  il  habite  avec  les  pigeons  bleus  et  verts,  les  pintades 
et  les  guêpiers.  Il  faut  à  s«i  narines  évasées  l'odeur  de  l'humus 
et  des  écorces  fragrantes,  à  ses  prunelles  écarquillées  sous  des 
sourcils  buissonneux  les  lumières  tamisées  qui  tombent  de 
branchage  en  branchage.;  il  ne  respire  avec  plaisir  que  quand 
ses  mains  pendantes,  ses  jambes  écartées  se  sentent  près  des 
troncs  auxquels  il  peut  grimper  avec  une  souplesse  de  lémurien,^ 
-^  qui  le  fait  surnommer  babakoto  par  les  Betsileos,  —  pour 
y  rester  voluptueusement  accroché  dans  la  contemplation  deà 
mamelonnemens  moussus  des  cimes.  Il  n'est  point  de  bûcherons 
plus  impitoyables  que  ces  amis  de  la  forêt  :  le  Tanala  ne  s'aper^ 
çoit  pas  qu'il  travaille  quand  il  s'agit  de  saper  un  tronc  avec  sa 
hachette  en  couperet  qui  lui  sert  de  marteau,  de  rabot,  de  scie, 
de  vrille,  de  ciseau,  ou  de  tailler  minutieusement  les  branches  et 
de  fendre  puis  d'amenuiser  le  bois  dur;  s'il  ne  se  sentait  sur* 
veillé,  il  déboiserait  avec  acharnement  des  étendues  considérables, 
trouvant  toujours  assez  de  forêt  pour  soi.  Sa  fierté  n'accepte  pas 
d'autre  sorte  de  labeur  :  pourquoi  l'homme  s'astreindrait*il,  par 
exemple,  à  retourner  des  mottes  avec  l'angady,  quand,  allumant 
le  feu  aux  branches,  il  peut  régarder,  les  bras  ballans,  brûler 
des  versans  entiers  de  coteau  où,  sur  les  cendres  détrempées  par 
les  pluies,  le  soleil  fera  lever  le  riz?  Infatigable  marcheur,  as- 
soupli à  grimper,  aux  jeux  d'adresse  et  aux  danses  à  la  sÀgaie,  il 
parcoui-ra  d'inimagi;iables  distances  pour  aller  gratter  certaines 
racines  ou  cueillir  les  tubercules  dont  il  se  nourrit,  pour  se  porter 
au  col  des  montagnes  d'où  il  épie  la  direction  des  abeilles  qui 
passent,  sachant  distinguer  à  leur  vol  élevé  ou  ras  si  le  miel 
s'élabore  encore  aux  ruches  des  troncs  et  des  rochers  ou  s'il  est 
prêt  à  être  cueilli    Parce  qu'il  aime  errer  et  qu'il  sait  la^  f6rét 


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presque  illimitée,  il  ne  veut  pas  s'astreindre  à  n'en  habiter  qt^'im 
recoin;  en  outre,  épris  d'indépendance,  il  trouve  toujours  un^ 
malice  à  égarer  sa  trace  :  il  est  le  nomade  de  la  forêt.  Ce  coureur 
des  bois  abandonne  aussi  aisément  son  village  de  feuilles  que  le 
coua  le  nid  de  la  dernière  couvée,  traverse  les  rivières,  non  sans 
y  avoir  jeté  un  caillou  pour  chasser  le  sort  de  son  eau  «  claire 
et  bleue,  »  passe  des  nuits  à  la  belle  étoile,  non  sans  nouer  en 
touffe  à  son  réveil  les  herbes  où  il  a  dormi  pour  remercier 
Zaoaahary  (Dieu)  d'avoir  protégé  son  sommeil,  r6de  et  va  élevM 
ailleurs  sa  hutte  nouvelle.  A  ces  tresseurs  de  feuilles  et  de  lianes 
plus  vifs  que  l'oiseau,  deux  jours  suffisent  pour  bâtir  tout  un  vil* 
lage.  On  connaît  encore  peu  Tàme  tanala  car  elle  est  prudente 
et  timorée,  mais  si  Ton  peut  préjuger  de  l'esprit  d'une  peuplade 
aux  cases  qu'elle  construit,  il  faut  reconnaître  à  celle-là  qui  vit 
sous  les  ombres  lisérées  des  bocages,  parmi  les  orchidées  lé- 
gères, le  sentiment  du  gracile.  On  admire  leur»  cases  avec  un 
inlassable  plaisir  de  finesse,  et,  quand  on  vient  de  constater  à 
quel  point  elles  ressemblent  à  de  jolies  cages,  on  remarque 
qu'un  merle  moqueur,  dans  une  corbeille  tricotée,  se  balance  et 
chante  à  la  corne  du  toit.  Le  Tanala  est  musicien  :  une  flûte  de 
bambou  qui  résonne  comme  l'eau  entre  deux  roches  de  ravine 
module  son  plaisir  mélancolique  dans  le  silence  caressé  de  fu-^ 
mées  bleues.  Et,  quand  on  s'enfonce  ds^is  ces  forêts  où  d^invi-* 
siblee  cascades  s'engloutissent  en  bourdonnant  dans  des  gouffres 
de  frondAÎaons,  il  n'est  pas  rare  d'entendre  au-dessus  de  soi,  dans 
le  ciel,  le  son  des  trompes  en  bois  avec  lesquelles  les  Tanalas 
se  signalent  de  village  en  village  et  de  cime  en  cime.  Ce  n'est 
poûoA  une  âme  guerrière  qui  souffle,  car,  ayant  au  plus  haut 
point  le  respect  de»  p^sonnes  et  de  la  liberté  individuelle,  le 
Tanala  est  pacifique;  mais  il  est  farouchement  mépris  de  justice^ 
et,  homme  des  maquis  du  Sud,  ne  sait  point  pardonner  l'offense* 
On  se  pkint  que  U  Tanala,  ne  demandant  rien  à  la  civilisa-» 
tîoiit  '^e  obstinément  notre  contact  et  ne  sorte  pas  de  sa  Torèt. 
(Ma  n'est  point  absolument  vrai^  si  l'on  songe  au  nombre  de  vil* 
lages  qui  suiveni  gracieusement  les  méandres  delà  route  comr 
merciale  de  Fianar  h  Mananzary.  Les  bourjanes  hovas  et  bet- 
sileoe  qui  remontent  du  littoral,  équilibrant  sur  leurs  torses 
Âiaselans  un  bambou  qui  supporte  à  ses  extrémités  de  lourds  sacs 
de  sel,  s'y  arrêtent  pour  manger  une  écuelle  de  riz  et  laver  leurs 
lambas  à' la  ravine.  Et  ceux  qui  viennent  d'Âlakamisy  et  d*Am- 


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472  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

bollimanga-du-Sud,  attelés  à  des  charrettes  d^oies,  y  font  halte, 
mettant  la  volaille  en  liberté.  Les  oies  grasses,  en  s'éparpillant, 
battent  des  ailes  et  prennent  possession  du  village  avec  des  fan- 
fares de  cris;  les  petits  enfans,  tout  nus,  s'apprivoisent  avec  les 
bôurjanes  qu'on  voit  commérer  à  cjiaque  seuil  ;  on  entend  par- 
tout le  bruit  sourd  du  calaou  qui  pile  le  riz  des  voyageurs  ;  une 
abondance  inaccoutumée  de  fumée  enveloppe  le  hameau;  et 
bientM,  dune  porte  où  sont  assis,  en  un  boucanage  bleu,  des 
ramatoas  et  des  hommes,  s'élèvent  des  chœurs  qui  se  super- 
posent clairement  dans  Tair  doux  du  soir,  comme  les  hymnes 
naïfs  de  rhospitalité. 

V.  -^  LE  PLATEAU  CENTRAL  ET  LES  HOVAS 

Le  Plateau  Central,  quadrilatère  dont  les  lignes  Est  et  Ouest 
s'allongent  trè?  droites,  s'exhausse  de  tous  côtés  sur  des  talus  à 
k  pic  de  plusieurs  centaines  de  mètres,  vraie  «  muraille  continue 
à  bastions  et  à  brèches  »  qu'un  système  de  failles  entoure,  en 
sorte  de  fossés,  d'une  ligne  d'abimes.  C'est  là^cfue  les  Hovas,  les 
plus  avisés  et  ambitieux  de  tous  les  Malgaehes,  se  sont  retirés, 
fortifiés,  multipliés,  aguerris,  pour  en  desendre  ensuite,  par  in- 
cursions méthodiques,  attaquer  et  soumettre  les  Sihanakas  au 
Nord,  les  Betsimisarakes  à  TEst,  les  Betsiléos  au  Sud  et  les  Sa- 
kaiaves  à  l'Ouest.  L'intérieur  même  de  leur  Imerina  (Ëmyrne)  se 
creuse  en  une  grande  cuvette  d'alluvions  où  s'étalait  autrefois  en 
lac  l'Ikopa  qui  y  serpente  autour  d'une  éminence  centrale,  Ta- 
nanarive,  citadelle  capitale. 

Autour  de  Tananarive  se  groupent  donc  d'abondantes  ri- 
zières, à  la  fois  grenier  d'alimentation  et  marécages  de  défense 
entre  les  replis  du  fleuve.  Au  delà,  une  zone  de  plissemens 
bas  au  milieu  desquels  se  tapissent  des  villages  espacés,  une  po- 
pulation  clairsemée  :  ce  sont  les  glacis  très  étendus  de  la  province 
de  Tananarive.  Contre  la  muraille  de  pourtour  se  distribuent 
circulairement  toutes  les  autres  provinces  populeuses  de  l'Emyrne, 
marches  gardant  chacune  une  brèche  en  exploitant  les  ri- 
zières des  fleuves  qui  y  passent,  colonies  agricoles  et  militaires 
particulièrement  nombreuses  dans  l'Ouest  où  la  plupart  des  cours 
d'eau  ouvrent  des  passages  par  lesquels  montent  les  brigands 
sakalaves. 

Celui  qui  entre  sur  le  haut  plateau  est  frappé  d'abord  par  la. 


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BfÂDAGASCÀB.  173 

terre/  d'un  rouge  de  brique  :  couleur  de  la  sécheresse  et  de  la 
guenre;  seulement  Tondulation  des  longues  collines,  chatoyant  de 
lumière,  maintiennent  le  paysage  dans  une  domination  constante 
de  douceur.  Les  arbres  ont  disparu  :  en  ce  pays  de  pluies  dilu- 
viennes, les  rizières  sont  seules  à  rappeler  les  nuances  de  la  ver- 
dure ;  les  touffes  de  jonc  qui  hérissent  la  boue  des  raarétoges 
sont  d'un  brun  métallique;  quelquefois,  au  milieu  des  savanes 
grillées  se  trouent,  comme  des  mares  de  feuillages,  les  levakas^ 
fossé?  humides  remplis  par  des  bouquets  d'arbres;  toujours, 
toute  l'année,  c'est  Therbe  vivace  qui  velouté  avec  des  tons  de 
sécheresse  fauve  les  dos  des  collines.  Il  passe  de  grands  souffles 
de  Talizé  glacial  sur  ces  étendues  rases  où,  régulier  et  violent, 
il  a  laissé  son  empreinte  dans  l'éraillement  symétrique  du  sol, 
dans  Tégueulement  des  volcans,  dans  l'orientation  des  maisons, 
dans  la  direction  des  sentiers,  sur  les  arbres  tordus  et  crispés, 
forçant  la  végétation  arborescente  à  se  blottir  sur  les  pentes 
abritées  contre  l'Est.  Le  déroulement  un  peu  tremblant  des 
lignes  nues  sur  le  ciel  donne  froid,  tandis  qu!au-dessous  la  terre, 
avec  tous  ses  tons  de  poterie  cuite,  semble  continuellement  ar- 
d^ite. 

Le  village  hova  est  rouge. 
'  C'est  dans  ces  paysages  de  terre  de  Sienne  empourprée  que 
s'est  élevée  au  soleil  la  case  hova,  pétrie  comme  une  poterie 
arvec  la  boue  du  sol.  Elle  n'a  pas  la  poésie  de  nid  de  la  case  ta- 
nala,  couleur  de  feuille  dans  la  clairière,  ou  du  boui^  betsimi- 
sare  enveloppé  de  bananiers.  Construite  en  pisé  rouge,  parfois 
mauve  (vers  Fenoarive),  plus  haute  que  large  avec  un  petit 
balcon  gris  de  la  teinte  de  son  chaume  et  un  toit  pointu^  elle 
jaillit  droit  du  sol  qui  l'a  produite.  Elle  est  le  centre  d'une 
ÎHunense  muraille  de  terre  qui  s'arrondit  autour  d'elle,  suivant 
souvent  l'inclinaison  d'un  mamelon,  enfermant  parfois  un  verger 
de  manguiers.  L'instinct  hova,  qui  est  de  posséder  et  de  dé- 
fendre aussitôt  sa  propriété,  se  marque  puissamment  à  cet  as- 
pect féodal  de  forteresse  que  prend  sa  maison  dans  sa  ceinture 
craquelée  au  soleil  comme  des  ruines  mexicaines  avec  des  touffes 
d^aloès  piqués  à  la  base  et  déchirée  en  créneaux  sur  le  ciel. 

'  Quand  les  maisons  se  groupent  en  village,  la  propriété  com- 
mune, s'entoure  d'un  double  rang  de  fossés  où  pousse  une  végé- 
tation rebroussée,  au  niveau  du  sol,  selon  la  direction  du  vont, 
et  oii  le  soleil  brille  dans  dos  feuilles  mortes.  La  petite  «nté  s«* 


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i74  REVUE  DE8  DEUX  MONDES. 

troi^Te  doac  ^wc  un  terre-pleio  pareil  à  un  îlot,  avec  des  portes 
dont  le  cadre  est  fait  de  grandes  tranches  de  pierre  en  menhir 
reliées  fortement  par  des  racines  d'arbres  à  la  terre  en  motte, 
et  un  énorme  disque  de  pierre,  qu'on  poussait  le  soir,  fermait 
cet  enclos  comme  un  parc  contre  les  attaques  nocturnes.  Au 
milieu  du  village  (Soamama),  de  grands  arbres  dont  la  base 
est  enveloppée  de  terre  qui  fait  banc,  avec  quelques  sièges  de 
pierre  en  tronc  de  colonne,  encerclent  une  place  :  c'est  celle 
des  réunions  où  pérore  Téloquence  hova,  non  point  claire  et  à 
facettes  comme  dans  les  agoras  grecques  ceintes  de  murs  cubiques, 
mais  insinuante  et  rampante  comme  les  racines  des  amontanas 
sax^rés  que  Ton  a  portés  là  et  plantés  à  la  création  du  municipe 
et  qui  envahissent  la  place.  Quand  la  cité  couronne  un  rocher, 
un  sentier  tournant  en  labyrinthe  entre  les  pêchers  et  les  man- 
guiers conduit  &  une  terrasse  d'où  les  habitans  dominent  les 
sentiers  de  la  savane  et  découvrent  de  loin  l'ennemi  (ILafv, 
Âmbohimanga). 

Dams  les  plaines,^  au  fond  des  vallées,  le  voisinage  de  la  ri- 
zière quadrillée  avec  régularité  accuse  la  géométrie  des  con- 
structions ho  vas.  Elles  prennent  bientôt  un  caractère  de  b&tisse 
militaire  que  renforce  l'impression  de  campement  donnée  par 
Tabsenee  d'arbres  et  la  perspective  des  étendues  désertes  au  mi- 
lieu desquelles  elles  sont  perdues,  postées  en  sentinelles  comme 
de  grands  bivoua^cs  silencieux  de  guérites  en  boue  aux  contours 
da  la  route.  C'est  surtout  au  soleil  couchant  que  l'on  comprend 
la  beauté  de  ces  villages.  Alors  le  rouge  des  maisons  sur  les  col- 
lines blêmit,  rentre  dans  la  coloration  profonde  du  sol.  Tout 
autour,  les  herbes,  les  arbustes,  la  brousse  s'avivent  d'un  jaune 
d'or.  Le  village  s'appuie,  en  s'y  cachant,  sur  un  flanc  de  col- 
lines k  renflemens  nus  et  lourds.  Et  il  arrive  très  fréquem- 
ment qu'au-dessus  émergent  lentaoïent  des  cumulus  qui,  domi- 
nant ces  mamelons  roux  et  poreux,  prennent  la  consifstance 
de  montagnes  de  marbre,  et  celles-ci,  au  lieu  de  pftlir,  affectait 
sur  leur  bosselage  massif  des  reflets  vermeils.  Il  est  émouvant 
de  voir  le  petit  village  de  l'Emyme,  réduit  à  ne  paraître  qu'un 
soubassement  de  glaise,  supporter  l'édification  gigantesque  de 
ces  nuages.  La  vision  devient  grandiose  et  s'éclaire  à  la  façon 
spacieuse  et  dorée  des  anciens  tableaux  de  bataille  :  avec  env^" 
gure  Tàme  se  déploie  sur  ces  étendues,  rases  comme  des  champs 
de  combat  pour  les  charges  sombres  et  éblouissante»  des  orages. 


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MABAdABCAR.  175 

L'Emjnrney  aussi  bien,  est  peut-ôtre  dans  le  monde  le  plus 
terrible  champ  de  bataille  des  nuages.  Toxâs  les  jours  pendant 
la  moitié  de  Tannée,  des  orages  éclatent  à  midi;  des  pluies 
diluviennes  s'abattent  soudain,  à  faire  déborder  en  quelques  mi-* 
nutes  les  ravines  où  roulent  les  roches  ;  dans  un  fracas  mul- 
tiplia par  tous  les  échos  de  ces  parois  nues  de  montagnes,  la, 
foudre  sillonne  inlassablement  Tespace  pendant  plusieurs 
heures,  incendiant  des  maisons,  tuant  des  hommes  et  des  boeufa 
affolés. 

On  retrouve  dans  la  capitale  Tananarive  les  caractères  du 
village  hova,  mais  royalement  développés.  Elle  est  une  vaste 
eité,  révélant  par  son  originalité  impérieuse  la  puissance  d'une 
authentique  civilisation  et  par  sa  grandeur,  par  la  multipli<^ité 
des  quartiers  toujours  en  construction,  une  importance  qu'ont 
déterminée  toutes  les  conditions,  géographiques,  économiques^ 
politiques.  Cette  civilisation  est  celle  des  Hovas  ou  plus  propre- 
ment Mérinas  (1),  sans  doute  malais,  javanais  ou  cambodgiens 
(présentant  parfois  des  types  japonais  parfaits),  en  tout  cas  apparu 
tenant  au  grand  tronc  mongolique,  les  yeux  allongés  et  bridés, 
les  pommettes  saillantes,  les  cheveux  raides  et  lisses,  le  teint 
cuivré  :  portés  sur  la  côte  malgache  vers  le  xvi*  siècle  et  ne 
pouvant  retourner  à  TOrient  à  cause  des  courans,  ils  souffrirent 
de  la  fièvre  sur  le  littoral,  se  réfugièrent  dans  Tintérieur  et  y 
dominèrent  les  indigènes.  On  a  prouvé  qu'ib  avaient  adopté  U 
langue,  étrangère  pour  eux,  de  ceux  qu'ils  avaient  vaincus  et  qui 
étaient  bien  moins  intelligens  qu'eux  :  nous  en  pouvons  conclure 
qu'ils  (liaient  beaucoup  moins  nombreux,  en  outre  probablement 
sans  femmes.  Il  leur  a  donc  fallu  un  réel  génie  politique  pour 
imposer  aux  populations  autochtones  du  Plateau  Central  qui  vi- 
vdent  dans  une  anarchie  patriarcale  la  monarchie  fortement 
centralisée  Ils  superposèrent  à  l'esprit  malgache  un  esprit  tout 
asiatique,  d'autocratie  et  d'intrigue,  fait  de  souplesse  et  de  per« 
fidie  autant  que  de  servilité  superstitieuse.  Ils  gardèrent  tou- 
jours pour  la  monarchie  un  respect  sacré,  au  point  qu'en  1830, 
lors  des  assassinats  dynastiques,  les  membres  de  la  famille  royale 

(1)  Outre  let  ouvrages  déjà  citée,  notamment  le  très  beau  livre  de  M.  Gautier, 
il  y  a  BUT  les  Hovas  le  précieux  ouvrage  de  Jean  Carol  :  Chez  les  Hovas;  —  du 
k.  p.  Piolet  :  Madagascar  et  les  Hovas  ;  —  le  Madagascar  au  XX*  siècle,  édité  chek 


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17H  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

fiii>éilt  noyés' à  raide  de  fourches  en  bois  afin  que  leur  sang 
Bacrè  ne  fût  pas  répandu  par  la  main  d'un  sujet. 

En  considérant  1«  caractère  militaire  et  féodal  des  Hovas,  on 
mesure,  avec  leur  supériorité,  combien  ils  diffèrent  des  autres 
raceà  malgaches,  ainsi  que  de  celles  que  nous  avons  prises  comme 
types  parmi  les  populations  de  la  côte  et  de  ia  forêt,  les  Betsi- 
misarakes  et  les  Tanales.  Mais  quand  on  les  examine  à  l'abandon 
dans'  leurs  cases,  ces  maisons  de  style  cambodgien  dont  l'élé- 
gante simplicité  a  un  dessin  presque  norvégien,  on  est  surpris 
de  les  voir  se  laisser  enfumer  comme  des  sauvages,  leurs  hautes 
formes  blanches  accroupies  contre  le  feu  :  ce  sont  des  frileux, 
sans  cesse  tremblant  dans  leurs  pagnes  trop  légers  et  humides, 
ces  émigrés  qui  n'ont  pu  s'acclimater  ni  à  la  température,  ni 
au  sol,  car  ils  s'impaludent  plus  encore  que  l'Européen,  même 
sur  le  Plateau  Central.  Ils  sont  donc  restés  des  étrangers  mais 
des  maîtres,  car  leur  capitale,  unique  dans  toute  l'Ile,  domine  le 
pays  et  s'attire  l'admiration  de  tous  les  Malgaches. 

Tananarive  est,  par  excellence,  et  à  vous  en  laisser  une  image 
typique  et  obsédante,  la  Ville  Rouge.  La  permanence  des  tons 
pourprés  des  maisons,  leur  architecture  pointue,  les  raidillons 
qui  chutent  entre  de  hautes  parois  de  murs  orange  déchirés  par 
des  touffes  d'aloès,  font  vivre  l'imagination  dans  une  vision  de 
métropole  mexicaine  ou  péruvienne.  Au  milieu  de  ces  maisons 
de- terre  percées  de  rares  ouvertures  sombres  qui  semblait  des 
trous  de  fourmilières,  on  voit  circuler  comme  des  termites  blancs 
mille  petits  points  clairs  qui  se*  déplacent,  se  rejoignent,  se 
croisent;  on  en  voit  dans  les  portes,  on  en  voit  à  la  file  dans  les 
sentiers  &  pic,  on  en  voit  attroupés  sur  la  route  et  au  bord  du 
lac  :  c'est  l'impression  d'une  grande  termitière  rouge  en  travail. 
Elle  est  surtout  frappante  quand  on  découvre  de  haut  le  Zoma 
(marché)  qui,  avec  son  alignement  de  toits  de  paille  d'un  gris  de 
nids  de  guùpe,  grouille  d'un  monde  blanc  de  larves  piquées  de 
tètes  noires. 

Du  haut  du  Rova  (palais),  des  suprêmes  terrasses  de  la  col- 
line de  Tananarive,  on  domine  de  toutes  parts  l'Émyrne,  qui, 
ainsi,  est  bien  «  le  pays  élevé,  d'où  l'on  voit  de  loin,  qui  est  vu 
et  découvert,  »  comme  l'indique  son  nom.  On  est  d'abord  saisi 
d'une  ivresse  grandiose  d'espace  et  de  vent  et,  dans  l'air  toujours 
claquant  de  fortes  bourrasques,  l'on  a  seulement  la  sensation 
vertigineuse  de  dominer  le  royaume  rouge  qui,  tout  nu,  s'étend 


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MADAGASCAR.  177 

3.UX  pieds  comme  ime  proie  facile  aux  conquêtes  et  aux  grands 
travaux.  Quand,  s'attachant  à  examiner  le  pays,  on  se  penche 
pour  mesurer  Tabîme  au  centre  duquel  s'exhausse  Tananarive, 
c'est  la  descente  rocailleuse  d'une  terre  usée  par  le  soleil  que 
retiennent  en  s'y  accrochant  de^  amontanas  trapus  et  des  ayiavys 
à  feuillage  épais  et  endurci  par  la  brise  :  ces  arbres  sacrés, 
admirables  par   leur   ténacité  et  la   rugosité   de  corail    qu'ils 
prennent  à  être  continûment  baignés  dans  les  vagues  de  ces 
vents  siliceux,  contiennent  le  Rova,  barricade    de  végétation 
nationale  à  la  colline  royale.  On  est  là  perché  comme  dans  une 
aire  de  feuillages  religieux.  C'est  à  travers  leurs  branches  qu'il 
faut  regarder  les  plaines  historiques  de  l'Ikbpaetde  Miandrarivo. 
A  l'Est,  du  côté  de  Mazoarivc,  se  convulsé  un  panorama 
.  rouge  de  terres  hérissées  et  déchirées  qui  semblent  saigner,  plus 
vif  chaque  fois  que  le  soleil  sortant  d'une  nuée  d'orage  s'abat 
sur  le  sol,  y  donnant  de  vrais  coups  de  griffe  de  feu.  Par  del^ 
des  villages  arrondis  comme  de  grands  plats  de  terre  cuite  dans 
leurs  enceintes  ocreuses,  monte  une  colline  écarlate  où  les  sen- 
tiers s'incrustent  en  grenat,  où  les  talus  des  terrasses,  les  murs 
d'enclos,  les  saillies  des  maisons  s'accusent  dans  un  relief  pourpre. 
Seuls  des  bananiers  effilochés,  de  maigres  rizières  avec  un  dessin 
^^  pièce  de  tapis-mendiant,  des  vergers  de  lourds  manguiers  dis- 
^^^ïiinent  des  taches  de  végétation  olivâtre.  Le  lac  d'Ambohipo, 
^^^nx  bleu  de  granit,  s'encastre  comme  une  pierre  de  tombeali 
^*^tre  ces  tumulus  d'argile.  Les  étangs  de  Mazoarive,  couleur 
*  ^tephalte,   s'égrènent  comme  un   chapelet  de  menues  mers- 
'^^l'tes.  A  côté,  d'autres  montagnes  sont  taillées  à  la  hache^  cre- 
^^^sées  de  grandes  balafres  où  semble  s'être  caillé  ce  sang  de  la 
^^ï^«  ardente,  ou  bien  ravinées  de  nuances  dorées  ou  cuivrées 
^^iv-ant  l'œuvre  d'érosion.  Et  par  delà  des  carrières  éventrées, 
^^     soulèvent  comme  d'immenses  ruines  mexicaines  des  blocs 
*^^^sifs  de  brique,  de  grandes  falaises  orangées  à  pic,  avec  des 
^^tk:rures  dans  les  remparts  comme  un  travail  sauvage  et  brutal 
^  attaque  et  de  brèches. 

De  l'autre  côté,  à  l'Ouest,  c'est  le  vaste  camp  pacifique  des 

^*î^res  qui  s'étend  jusqu'à  un  horizon  très  reculé  de  montagnes 

^^^•-^.  lignes  de  tentes  par-dessous  des  nuages  enroulés.  On  l'ad- 

^^"^"Te  en  général  quand  le  riz  a  levé  et  qu'il  roule  à  la  brise  ses 

^^ppes  vertes,  mais  il  est  plus  beau  encore  quand,  en  août,  après 

*^^   xude  labour,  se  dessine  militairement  le  réseau  des  rizières 

TOMB  xxxvii.  —  1907.  12 


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Y*i^: 


178  REVUE   DES   DEUX    itfOJNDES. 

autour  du  lac  Anosoy  hexagonal,  quand  TaUuyion  est  soulevée 
et  cassée  en  mottes  épaisses,  quand,  dans  la  terre  noire  retournée, 
les  canaux  rectilignes  luisent  comme  Tacier  des  socs.  Lentement 
la  nutritive  graminée  croit;  sur  la  plaine  rayée  comme  une  soie 
malgache  tes  semis  verts  allongent  leurs  brins,  tressent  leurs 
nuances  émeraudées  et  dorées,  au  milieu  desquelles  les  robes  dea 
indigènes  parsèment  des  points  blancs  piqués  là  dedans  comme 
les  perles  dans  les  rayures  des  très  vieux  lambas  royaux.  Et  c'est 
bien  ainsi,  comme  il  apparaît  par  le  style  des  Tanlara  ny 
andriana^  que  les  yeux  des  monarques  javanais,  aimant  con- 
templer leurs  terres  autant  qu'ils  adoraient  s'envelopper  d'étoffes 
aux  nuances  entre-croisées,  voyaient  leur  immense  et  précieux 
domaine. 

Cette  situation  privilégiée  entre  les  douze  collines  qui  se  sou- 
lèvent au  centre  de  l'Imerina  valut  à  Tananarive  d'être  choisie 
pour  capitale  par  le  roi  Andrianampoïnimerina.  Et  lui-même 
autour  d'elle  soumit  les  provinces  et,  ayant  créé  l'unité  hova^ 
fit  rayonner  la  puissance  hova.  Il  attesta  dans  cette  œuvre  un 
génie  audacieux  et  fécond  qui  sut  donner  à  son  peuple  une  pros- 
périté dans  le  travail  dont  il  garde  fidèlement  le  souvenir»  per- 
suadé qu'elle  ne  reviendra  jamais  plus.  Il  reste  dans  les  mé^ 
moires  pieuses  l'Ancêtre  entre  tous  sacré  ;  il  est  l'expression  la 
plus  haute  du  génie  d'une  race  ab&tardie,  mais  souple  et  riche  de 
miUe  aptitudes.  Sa  vie  est  l'illustration  de  ce  génie,  elle  en  fait 
mesurer  la  variété  ;  et,  en  éveillant  le  respect  pour  un  passé 
admirable,  elle  est  plus  suggestive  que  rien  autre  pour  la  médi^ 
tation  de  l'avenir. 

Il  naquit  à  Ambohimanga  (vers  1745).  L'heure,  le  jour,  le 
mois  l'annoncèrent  «  belliqueux  et  redoutable»  à  la  superstition 
de  tout  le  village.  De  tels  présages  imposent  ordinairement  à 
l'enfant  un  nom  désagréable,  choisi  intentionnellement  asses 
laid  pour  repousser  le  sort.  Il  entra  donc  dans  la  vie  avec  le  nom 
de  Ramboa^  ce  qui  veut  dire  chien^  et  dès  ses  premiers  pas, 
d'heureux  augures  se  levèrent  autour  de  lui.  De  grand b  amonr 
tanas  noirs  au  feuillage  dur,  tordant  des  branches  étendues  et 
pesantes  comme  chargées  de  passé,  portant  cimentés  entre  leur» 
racines  tortueuses  les  fondemens  des  cases  royales  et  dans  leur 
frondaison  des  nichées  d'éperviers,  oiseaux  royaux,  paraissant 
eux-mêmes  être  les  descendans  d'une  puissante  dynastie  végétale, 
ombragèrent  son  enfance  de  petit-fils  de  roi,  tour  à  tour  aussooH 


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■AIUGASGUU  119 

brie  pw  les  m^iaces  innombrables  des  sorciers  prédisant  à 
l'enfant  la  mort  dans  un  fossé  et  éclairée  par  les  paroles  des 
devinf  promettant  à  sa  virilité  le  plus  sublime  des  destins.  Il 
grandit,  sachant  qu'il  portait  «  la  bénédiction  heureuse  de  ses 
ancêtres,  »  mais  la  défendant  par  des  amulettes  sakalaves  dont 
il  était  couvert  contre  un  univers  dangereux. 

Nul  village  n'aurait  pu  mieux  qu'Ambohimanga  former  à  la 
volonté  et  à  l'orgueil  la  jeuue  âme  du  futur  roi  :  il  est  taillé  dims^ 
le  revers  d'un  grand  rocher  qui,  nu  du  côté  de  la  plaine,  hérissé 
seulement  de  erôtes  végétales,  ressemble  de  loin  «  à  la  hure 
sombrement  bleue  d'un  sanglier  qui  renifle  le  sol.  n  Sur  ce  ver* 
sent  où  les  arbres  ont  pu  pousser  parce  qu'ils  y  étaient  abrités 
de  l'alizé,  un  village,  abrité  de  l'ennemi,  a  pu  s'étager  dans  sa 
«•  forêt  bleue.  »  Inrisible  de  toutes  parts,  il  jouit  sauvagement  de 
se  savoir  caché  et  de  découvrir  toute  la  terre  jusqu'au  jisrog 
lumineux  de  l'Ankaratra  posé  sur  les  bosses  de  la  lointain» 
Émyrne,  à  l'Est,  et  jusqu'aux  mamelonnemeM  énormes  et 
(^diirs  des  horizons  sakalaves,  h  TOuest.  On  s'y  cfoit  en  forêt, 
sous  les  ombres  mobiles  des  feuillages,  mais  on  marche  sur  du 
granit  ;  dans  leur  enracinement  au  roc,  les  arbres  ont  pris  une 
dureté  minérale.  A  de  grosses  pierres  maçonnées  furent  ados- 
sées les  maisons  royales  ;  des  escaliers  fouillés  dans  le  granit 
y  accèdent,  et  de  longs  couloirs  sont  tranchés  dans  les  remparts. 
Parmi  les  vieux  arbres  des  ancêtres  qui  ont  triomphé  de  la  ma^ 
tière  ingrate,  au  sommet  des  blocs  lourds  l'enfant  respira  l'ahr 
des  cimes,  laissant  l'espace  dilater  son  âme  tandis  qu'il  avait 
au-dessous  de  soi  le  spectacle  d'ordre  et  de  hiérarchie  que  com- 
posaient les  terrasses  en  escaliers  où  se  rangeait  le  peuple,  au- 
dessous  des  palais  de  chaume^ 

Le  grand-père  s'endormit  dans  la  mort,  après  avoir  indiqué 
Romboa  comme  successeur.  Près  d'un  oncle  qui  disait  ourer^ 
tement  ne  pas^  entendre  «  ramasser  des  sauterelles  pour  les 
enfans  des  autres,  »  le  Chien  souffrit,  dans  une  tension  à  ne 
jamais  se  départir  de  sa  méfiance  et  à  tenir  prête  une  inépuisable 
ressource  de  ruses.  Parce  qu'il  sut  s'arrêter  h  temps  pour  s'êter 
une  épine  du  pied  et  se  dérober  négligemment,  il  revint  sain 
et  sauf  de  promenades  où  son  oncle  avait  décidé  de  le  lancer 
dons  l'atome  ou  de  l'enfoncer  dans  une  rizière.  La  garde  invisible 
d'un  peuple  fidèle  aux  volontés  de  son  grand-père  et  qu'il 
sentait  dévoué  à  son  enfance  harcelée,  encourageait  son  talent  à 


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180  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

défendre  sa  vie.  Un  jour  que  Toncle  excédé,  décrétant  ouverte- 
ment sa  mort,  fit  porter  à  sa  case  le  cercueil  d'argent  qui  devait 
contenir  ses  restes,  on  ne  trouva  plus  Raniboa.  Loin  d'Âmbohi- 
manga,  s'étant  exilé  lui-môme,  il  errait  dans  la  plaine.  Or  il 
advint  qu'il  s'arrêta  près,  d'une  rizière  et  qu'il  y  eut  là  un  homme 
d'Âmbohimanga  pour  lui  dire,  après  l'avoir  interrogé  :  m  Ne  t'en 
va  pas,  tu  seras  roi.  »  Une  révolution  éclata  alors  spontanément 
dans  ce  sombre  village  de  pierre  où  sous,  la  royauté,  une  con- 
spiration emmêlait  depuis  longtemps  de  secrètes  racines.  Le 
Ghien  fut  sacré  roi.  Dans  l'ombre  de  son  avènement,  il  y  eut 
des  meurtres  :  un  de  ses  oncles,  suspect  de  lui  avoir  été  défavo- 
rable, précipité  de  son  lit,  fut  maçonné  dans  un  tombeau  ;  et  le 
peuple  révolté  tira  une  cruelle  vengeance  du  roi  découronné. 
Elle  était  close  la  douloureuse  période  de  sa  vie  que  Ramboa 
décrivait  de  la  sorte  sur  un  rythme  de  lamentation:  «  Il  m'a  fallu 
balayer  l'emplacement  environnant  la  maison.  Il  m'a  fallu  lutter 
contre  ceux  qui  assiégeaient  ma  porte  pour  installer  mon  mé- 
nage. J'ai  vomi  et  le  foie  et  le  fiel  avant  de  pouvoir  acquéril*  ce 
que  je  possède.  J'en  ai  vu  de  dures,  et  j'ai  mangé  la  chair  et 
bu  le  sang  d'animaux  inconnus.  » 

Ramboa  roi,  ainsi  était  accomplie  la  volonté  de  l'aïeuL,  qui  le 
premier  avait  eu  pour  rêve  l'unification  de  l'Émyrne,  le  groupe- 
ment de  toutes  les  collines  puissantes  arrondies  en  cercle  sur 
le  plateau,  et  dont  les  roitelets  ne  cessaient  de  guerroyer  pour 
se  voler  les  troupeaux.  C'était  non  seulement  le  rêve  de  laïeul, 
mais,  pour  ainsi  dire,  la  traditionnelle  aspiration  du  village 
même,  qui,  ayant  déjà  réussi  en  soi  une  concentration  de  coteaux» 
souhaitait  centraliser  la  contrée. 

Derrière  les  cases  royales,  au  sommet  d'Ambohimanga,  il  est 
un  endroit  où  les  arbres  reculant  devant  un  précipice,  l'on  se 
trouve  soudain  par-dessus  l'abime  en  face  d'un  pays  immense  : 
des  vallées  descendent  sur  la  plaine  avec  des  inclinaisons  dé 
lignes. symétriques,  les  mamelons  répètent  des  formes  iden- 
tiques dans  des  ombres  égales  ;  les  collines  courbes  se  subordon- 
nent dcms  une  harmonie  profonde;  les  villages  qu'on  aperçoit 
sur  les  hauteurs  dans  leurs  enclos  d'argile  occupent  une  place 
analogue  :  tout  concorde  au  spectacle  d'une  admirable  unité  de 
terre.  La  nudité  de  l'espace  invite  l'âme  à  le  posséder;  la  dis- 
tance s'efface,  tant  la  limpidité  de  l'air  met  le  rêve  à  portée  de  la 
main.  Le  rouge  avec  ses  chatoiemens  illumine  le   cœur  d'une 


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MADAGASCAB.  181 

convoitise  royale.  Cependant,  des  papangues  montent  des  pro^ 
fondeurs,  montent  et  bercent  au  ciel  de  grands  vols  circulaires 
avec  la  satisfaction  de  planer  sur  un  pays  clair  en  y  guettant 
obliquement  la  proie...  Sur  ce  rocher,  Andriana  venait  souvent 
méditer,  le  regard  bondiss^mt  par-dessus  l'étendue  passive  pour 
se  fixer  passionnément  à  la  colline  obscurcie  en  bleu  par  la  dis- 
tance juste   vis-à-vis   Ambohimanga.   Ce  rocher  bleu    parmi 
dautres  rochers  bleus,  cette  Tananarive  qu'on  appelait   alors 
Alamanga,  il  fallait  se  Tallier  avcmt  d'entreprendre  l'unification 
du  reste...  En  vérité,  nul  spectacle  n'est  plus  propre  à  enivrer 
l'ambition  et  à  la  précipiter  à  l'action  :  cependant,  sept  ans,  pa- 
tiemment, il  prépara  son  œuvre,  se  faisant  des  alliés  des  roite- 
lets de  l'Émyrne,  garcmtissant  par  des  forteresses  l'Ouest  et  le 
Nord  contre  les  attaques  des  Sakalaves  et  des  Sihanakas,   se 
composant  un  conseil  judicieux  et  sûr  de  douze  chefs.  Lorsque 
les  Dieux  et  les  Ancêtres  eurent  indiqué  à  Ramboa  que  l'heure 
était  venue  de  laisser  son  rêve  longtemps  contenu  s'avancer  sut* 
la  plaine,  enhardis  par  leurs  amulettes  sakalaves,  rampant  sous 
ies  broussailles  aux  pentes  boisées  de  Tananarive,  les  guerriers 
d*Ambohimanga,  invisibles,  surprirent  la  ville.  La  petite  vérole 
y  sévissait,  qui  bientôt  décima  les  conquérans;  et  Tananarive 
fuft  perdue.    Mais  le    siège  recommença  :  du  rocher  chauve, 
pendant  trois  mois,  tous  les  jours,  Andriana  surveilla  de  loin 
inaction  de  ses  dévoués  soldats  Tsimahafotsys.  Quand,^du  fond  de 
l'horizon  bleuâtre,  la  nouvelle  brillante  monta  vers  lui  que  la 
^le  avait  été  prise,  sa  poitrine  se  dilata,  il  vit  soudain  clair 
dnus  l'avenir  et  prononça  ces  paroles  qui  élargissaient  encore 
^^  destin  :  «  Ne  pillez  que  les  poulets  ;  le  royaume  est  à  moi 
^i/ous  les  Merina  sont  mes  en  fans.  » 

Maître  de  Tananarive,  il  fit  de  cette  éminence  médiane,  pro- 
^S^e  d'une  part  par  un  bloc  de  monts  effroyablement  abrupts, 
^^f  ^ndue  de  l'autre  côté  par  des  terres  si  planes  et  si  basses  au- 
^'^^sous  d'elle  que  tout  mouvement  s'y  signalait  de  loin  dans  la 
^'^xisparence  de  l'air,  la  capitale  de  toutes  les  collines  environ- 
^^^^K^tes.  Génie  d'espace,  qui  avait  choisi  l'aire  inexpugnable  avant 
^^  rayonner,  il  portait  une  ambition  qui,  analogue  au  vol  de 
^^pervier,  s'étendait  toujours  par  cercles  concentriques.  Le 
^OT?a  royal  était  ^u  milieu  de  Tananarive  ;  Tananarive  était  au 
^^^lieu  de  TÉmyrue  ;  il  fallait  que  l'Émyrne  devînt  le  milieu 
^*  Un  royaume  immense  qui  n'aurait  ((  de  limite  que  la  mer.  » 


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182  REVUE  0BS  DEUX  MONDES. 

Il  se  voyait  roi  d'une  terre  ronde  c<  au  milieu  des  tolreM  des 
eaux.  »  Il  souleva  les  Merinas  casaniers  en  d'innombrables 
guerres.  «  Il  n'y  a  point  de  forêt  que  je  n'aie  traversée^  point  de 
colline  où  je  n'aie  combattu,  point  de  montagne  que  je  n'aie 
escaladée*  »  Le  a  taureau  aux  grands  yeux,  »  comme  il  aimait  à 
se  désigner,  entraîna  ver»  les  plaines  fauves,  par  delà  les  défilés 
des  monts,  jusqu'autour  de  lacs  herbeux,  les  chai^^  de  ses 
«  vieux  taureaux  >i  qui  étaient  ses  chefs.  Et  ce  fut  Tépopée  de  la 
sagaie  à  large  pointe,  de  la  lanee  frémissante,  du  tromblon  à 
crosse  de  fer,  du  lourd  tambour  en  cuir  de  boeuf,  dont  le  mugis^ 
sèment  faisait  fuir  les  races  craintives  devant  les  peuples  du 
centre  riches  en  bétail. 

Ainsi  que  l'avait  prédit  l'augure,  le  moment  vint  oii,  du  haut 
du  Rova,  il  put  s'orienter  dans  son  royaume,  se  tourner  vers  les 
quatre   points   cardinaux    sans  sentir  son  amour  impérial  de 
l'espace  refoulé  par  quelque  frontière  hostile.  Â  l'Est,  les  Beza* 
nozanos  s'étaient  soumis,  lui  envoyant  en  hasîna  (taxe  de  sou- 
mission) ia  chaîne  d'argent  massif.  Au  Nord,   les  Sihanakas 
superstitieux  reçurent  la  loi  qu'il  leur  fit  porter  par  son  sorcier. 
Au  Sud-Est,  par  une  lutte  de  messages  imagés,  par  un  combat 
d'énigmes,  il  assujettit  le  vieux  roi  rusé  du  Vakinankaratn.  A« 
Sud,  par  la  diplomatie,  il  acquit  la  suzeraineté  des  Betsileos,  de 
ces  «  seigneurs  riches  en  bœufs  »  qui  vivent  tranquillement  an 
creux  de  leurs  longues  vallées  douces,  dane  l'ignorance  de  leurs 
richesses.  Quand  il  se  tournait  vers  l'Esté  ver»  le  siUage  ior* 
tneux  de    l'Ikopa   argenté,  il  envisageait   les  Sakalaves,  cette 
race  abondante,  batailleuse  et  fanatique,  d'une  cruauté  léges- 
daire,  qui  occupait  avec  force  tout  le  littoral  que  l'activité  arabe 
reliait  à    la  côte  d'Afrique   par  un   commerce  de  boutre»*  II 
avait  invité  leur  reine  à  monter  en  Émyrne  :  elle  était  entrée 
dans  Tananarive  au  milieu  d'une  innombrable  escorte  de  Saka^ 
laves  qui,   grands,  musclés,  n'avaient  pas  iMssé  de  terrifier 
par  leur  visage  sombre  et  arrogant  les  populations  pâles  da 
l'Émyrne.  Mais  le  peuple  d'Andriana  le   Désiré  apprit  qoe  la 
reine  de  Boina  lui  avait  apporté  en  hommage  des  canons,  dei^ 
fusils,  des  barils  de  poudre,  la  richesse  de  la  cMe.  Et  les  pay» 
s'étaient  liés.  Aux  rois  qu'il  avait  vaincus,  il  avait  demandé  ime 
fille  qu'il  avait  jointe  à  ses  épouses;  aux  roitelets  qu'il  voulait 
s'attacher,  il  avait  donné  des  nièces  en  mariage.  Ainsi  la  terre, 
circulairement,  lui  appartenait.  Et  il  put  dire  :  «  L'Imerina,  I» 


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r^-^:' 


BUDAGASCAR.  t83 

terre  et  le  royaume  sont  à  moi...  mais  je  vais  faire  la  division 
de  la  terre  en  distribuant  proportionnellement  par  lots,  afin  que 
TOUS  fassiez  mon  service  ;  ainsi  je  veux  que  vous  ayez  part  égale, 
6  mon  peuple,  je  vous  donnerai  les  vallées  et  les  marais  parce 
que  c'est  moi  le  Seigneur  de  la  Terre.  » 

Dès  lors,  après  avoir  promené  son  peuple  de  campagne  en 
eàm pagne  en  dehors  de  FÉmyrue,  il  s'appliqua,  avec  autant  de 
passion^  à  Ty  fixer  par  Tagriculture.  Le  temps  de  la  guerre  était 
qIqs;    le  sagayeur  devait  prendre  ïangady  dans  ces  grands 
champs  de  manœuvre  que  sont  les  rizières.  «  Les  guerres  sont 
£ïiies,  le  pays  est  pacifié...  et  d'ailleurs  tant  qu'il  y  aura  des 
liommes  dans  mon  royaume,  je  n'ai  peur  d^aucun  être  vivant,  tf 
Hon  seul  ennemi,  c'est  la  famine,  et  celui  qui  ne  travaille  point 
pactise  avec  l'ennemi  et  lui  ouvre  les  portes  du  pays.  »  Trans^ 
iormant  en  activité  pacifique  la  fièvre  guerrière  de  son  peupla 
encore  surexcité,  il  sut  montrer  au  Merina  la  beauté  martiale  du 
travail  :  «  Plantez  du  riz  et  mettez  beaucoup  de  fumier,  plantez 
aussi  du  manioc,  des  patates,  du  maïs...  Les  racines  de  manioc 
sont  les  colonnes  de  mon  empire,  ce  sont  mes  soldats  dans  la 
bataille  contre  la  famine,  »  Ce  fut  une  organisation  toute  mili- 
taire de  l'agriculture.  Le  chef  de  village,  comme  un  chef  de 
section,  était  responsable  du  labeur  de  ses  hommes,  devait 
régler  sévèrement  leur  vie  dans  les  sillons,  n  Si  vous  voyez  un 
individu  dormir  après  le  lever  du  soleil,  rouez-le  de  coups; 
oelui-là  n'a  pas  le  droit  de  se  reposer,  qui  n'est  pas  capable  de 
planter  un  pied  de  manioc.  »  Tous  les  Merina,  à  cinq  heures 
du  matin,  étaient  debout  dans  les  rizières.  La  loi  avait  prévu 
Wft  cas  de  désertion  :  «  Si  un  homme  veut  changer  de  champs» 
ce  sont  des  prétextes  pour  ne  rien  faire  ;  tous  Jies  champs  de 
mon  royaume   se  valent  ;  les  Merinas  sont  des  œufs  qui  ne 
doivent  pas  changer  de  couveuse.  »  Afin  dé  demeurer  en  relation 
constante  avec  le&  troupes  de  sa  grande  armée  agricole,  il  avait 
ii^stitué  des  inspecteurs  qui  faisaient  des  tournées  générales  et 
^  renseignaient  sur  les  cours  des  marchés  dans  lès  villages. 
S'ils  avaient  monté,  il  convoquait  le  fokon'  olona  :  «  Vous  ne 
Hvaillez,  pas,  les  vivres  sont  hors  de  prix  chez  vous  ;  si  les 
^urs  ne  baissent  pas  rapidement,  je  vous  fais  pilier  par  mes 
^Idatg.  »  Comme  exercices  destinés  à  assouplir  et  à  stimuler 
les  énergies,  il  avait  créé  les  paris  agricoles,  par  quoi  les  vil- 
■%o&  6&  provoquaient,  se  défiaient  au  travail  :  «  Si  vous  tra^ 


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tfcv. 


{84  REVUE  DBS  DEUX  MONDES. 

vâillez  plus  que  nous,  disait  Tun  à  Tau tre,  nous  sommes  des 
porcs,  qu'on  nous  lapide!  »  L'enjeu  était  un  bœuf  gi^  qu'on 
ndangedit  en  commun.  A  l'époque  des  semailles,  tous  les  ans, 
une  distribution  solennelle  de  bêches,  que  les  Merina  conser- 
vaient dans  leurs  cases  comme  une  décoration,  lui  permettait  de 
passer  lui-même  la  revue  de  ses  troupes.  Lui  qui,  gradin  par 
gradin,  avait  élevé  son  royaume,  leur  disait  en  remettant  la 
bêche  :  «  Vous  conmiencerez  par  acheter  un  poulet  de  quelques 
sous,  puis  ime  oie,  puis  un  mouton,  un  bœuf,  et,  enfin,  un 
esclave...  Si  je  vous  donnais  de  l'argent,  vous  le  dépenseriez; 
vous  achèteriez  un  lamba  qui  s'userait  vite  ;  au  lieu  de  cela,  jo 
vous  fais  présent  d'une  bêche  :  c'est  elle  qui  vous  nourrira.  » 
Gomme  il  était  resté  foncièrement  fidèle  à  la  tradition  de  rudesse 
ancestrale  au  point  d'interdire  l'accès  de  l'Émyrue  à  l'Européen, 
il  ne  cessait  de  condamner  la  vanité  du  luxe  :  «  Tu  portes  des 
bracelets  aux  chevilles  et  aux  poignets,  des  perles  et  des  rubans 
dans  les  cheveux;  mais,  dis-moi,  que  sert  de  te  parer  ainsi  si  tu 
as  le  ventre  vide?  »  Ainsi  encore,  énergiquement,  il  réagissait 
contre  la  tendance  orientale  des  Merinas  à  se  parer  avec  une  dé- 
licatesse, de  femmes.  Des  comices  immenses  rassemblaient  sur 
les  places  de  Tananarive  tous  les  cultivateurs  et  les  fruits  les 
plus  beaux  du  sol.  «  Je  n'exige  rien,  avait  dit  Andriana,  ce  n'est 
pas  un  iïnpôt;  je  suis  plus  riche  que  vous  et  n'ai  besoin  de  rien. 
C'est  un  témoignage  spontané^d'affection  que  je  vous  demande  : 
le  fruit  de  votre  travail,  rœmTe  de  vos  mains,  voilà  ce  que 
j'aime.  » 

De  tous  les  rebords  de  la  terre  les  Merinas  accouraient  à  ces 
fêtes,  dans  des  iambas  couleur  de  rouille,  la  chevelure  cou- 
ronnée de  fleurs  écarlates,  de  feuilles  et  de  lianes;  les  femmes, 
aux  tresses  lisses  et  lourdes,  venaient  dans  leurs  voiles  blancs, 
laissant  pendre  de  leurs  doigts  des  grappes  pâles  de  daturas  ;  les 
mains  des  enfans  étaient  pleines  de  corolles  rosées.  Dans  un 
palanquin  on  voyait  une  fois  arriver,  soutenu  par  huit  hommes, 
une  racine  de  manioc  énorme  qu'avait  obtenue  l'effort  d'un  plan- 
teur. Lessobikas  de  paille  déversaient  en  piles  sur  les  nattes  fines 
toutes  les  variétés  précieusement  maniées  du  riz  madécasse,  les 
oranges,  les  ananas,  les  mangues,  les  fruits  qui  mûrissent  avec 
les  couleurs  orangées  de  l'aurore  cl  ceux  qui  ont  l'éclat  sombre 
du  soleil  couchant  sur  la  terre  pourpre.  Au  milieu  d'un  peuple 
fervent  qui,  suspendant  son  bavardage  bruissant,  courbait  le 


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MADAGASCAR.  V  485 

dos  en  salutation  devant  son  passage,  Andciana  le  Désiré  distri- 
buait des  cadeaux,  un  pot  de  miel,  un  chapeau  rouge,  un  lamba. 
Du  haut  du  rocher  d'Andohalo  d*où  il  surgissait  «.  comme  un 
taureau  sur  la  plaine,  »  il  parlait  à  la  foule  :  «  Bravo!  vos 
femmes  et  vos  enfans  n'auront  pas  le  ventre  vide!  Il  n'y  a  rien 
Je  tel  que  d'être  plein!  »  Et  il  célébrait  avec  force  la  santé:  «  Je 
suis  heureux  de  vous  voir  luisans  et  gras,  bien  ronds  et  bien 
pleins,  ronds  et  forts.  »  Cét^italord»  qu'il  sentait  que  la  plaio» 
de  rikopa  était  vraiment,  dans  sa  fécondité,  «  le  Ventre  de  l'Ime^ 
rina,  »  et  que  sa  royauté,  s'éievant  puissante  et  pleine  sur  l'éten- 
due de  la  terre  malgache,  était  vraiment  la  «  Bosse  du  Bœuf.  » 

Il  jouit  physiquement  de  cette  domination  qu'on  tient  à  l'or- 
dinaire pour  le  privilège  moral  des  souverains:  du  haut  du  Rova, 
il  domina  son  peuple  sur  une  immense  superficie;  il  put  le  voir  au 
travail' jusqu'aux  horizons,  semé  en  mille  petites  taches  blanches 
sur  les  rizières  qui  reflètent  la  lumière  bleue  du  ciel;  il  put  con- 
templer au-dessous  de  lui  la  paix  et  le  bonheur  de  rÉm}nrne.  Il 
aima  se  sentir  «  le  Père  des  Merinas,  »  se  dire  qu'il  rendait 
«  son  peuple  heureuif,  »  et  qu'il  était  le  '<  Désiré  de  l'Émyrne;  » 
après'  la  loi  du  travail,  il  lui  avait  donné  la  loi  d'amour.  HisKut: 
(c  Un  arbre  seul  ne  fait  pas  la  forêt...  Un  homme  seul  ne  peut  pas 
bâtir  un  tombeau,  ))  il  avajt  ordonné  que  pauvres  et  riches  s'as- 
sociassent pour  aider  celui  qui  élève  sa  maison  ou  coustruit  uh 
tombeau,  que  le  riche  laissât  Tindigent  jouir  de  sa  maison  et  de 
9on  riz,  que  toute  inimitié  disparût  devant  la  mort.  Au  bas  du 
Hova,  sous  des  toits  en  bambou  vivaient  dans  la  tranquillité  ses 
tribus   d'esclaves,   les    descendans    des   Vazimbas  crépus    qui 
avaient  cédé  &  l'audace  et  à  Tingéniosité  des  Merinas  la  richesse 
des  terres.   Il  savait  respecter  et   admirer  en  eux  le  legs  du 
temps  :  «  Ils  sont  à  la  fois  héritage  et  conquête  ;  ils  sont  comme 
des  bijoux  qui  vous  viennent  des  ancêtres ,  comme  un  lamba 
épais  qui  protège  contre  le  froid  et  la  gelée;  quand  il  fait  chaud, 
ils  sont  comme  une  couche  moelleuse  sur  laquelle  on  goûte 
le  repos;  ils  sont  un  ornement  et  une  gloire.  »    . 

Ce  qui  l'empêcha  toujours  de  se  griser  de  sa  grandeur  et  de 
8e  pervertir  en  ces  caprices  tyranniques  et  cruels  où  ses  descen- 
dans  trouvèrent  l'impopularité  et  la  mort,  ce  fut  la  merveil- 
leuse conscience  qu!il  garda  de  la  mission  du  roi  :  la  royauté 
e8t  un  héritage  laissé  par  une  vénérable  série  d'ancêtres  qui  se 
Confondent  dans  le  lointain  des  temps  avec  des  dieux  sévères  et 


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~1P^1^^ 


166  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

bienfaisans;  son  but,  c'est  le  bonheur  du  peuple.  <(  Quand  le  roi 
est  mauvais,  la  terre  se  couvre  de  longues  herbes.  »  Le  souverain 
appartient  au  peuple  :  «  Il  n'a  ni  parens,  ni  frères,  ni  sœurs  ;  ceux 
qui  approuvent  les  lois  sont  ses  parens.  »  Sa  famille  est  grande: 
<(  Il  ne  faut  pas  imiter  Je  petit  insecte  qui  ne  connaît  que  le  trov 
par  où  il  peut  pénétrer  :  ne  fais  pas  comme  celui  qui  n'est  sen*- 
eible  qu'aux  souffrancjes  de  ses  enfans.  »  Mais  tous  doivent  se 
courber  devant  son  autorité  sublime  :  «  On  ne  peut  pas  faire 
avec  lui  comme  le  son  je  qui  veut  dépasser  le  bananier,  ou 
comme  le  rejeton  qui  veut  dépasser  Tarbre  qui  Ta  produit;  on 
ne  saurait  mettre  des  bornes  à  son  autorité^  car  c'est  à  lui 
qu'appartiennent  et  la  terre  et  le  royaume.  » 

Ce  monarque  orgueilleux  qui  vivait  dans  la  contemplation 
quotidienne  d'une  race  qu'il  jtvait  faite  pacifique,  laborieuse  et 
riche,  dans  le  souvenir  de  ses  conquêtes  ascendantes,  dans  la 
vision  d'un  agrandissement  progressif  de  son  royaume  jusqu'à  la 
mer,  habitait,  sur  la  terrasse  du  Rova,  parmi  des  arbres,  une 
petite  case  en  bois  dont  l'intérieur  était  noirci  par  la  suie. 
'  C'est  dans  cette  demeure  sombre  et  vide  comme  un  tombeau 
qu'un  soir,  sentant  que  «  la  maladie  allait  fixer  son  sort,  »  Ân- 
driana  convoqua,  autour  de  son  grand  lit  perché,  ses  femmes  et 
ses  enfans  et,  s'adressant  à  Radama,  dit:  «0  mon  fils  atnél 
Comme  tes  traits  me  charment  !  Tu  ne  ressembles  pas  aux  autres 
hommes!  On  dirait  un  dieu  descendu  du  ciel!...  Je  ne  meurs 
pas  dès  lors  que  tu  vis,  car  j'ai  en  toi  un  taureau  digne  de  me 
succéder...  0  Radama!  voici  que  nous  deux  nous  sommes  inti* 
mement  unis.  Ne  sois  donc  pas  un  indigne  successeur  d'un  père 
parfait  et  de  nos  ancêtres,  car  cette  terre  ne  nous  appartient  pas» 
mais  elle  nous  a  été  donnée  par  Dieu  I  »  Il  affirmait  sa  survi« 
vance  :  «  Les  morts  ont  des  successeurs,  et  les  vivans  repro^ 
duisent  leurs  images  en  enfantant  des  remplaçans.  » 

Ce  que  nous  montre  le  règne  d'Andrianampoïnimerina,  ce  que 
Tananarive,  ville  qui  s'échelonne  par  gradins  de  maisons  su-* 
perposant  leurs  terrasses  jusqu'au  palais  de  la  Reine,  révèle 
d'une  leçon  puissante  et  méthodique,  c'est  la  passion  instinctive 
de  l'imagination  et  de  l'esprit  hovas  à  tout  concevoir  en  hauteur, 
en  étages,  en  amphithéâtre.  La  rizière  hova,  en  escalier  de 
plates-bandes,  s'élève  jusopi'au  coteau  que  commande  la  haute 
case  de  boue  avec  son  balcon.  On  voyait  en  ville,  près  des  mai- 
sons, des  terrasses,  —  fijéréna,  —  où,  au  déclin  du  jour,  les  ci- 


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MADAGASCAR.  187 

tadins   aimaient    à   s'asseoir   pour    regarder  au-dessous  d'aux. 
L'ambaniandre  (1)  a,  pour  ainsi  dire,  i'&me   d'un  habitant  de 
jardins  suspendus  :  il  éprouve  une  très  douce  satisfaction  intel- 
lectuelle à  se  sentir  au-dessus  du  niveau  de  la  plaine,  k  voir  les 
Biouvemens  des  gens  ou  les  jeux  de  la  lumière  se  déplacer  sur 
U  terre.  Porté  dans  le  filanzane,  il  domine  encore  le  sol  qu'il  ne 
touche  pas  des  pieds,  ce  sol  de  l'tle  où  il  monta  aux  cirques  les 
pl\i8  élevés.  ='*• 

Quand  les  Hovas  se  réunissent,  il  est  curieux  de  les  regarder 

se  ranger  d'instinct  en  amphithé&tre.  Qu'il  s'agisse  d'un  bœuf 

fu'oB  va  immoler  sur  une  pelouse,  ils  ne  se  disposeront  pas 

en  cercle   autour  du  spectacle,   mais  ils   vont    asseoir  leurs 

lambas  clairs  l'un  au-dessous  de  l'autre,  au  caprice  pittoresque 

A'un  versant  de  colline,  parmi  des  roches  et  des  arbustes,  et 

s'immobilisent  dans  cet  ordre  oti  on  les  sent  goûter  le  plaisir  de 

^  voir  étages  en  rangs  de  cirque.  De  même,   quand  on  va 

ehanger  de  tombeau  les  restes  des  ancêtres,  les  amis  conviés  par 

la  famille  recherchent  la  pente  d'un  coteau  pour  assister  de 

haut  aux  danses  de  l'adieu.  ATananarive,  qu'un  rassemblement 

se  produise  en  pleine  rue,  on  note  qu'immédiatement  les  enfans 

Tont  formel  un  premier  gradin,  les  adolescens  et  les  feminés  un 

second,  et  les  grands  vieillards  un  troisième.  Lorsque  le  dimanche; 

les  ramatoas  vont  entendre  la  musique  à  la  place  d'Andohalo; 

^  perçoit  le   bien-être,    quasi    artiste,  qu'elles  ressentent  à 

8  asseoir  l'une  au-dessus  de  l'autre  et  k  écouter,  en  ramenant 

«  une  main  sur  le  visage  orangé  un  voile  bleu  pâle  ou  vert  tendre, 

'^   harmonies    d'orchestre    qui   montent    en     superpositions 

aériennes.  L'imagination,  pour  ainsi  dire,  amphithéfttrale  des 

Hovas  a  conçu  le  tombeau  à  l'image  de  la  maison,  de  la  rizière, 

de  la  ville  :  il  est  formé  par  teois  terrasses  surajoutées  au-dessus 

desquelles  se  dresse  une  large  dalle.  Là,  dori::?nt  les  générations 

jûae  au^essous  de  l'autre,  tandis  que  leurs  ombres  séjournent 

™^  J*une  des  trois  zones  circulaires  qui  s'étagent  autour  d'une 

'"^'^«agne  sacrée  de  la  forêt  du  Sud. 

A.  Cette  vision  architecturale  des  choses  correspond  une  men- 

,        foncièrement  éprise  de  hiérarchie  :  comme  la  ville  hova 

^  .^^^  escalier  de  maisons,  la  société  est  une  échelle  de  classes, 

^^iste  un  rapport  si  étroit  entre  la  structure  de  la  ville  et  la 


»)  ïsr 


om  noble  du  Hova;  littéralement  celui  qui  ett  tou$  le  eiel. 

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i88  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

structure  sociale  qu'à  Ambobimanga,  —  le  Versailles  de  la  race 
hova,  —  les  maisons  étaient  échelonnées  d'après  le  rang  social  des 
habitans.  On  comptait  trois  classes  :  celle  des  princes,  celle  des 
nobles  et  celle  des  esclaves,  enfermée  chacune  dans  des  bornes 
infranchissables.  Dans  Tarmée,  dans  le  fonctionnarisme  les 
Hovas  ont  institué  les  honneurs  qui  établissent  des  gradins  :  ces 
honneurs  s'étageaient  jusqu'au  nombre  treize.  Les  titres  com- 
poi^tèrent  toujours  une  idée  de  hauteur  par  rapport  au  ciel  :  ce 
sont  «  les  fils  d'en  haut,  >>  a  les  fils  de  haut  rang,  »  «  ceux  qui 
sont  sous  le  ciel.  »  Le  roi  tenait  le  suprême  échelon  :  «  Tout 
le  royaume  est  une  échelle,  dit  une  poésie  hova,  qui  ne  fait  pas 
broncher  et  qui  ne  fatigue  pas  celui  qui  la  monte.  » 

Ce  penchant  à  aimer  ce  qui  se  dispose,  s'édifie  et  se  classe 
par  étages,  on  le  retrouve  encore  dans  l'habitude  malgache  de 
citer  et  d'évoquer  toujours  les  ancêtres  :  ils  se  conçoivent  pour 
ainsi  dire  en  amphithéâtre  dans  le  temps.  Au-dessus  de  lui,  le 
Hova  place  l'aïeul  et  il  sait  le  nom  de  celui  qui  a  précédé 
Taïeul  :  marche  à  marche,  il  remonte  Tescalier  généalogique. 
Voyez  quelle  architecture  de  souvenir  représente  le  discours 
d'éloge  que  le  peuple  devait  prononcer  à  voix  basse  quand  la 
Reine  traversait  la  ville  :  «  C'était  d'abord  l'énumération  des 
ancêtres  de  la  Reine,  qui  est  la  représentante  de  Radama  1®', 
d'Impoïna,  de  Ralambo  et  de  toute  la  race  des  anciens  rois  ;  on 
invoque  sous  le  nom  d'Andriamanitra  a  le  prince  odoriférant  et 
créateur  »  pour  qu'il  bénisse  la  Reine  ;  on  implore  avec  lui  les 
douze  souverains,  les  douze  villes  sacrées  de  l'Imerina,  le,  so- 
leil, la  lune  et  les  étoiles  et  les  idoles  désignées  chacune  par 
son  nom.  »  C'est  encore  ce  goût,  cette  mégalomanie  d'amphi- 
théâtre qu'on  retrouve  dans  son  amour  des  nombreuses  familles 
qui,  couche  par  couche,  élèvent  le  monument  de  la  race,  dans 
son  désir  de  la  fortune  qui  se  constitue  par  la  superposition 
des  économies  quotidiennes  comme  la  grande  ville  Tananarive 
s'est  constituée  par  la  superposition  d'humbles  cases,  et  enfin 
dans  cette  religion  superstitieuse  du  «  Progrès  »  oii  il  voit  un 
continuel  travail  de  structures  venant  s'élever  sur  ce  qu'ont 
bâti  les  ancêtres,  ime  architecture  du  temps. 

Marius-Ary  Leblond. 


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^W^^" 


LE 

MARTYRE  D'UN  POÈTE 


mCOUia  LENAU  BT  SOPHIE  LŒWENTHAL  (1) 


Il  semble  que  la  partie  autrichienne  do  la  liltérature  alle- 
^^'^^cle  ait  surtout  attiré  l'attention  de  la  critique  française  :  car 
*^  littérature  allemande  a  encore  ses  provinces,  et  le  môme  es- 
V^t  ne  règne  pas  en  Prusse  et  en  Autriche,  en  Souabe  et  sur  les 
*^ords  du  Rhin.  L'Autriche  a  donné  à  TAllemagne,  au  siècle 
dernier,  deux  grands  poètes,  le  poète  dramatique  Grillparzer  et 
'fi  poète  lyrique  Lenau.  M.  Ehrhard  a  écrit  sur  Grillparzer  un 
beau  livre,  qui  a  été  traduit  en  allemand.  Lenau  a  été  l'objet  do 
deux  thèses  de  doctorat,  celles  de  M.  Roustan  et  de  M.  Reynaud, 
l'iuie  plus  biographique,  l'autre  plus  philosophique,  l'une  et 
ra.ulre  très  étudiées  et  très  approfondies  en  leur  genre.  Précé- 
ûbinment  déjà,  M.  André  Theuriet  avait  analysé,  avec  sa  péné- 
tration habituelle,  le  génie  lyrique  de  Lenau;  il  avait  même 
accompagné  son  étude  d'élégantes  traductions  en  prose  et  en 
vers  (2).  Aussi  n'est-ce  point  sur  les  caractères  de  la  poésie  de 
Lenau  que  nous  avons  l'intention  de  revenir  ;  nous  voudrions 

W  Lenau  und  die  Familie  LOwenthalf  BtHefe  und  Gespràche^  Gedichte  und 
EntioUrfe^  mit  BewilUgung  des  Freiherrn  Arthur  von  Lôwenthal;  Ausgabe,  Einlei- 
^^9  Ufid  Anmerkungen  von  Prof.  Dr.  Eduard  Castle;  Leipzig,  1906.  —  Mesalliirt, 
J^^ung  aus  dem  Nachlasê  von  Sophie  LÔventhal-Kteyle,  mit  Bewitligung  des 
iTtf^!^  ^^^^^^  ^^^  Lôvoenthal,  herausgegeben  ton  Prof.  Dr.  Eduard  Castle  ; 
1906. 


W   Vo^es  la  Bévue  du  !•'  septembre  1878. 


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190  RIfiyUE  DBS   DEUX  MONDES. 

nous  arrêter  seulement  sur  un  des  derniers  épisodes  de  sa  vie, 
ses  relations  avec  Sophie  Lœwenthal,  qui  furent  sinon  la  cause, 
ou  Tune  des  causes,  du  moins  le  prélude  de  sa  folie. 

Une  partie  des  Lettres  à  Sophie  avait  déjà  été  insérée  dans  la 
copieuse  et  un  peu  confuse  biographie  de  Lenau,  faite  par  son 
beau-frère  Antoine  Schurz,  et  publiée  en  4858.  Plus  tard, 
en  1891,  le  poète  médecin  Frankl  retira  des  papiers  de  Sophie 
une  série  de  billets  que  Lenau  adressait  à  son  amie  après  une 
visite  ou  une  promenade,  ou  le  matin  au  réveil,  ou  la  nuit  aux 
heures  d'insomnie,  ou  encore  en  voyage,  des  billets  qu'il  lui  re- 
mettait selon  l'occasion,  el  auxquels  elle  répondait.  C'est  une 
sorte  de  conversation  à  distance,  à  laquelle  il  ne  manque  que 
les  réponses,  un  journal  intime  dans  lequel  le  poète  déverse, 
avec  une  entière  sincérité,  toute  sa  passion  et  toute  son  amer- 
tume. Mais  les  deux  publications,  même  celle  de  Frankl, 
offraient  des  lacunes.  Le  professeur  Édoucurd  Castle  nous  donne 
aujourd'hui  un  texte  complet  des  confidences  de  Lenau;  il  y 
joint  des  extraits  d'un  journal  que  Sophie  rédigea  pendant  deux 
années  de  sa  jeunesse.  Enfin  nous  avons  l'unique  ouvrage  de 
Sophie  Lœwenthal,  son  roman  qui  jusqu'ici  était  resté  inédit,  et 
qui  donne  la  mesure  de  son  goût  littéraire.  Nous  savons  donc, 
sur  son  esprit  et  son  caractère,  et  sur  ses  relations  avec  Lenau, 
tout  ce  que  nous  saurons  jamais;  mais  ce  que  nous  savons 
suffit  pour  nous  faire  voir  ce  qui  se  passait  dans  l'ftme  du  pauvre 
poète  pendant  ces  années  de  martyre  où  sombra  son  intelli^ 
gence. 

I 

Au  mois  d'octobre  1833,  Lenau  revenait  à  Vienne,  où  il  avait 
fait  une  partie  de  ses  études.  Jusque-là,  selon  sa  propre  expres- 
sion, c'était  «  le  démon  de  l'inconstance  »  qui  avait  déterminé  sa 
carrière.  Né  à  Csatad,  en  terre  hongroise,  mais  de  parens  alle- 
mands, il  avait  vécu  tour  à  tour  à  Peslh,  à  Tokay,  à  Vienne,  à 
Presbourg,  selon  les  besoins  de  sa  famille,  qui  était  pauvre;  et  il 
s'était  occupé  successivement  de  philosophie,  de  droit,  de  méde- 
cine, même  d'agronomie,  sans  fixer  son  esprit  sur  aucune  étude 
spéciale.  Puis  il  s'était  affilié  à  la  petite  école  poétique  de 
Souabe,  dont  le  siège  principal  était  à  Stuttgart;  il  avait  trouvé 
là  une  revue,  le  Morgenblatt,  et  un  éditeur,  Cotta.  Après  un 


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LE   MARTTRB   d'uII   POÈTE.  191 

voyage  en  Amérique,  où  il  avait  laissé  sed  dernières  illusions  et 
même  une  partie  de  sa  fortune,  il  s'était  encore  une  fois  arrêté  à 
Stuttgart,  où  rattachaient  désormais  de  vives  admirations  et  de 
chaudes  amitiés.  Enfin,  toujours  poussé  par  le  même  démon, 
il  revenait  à  Vienne,  son  autre  patrie  littéraire,  précédé  cette 
fois  d'une  réputation  qui  s'étendait  peu  à  peu  à  toutes  les 
régions  de  TAUemagne. 

Lenau  avait  trente  et  un  ans.  Il  venait  de  publier  son  pre«- 
mier  volume  de  poésies  chez  Cotta.  Il  s'occupait  de  la  composi- 
tion de  Faust;  il  entrait  dans  sa  période  de  maturité  féconde. 
FrankI,  un  des  hommes  qui  l'ont  le  mieux  connu,  trace  de  lui 
le  portrait  suivant  :  «  Lenau  était  petit  et  trapu  ;  il  avait  la  dé- 
marche lente,  presque  paresseuse,  et  la  tête  penchée  en  avant, 
comme  s'il  eût  cherché  quelque  chose  par  terre.  Tous  ses  traits 
avaient  un  air  de  noblesse.  Le  front  était  pâle,  large  et  haut) 
encadré  de  cheveux  bruns,  peu  abondans,  collés  aux  tempes. 
Dans  les  momens  d'émotion,  on  pouvait  voir  une  veine  irritée 
courir  de  haut  en  bas  sur  ce  front...  Ses  grands  yeux  bruns, 
sous  l'empire  de  la  passion,  brillaient  d'un  feu  sombre,  puis, 
soudain  apaisés,  s'arrêtaient  mollement  sur  celui  avec  lequel  il 
s'entretenait  de  questions  sérieuses  concernant  l'art  et  la  vie.  La 
bouche,  largement  fendue,  plutôt  sensuelle  que  noble,  était 
ombragée  d'une  moustache;  il  fallait  que  le  menton  fût  tou- 
jours <c  lisse  conmie  du  velours.  »  Le  nez,  qui  tombait  droit  sur 
la  bouche^  était  d'un  beau  dessin.  Le  vêtement  était  toujours 
simple  et  correct.  Lenau  n'éprouvait  pas  le  besoin  de  parler, 
comme  c'est  souvent  le  cas  chez  les  gens  d'esprit  capables  de 
donner  à  leurs  idées  un  tour  artistique.  Mais  lorsqu'il  était 
entraîné  par  un  sujet  qui  le  passionnait,  il  pouvait  parler  lon* 
guement,  non  sans  énohcer  de  grandes  pensées.  La  voix  était 
alors  lente  et  claire,  les  images  frappantes,  le  tour  original  et 
incisif.  Il  aimait  à  faire  des  poses,  quand  il  développait  une 
idée,  et  des  bouffées  de  fumée  s'échappaient  de  ses  lèvres,  avant 
qu'il  reprit  son  discours.  Alors  il  accompagnait  ses  paroles  d'un 
singulier  mouvement  des  sourcils,  qui  se  relevaient  et  se  con-» 
tractaient^  et  il  roulait  des  yeux,  comme  s'il  voulait,  par  cette 
mimique,  souligner  l'importance  de  ce  qu'il  disait,.,  Il  parlait 
un  pur  allemand,  sans  accent  hongrois  ni  dialecte  autrichien  (1).  n 

(i)  Zur  Biographe  Nikûlaui  Lenau%  Vienne,  iS86,  p.  •• 


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mmf^ 


192  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Ce  portrait,  tracé  d'une  main,  bien  veillante  et  d'une  main  de 
poète,  sembellirait  singulièrement  si  Ton  interrogeait  les 
femmes  qui  avaient  connu  Lenau  à  Stuttgart.  «  Le  cœur  me 
battait,  dit  Tune  d'elles,  comme  dans  l'attente  des  joies  de  la 
veille  de  Noël,  lorsque  j'entrai  dans  le  salon  où  devait  paraître 
Lénau.  La  maîtresse  de  maison  me  mena  au-devant  de  lui,  et 
je  levai  timidement  les  yeux  sur  cette  belle  tète,  sur  ce  visage 
expressif...  »  Elle  parle  «nsuite  de  «  ce  front  noble,  presque 
royal,  »  que  sillonnent  les  rides  de  la  pensée  et  de  la  passion,  de 
ces  yeux  «  dont  elle  a  senti  le  regard  jusqu'au  fond  de  l'ftme ,  » 
de  ce  qu'il  y  a  dans  tout  l'être  à  la  fois  de  doux  et  de  puissant  (1). 
Schwab  assurait,  au  dire  de  sa  femme,  que  ses  poésies  lui  plai- 
saient mieux  quand  elles  étaient  récitées  par  Lenau.  Justinus 
Kemer  et  Karl  Mayer  le  consultaient  et  lui  soumettaient  leurs 
œuvres.  Seul  Uhland,  l'écrivain  le  plus  distingué  de  l'école, 
esprit  ferme,  lucide  et  pondéré,  se  tenait  un  peu  à  l'écart;  tout 
en  reconnaissant  le  génie  de  Lenau,  il  était  choqué  de  ses  airs 
fantasques  et  des  soubresauts  de  son  humeur  capricieuse. 

Le  rendez-vous  ordinaire  du  monde  littéraire  était  la  maison 
Bartmann-Reinbeck.  Le  conseiller  Hartmann  était  un  person- 
nage considérable  dans  la  ville  ;  il  joignait  la  distinction  de 
l'homme  de  cour  à  la  bonhomie  proverbiale  du  Souabe,  il  garda 
jusqu'à  l'extrême  vieillesse  la  lucidité  de  son  esprit  et  l'affabi- 
lité de  ses  manières.  Il  avait  reçu  la  visite  de  Gœthe,  de  Jean- 
Paul,  de  Schelling,  de  Tieck.  L'aînée  de  ses  quatre  filles, 
Emilie,  avait  épousé  George  de  Reinbeck,  un  veuf  qui  avait  près 
de  trente  ans  de  plus  qu'elle.  Reinbeck  était  originaire  de  Berlin; 
il  avait  d'abord  enseigné  l'allemand  et  l'anglais  k  l'École  supé- 
rieure et  au  Corps  des  pages  de  Saint-Pétersbourg,  et,  à  son 
retour  de  Russie,  il  avait  été  nommé  professeur  au  gymnase  de 
Stuttgart;  il  dirigeait  le  Morgenblatt  avec  Haug.  Ce  qu'on  re- 
mai*quait  le  plus  en  lui,  c'était  la  correction  inaltérable  de  sa 
tenue,  qui  le  rendait  presque  ridicule.  Il  avait  de  grandes 
ambitions  littéraires,  et  il  a  rempli  des  volumes  avec  ses 
drames,  ses  nouvelles,  ses  récits  de  voyage,  qu'on  ne  lisait  déjà 
pas  beaucoup  de  son  temps,  et  qu'on  ne  lit  plus  aujourd^ui. 
Sa  femme,  en  qui  revivait  la  simplicité  paternelle,  lui  était  su- 
périeure, quoiqu'elle  n'ait  jamais  écrit  que  des  lettres.  «  Tous 

(1)  Emma  Niendorf,  lênau  in  Schwaben,  Leipzig,  1857,  p.  27, 


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LE  MARTYRE   d'oh   POÈTE.  193 

ces  gens,  écrivait  Lenau  à  son  beau-frère  Schurz,  vivent  en- 
semble dans  nne  méine  maison,  qu'ils  oiit  bâtie  pour  eux,  et  Ton 
ne  saurait  imaginer  quelque  chose  de  plus  aimable  et  de  plus 
intime  que  cette  vie  commune.  » 

Emilie  de  Reinbeck  était  la  plus  sage  de  toutes  ces  femmes 
qui  s'empressaient  autour  du  poète  que  Ton  savait  tourùienté 
d'inquiétudes  chimériques  et  de  maux  réels.  Elle  était  aussi  la 
plus  cultivée;  elle  avait  du  talent  pour  là  peinture;  elle  parta- 
geait les  promenades  de  Lenau,  et  souvent  ils  considéraient  en- 
semble le  même  paysage,  que  chacun  reproduisait  à  sa  manière, 
l'on  avec  la  plume,  l'autre  avec  le  pinceau.  Emilie  n'avait  pas 
d'enfans;  elle  avait  huit  ans  de  plus  que  Lenau,  et  elle  lui  voua 
une  amitié  qu'elle  compare  elle-même  à  l'amour  d'une  mcré.  m  Tu 
sais,  écrit-elle  à  Emma  Niendorf,  que  c'est  devenu  un  besoih 
pour  mon  pauvre  cœur  de  consacrer  à  notre'  ami  tout  l'amour  et 
toute  la  sollicitude  que  j'aurais  voués  à  un  enfant,  si  le  ciel  no 
m'avait  refusé  ce  bonheur.  »  Et  ailleurs  :  «  Dieu  sait  que  sa  santé 
physique  et  morale  me  tient  à  cœur,  à  tel  point  que  je  la  lui 
assurerais  volontiers  par  le  sacrifice  de  ma  vie  (1).  »  Elle  disait 
vrai.  Ce  sera  Emilie  de  Reinbeck  qui,  plus  tard,  au  détriment  de 
sa  propre  santé  et  même  au  péril  de  sa  vie,  gardera  le  poète  ma- 
lade dans  sa  maison,  jusqu'au  jour  où  ses  soins  seront  devenus 
impuissans. 

Il 

Lenan,  pendant  les  séjours  plus  ou  moins  longs  qu'il  faisait 
à  Vienne,  ne  pouvait  manquer  d'être  un  hôte  assidu  du  Café 
d'Argent^  où  se  rencontrait  tout  ce  qui  avait  un  nom  dans  les 
lettres  et  dai^  les  arts.  Là,  dit  Frankl,  se  faisaient  et  se  défai- 
saient les  réputations;  les  débutâns  se  mettaient  sous  l'œil  des 
maîtres;  les  œuvres  manuscrites  recevaient  leur  passeport  pour 
l'imprimeur.  On  causait  poésie,  peinture  et  musique;  on  se  plai- 
gnait de  la  censure  ;  on  parlait  même  politique  à  voix  basse. 
Deux  salles  étirent  réservées  aux  habitués;  ils  trouvèrent  un  jour 
l'installation  mesquine  et  voulurent  se  transporter  ailleui*s;  le 
garçon  leur  fit  observer  qu'ils  ne  pouvaient  quitter  un  lieu  ofi  ils 
avaient  journellement  la  perspective  d'une  couronne  de  lau- 

(i)  lenau  in  Schwaàen,  p.  159  et  SO. 

TOME  X|xvii.  —  1907.  43 


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194  BKVUB  DES  DEUX  MONDES. 

riers  :  cette  ensieigne  décorait,  en  effet,  une  boutique  en  face. 
.  Aux  écrivains  de  profession  se  mêlaient  des  dilettantes,  de  grands 
seigneurs  qui  s'autorisaient  de  leur  conunerce  avec  les  poètes 
pour  faire  eux-mêmes  de  la  prose  médiocre  ou  de  mauvais 
vers,  des  fonctionnaires  qui,  selon  l'expression  de  Platen,  pas- 
saient leur  matinée  dans  une  chancellerie  et  le  soir  allaient 
faire  un  tour  sur  l'Hélicon.  C'est  probablement  au  Café  d'Argent 
que  Lenau  se  lia  d'amitié  avec  Max  Lœwenthal,  qui  l'introduisit 
auprès  de  sa  femme,  «  l'irrésistible  »  Sophie. 

Le  père  de  Sophie,  François^Joachim  Kleyle,  un  Badois,  après 
avoir  terminé  ses  études  juridiques  à  Vienne,  s'était  fait  attacher 
à  la  maison  de  l'archiduc  Charles,  l'adversaire  parfois  heureux  de 
«Napoléon.  Il  était  même  entré  si  bien  dans  la  confiance  de  l'ar- 
chiduc, que  celui-ci  lui  faisait  écrire  ses  Souvenirs  militaires 
sous  sa  dictée.  Il  fut  nommé  conseiller  aulique  et  enfin  élevé  à 
la  dignité  héréditaire  de  chevalier.  Sans  avoir  une  fortune  con- 
sidérable, il  tenait  son  rang  dans  l'aristocratie  viennoise,  tou- 
jours friande  de  fêtes  et  de  divertissemens.  Il  eut  foois  fils  et 
cinq  filles.  On  dit  qu'il  réunissait  plusieurs  fois  par  semaine  ses 
filles  pour  leur  faire  des  conférences  sur  l'histoire  et  les  sciences 
.naturelles.  En  même  temps,  la  mère,  personne  toute  pratique  et 
très  économe,  les  dressait  aux  soins  du  ménage.  Sophie  raconte 
dans  son  Journal  que,  dans  un  diner,  ce  fut  elle  qui  alla  chercher 
le  vin  à  la  cave,  prépara  le  café  et  se  leva  plusieurs  fois  de  table 
pour  assurer  le  service.  En  été,  la  famille  se  transportait  à  Penzing, 
aux  environa^de  Vienne,  où  Kleyle  avait  une  maison  de  campagne. 

Dans  le  salon  de  sa  mère,  c'était  Sophie  qui  attirait  d'abord 
l'attention.  Elle  était  plus  gracieuse  que  belle.  Elle  avait  la  taille 
bien  prise,  des  traits  un  peu  lourds,  des  cheveux  bruns  qu'elle 
arrangeait  en  bandeaux,  des  yeux  bleus,  vifs  et  intelligens.  Elle 
parlait  bien  le  français,  ce  qui  était  l'ordinaire  dans  le  grand 
monde  viennois,  et,  ce  qui  était  moins  commun,  elle  écrivait    - 

bien  l'allemand.  Elle  avait  complété  son  instruction  par  des  lec 

tures;  elle  avait  du  goût  pour  la  poésie  et  la  musique,  et  elle^ 
peignait  des  fleurs.  Elle  se  mêlait  volontiers  aux  conversations^ 
des  hommes,  et  abordait  alors  les  sujets  les  plus  sérieux,  san^s 
affectation  comme  sans  fausse  honte.  Elle  aimait  à  recevoir  de^B 
hommages,  tout  en  sachant,  avec  une  certaine  gr&ce  ironique  ^^ 
tenir  les  adorateurs  à  distance.  Sensée  avant  tout,  et  même 
peu  raisonneuse,  elle  n'était  pas  incapable  d'un  mouvement 


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fl^^^^^^  ' 


LE   MABTTRB  d'un   POÈTE.  195 

passion  on  d'un  élan  d'enthousiasme,  mais  elle  reprenait  vite  son 
empire  sur  elle-même.  Elle  eut/  dans  sa  jeunesse,  ce  qu'on  a 
appelé  une  passion,  ce  qui  fut  plutôt  une  amourette,  à  en  juger 
par  la  manière  dont  elle  eîi  parle  dans  son  Journal.  Ce  qu'on  sait 
maintenant  de  ce  court. épisode  de  sa  vie  jette  môme  un  singu- 
lier jour  sur  son  caractère. 

Sophie  avait  quinze  ans  lorsqu'elle  s'enflamma  pour  Louis 
Kœchel,  précepteur  des  enfans  du  comte  Grunne,  qui  était  aide 
de  camp  de  l'archiduc  Charles.  Kœchel  était  un  homme  instruit 
et  un  esprit  original,  botaniste  distingué,  en  même  temps  que 
grand  connaisseur  en  musique.  Il  avait  donné  à  plusieurs  reprises 
des  marques  d'attention  à  Sophie,  et  elle  s'y  était  montrée  sen- 
sible. Un  jour,  après  une  soirée  passée  au  théâtre,  elle  écrit  : 
«  J'étais  persuadée  que  Kœchel  viendrait  dans  notre  loge,  et  il 
vint  en  effet  à  la  fin  de  la  première  pièce,  une  comédie  insigni- 
fiante. Il  était  si  gai,  si  aimable,  qu'il  m'en  resta  une  impressicm 
agréable  pour  toute  la  soirée.  A  la  sortie,  comme  nous  regagnions 
notre  voiture,  il  marcha  à  côté  de  moi  et  fut  si  animé  que  je  lui 
demandai  ce  qui  lui  était  arrivé  d'heureux.  «  Que  peut^il  m'ar- 
river  de  plus  heureux,  dit-il,  que  d'avoir  passé  une  soirée  en 
▼otre  société?  »  Ma  mère  m'appela  :  il  s'inclina,  avec  une  telle 
expression  de  joie  sur  sa  figure,  que  je  restai  quelques  instans 
^  le  regarder  avant  de  pouvoir  lui  répondre.  »  Elle  ^a  cependant 
des  doutes  qui  la  tourmentent.  Est-ce  bien  à  elle,  ou  n'est-ce 
pcis  plutôt  à  sa  sœur  aînée  que  vont  les  préférences  de  Kœchel? 
«  Si  j'étais  seulement  sûre  qu'il  m'aime,  que  je  lui  suis  chère  I 
Il  est  vrai  qu'il  m*a  quelquefois  serré  la  main,  qu'il  m'a  lancé 
^^  regards  passionnés,  mais  il  ne  s'est  jamais  expliqué.  0  ciell 
^oime-moi  un  signe  qu'il  m'aime,  que  je  puis  espérer;  sinon, 
f^is^moi  savoir  le  contraire,  et  je  me  détacherai  coûte  que  coûte, 
1  entrerai  en  lutte  avec  mon  cœur,  et  dans  cette  lutte  je  triom- 
pherai, je  sens  que  j'en  ai  la  force.  »  Ce  qu'elle  craint  le  plus, 
^  ^t  d'être  méconnue,  ou  négligée,  ou  même  quittée.  Kœchel, 
^*^iis  une  lettre  intime  qui  est  communiquée  à  Sophie,  l'appelle 
^  jour,  d'un  mot  français,  «  la  jolie  maligne,  »  un  mot  qui  pon- 
dit être  un  compliment,  et  dans  lequel  elle  voit  une  injure.  «Me 
Pï^nd-il  pour  une  poupée,  écrit-elle,  pour  un  jouet,  l'amuse- 
ment d'un  instant?...  Malheur  à  la  pauvre  femme  qui  a  pu  s'at- 
^cher  à  un  bonhomme  de  neige  comme  lui,  qui  a  pu  croire  qu'un 
^ïx vive  de  pierre  au  festin  de  la  vie  pouvait  éprouver  un  sen- 


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196  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

timent  humain!  Ainsi  moi  aussi  je  me  suis  laissé  prendre? 
C'est  délicieux  !  Mais  grâces  soient  rendues  au  Créateur,  qui  a 
donné  à  la  plus  faible  de  ses  créatures  une  force  pour  se  déli- 
vrer !  L'orgueil  féminin,  c'est  l'aile  qui  me  portera  désormais.  Les 
natures  molles  succombent,  désespèrent,  aiment  éternellement 
et  infiniment,  et  deviennent  un  objet  de  risée.  Je  veux  être 
payée  de  retour,  être  aimée,  ou  du  moins  estimée.  S'il  ne  peut 
m'aimer,  il  faudra  qu'il  m'estime.  Oh  !  comme  cela  bouillonne 
en  moi  !  Patience,  ma  fille,  il  faut  dormir  là-dessus,  réfléchir,  et 
prendre  ensuite  une  résolution  avec  un  esprit  tranquille.  »  Elle 
prit  le  parti  de  s'ouvrir  à  sa  mère,  qui  lui  représenta  que  Kœchel 
était  un  parfait  ami,  mais  «  qu'elle  était  trop  belle  pour  lui  et 
qu'elle  méritait  mieux.  »  • 

Dans  ses  momens  d'auxiété,  où  elle  doutait  de  son  ami,  où 
elle  s'effarouchait  dans  son  n  orgueil  féminin,  »  elle  avait  des 
accès  de  pessimisme,  qui  la  disposaient  déjà  par  avance  à  goûter 
la  poésie  de  Lenau.  «  J'ai  quinze  ans,  écrit-elle  au  mois  de 
mai  1826;  J'ai  de  bons  et  nobles  parens,  des  frères  et  sœurs  que 
j'aime  et  dont  je  suis  aimée,  et  un  ami  qui  m'est  cher.  Je  mène 
une  vie  fort  agréable;  mon  temps  est  partagé  enti*e  le  travail  et 
le  repos,  entre  les  soins  du  ménage  et  le  culte  des  arts.  Dieu 
m'a  donné  un  esprit  capable  de  penser,  un  cœur  sensible  à  ce 
qui  est  beau  et  bon.  Je  jouis  sans  trouble  du  pur  et  magnifique 
spectacle  de  la  nature.  Je  respire  1  air  vivifiant  de  la  campagne, 
et  j'ai  pour  demeure  la  plus  gentille  cellule  de  l'univers.  J'ai 
pour  compagne  une  sœur  qui  est  comme  mon  autre  moi-même. 
Je  n'ai  aucun  gros  péché  sur  la  conscience.  Et  pourtant  je  me 
sens  souvent  très  malheureuse.  D'où  cela  vient-il?  Je  ne  sais.  Je 
pourrais  rester  des  heures  entières,  le  regard  fixé  devant  moi, 
indifférente  à  tout  ce  qui  se  passe  autour  de  moi,  et  pleurer. 
Alors  j'aspire  au  tombeau,  je  me  dis  qu'il  doit  être  doux  de 
dormir  sous  la  froide  terre,  et  il  me  prend  envie  de  descendre 
tout  de  suite  dans  ma  chambrette  obscure,  loin  de  tout  l'éclat 
qui  brille  sous  le  ciel.  » 

Après  la  confidence  que  Sophie  a  faite  à  sa  mère,  les  notes 
de  son  Journal  deviennent  plus  rares.  Kœchel  se  tient  à  distance.^ 
Il  est  probable  que  la  conseillère  lui  a  parlé  ou  lui  a  fait  parler. 
Mais  Sophie  attribue  sa  réserve  à  l'indifférence,  à  la  froideur.  Ne 
l'a-t^elle  pas  déjà  comparé  à  un  bonhomme  de  neige  ?  «  KœcheL 
est  un  homme  excellent,  cultivé,  spirituel,  mais  il  manque  d^ 


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LE   MARTYRE   d'uN    POÈTE.  197, 

cosuT.  Il  peut  être  là  toute  une  soirée  sans  s'approcher  de  moi, 
sans  me  parler.  Je  suis  certainement,  de  touttô  les  personnes 
présentes,  la  dernière  avec  laquelle  il  se  montre  aimable.  Quand 
nous  sommes  seuls,  il  est  tout  amour.  Il  suffit  de  la  présence 
d'une  tierce  personne  pour  qu'il  soit  tout  de  glace.  On  dirait 
qu'U  a  honte  de  moi,  qu'il  craint  de  laisser  voir  aux  gens  ce  qu'il 
est  pour  moi.  Est-ce  bien?  Cela  peut-il  me  faire  plaisir?  »  Cela 
pourrait  lui  faire  plaisir,  si  elle  tenait  uniquement  à  être  aim<$e, . 
comme  elle  ne  cesse  de  le  prétendre.  Mais:  elle  s'aveugle  sur  elle- 
mâme  ;  elle  confond  les  besoins  de  son  cœur  avec  les  satisfac^ 
tions  de  sa  vanité.  Si  elle  pouvait  regarder  au  fond  de  son  âme, 
elle  verrait  se  dénouer  insensiblement  des  liens  qui  lui  pèsent) 
par  momens  sans  qu'elle  s'en  doute. 

Elle  recule  cependant  devant  le  pas  décisif.  «  Se  quitter  est 
une  triste  chose.  Je  cherche  dans  tous  les  recoins  de  mon  cceur 
mon  esprit  léger,  ma  philosophie:  c'est  en  vain.;  Je  dispute 
contre  ma  raison,  qui  m'abandonne  honteusement:  tout  est 
inutile.  J'ai  éprouvé  toute  ma  vie  une  horreur  indicible,'  une 
crainte  de  mort  devant  ce  mot  :  se  séparer,  se  dire  adieu.  »  La; 
crainte  de  l'adieu  définitif,  alors  môme  qu'intérieurement  on 
s'est  déjà  quitté,  devient  chez  elle  un  trait  de  caractère,  et  nous 
expliquera  le  long  tourment  qu'elle  infligea  plus  tard  à  Lenau,et 
dcmt  elle,  ne  put  s'empêcher  de  ressentir  le  contre-coup. 

Elle  écrit  enfin  à  Kœchel  une  lettre  qu'elle-même  qualifie  de 
très  dure:  «Puisque  vous  me  le  demandez,  et  que  moi-môme 
je  le  trouve  nécessaire,  je  vous  répéterai  mot  pour ,  mot,  aussi 
bien  que  je  pourrai,  ce  qu'a  dit  mon  père.  Si  ces  paroles  vous 
chagrinent,  comme  je  n'en  doute  nullement,  si  elles  vous 
paraissent  dures,  peut-être  môme  étranges,  songez  que  je  ne  fais 
qu'écrire  ce  que  le  plus  doux,  le  plus  sage,  le  plus  juste  des* 
pères  a  dit  à  sa  fille  qu'il  aime,  dans  une  heure  du  plus  intime 
abandon.  »  Elle  énumère  ensuite  les  griefs  de  son  père  contre 
KcBchel  et  contre  elle-même.  Ils  ont  agi  comme  deux  étourdis, 
mais  Kœchel  est  le  plus  coupable.  Qu'a-t-il  à  offrir  à  la  femme 
qu'il  épousera?  A-t-il  jamais  rien  fait  pour  se  créer  une  situation 
dans  le  monde?  Il  est  intelligent  et  capable;  il  n'a  donc  pas  à 
s'inquiéter  pour  lui-même.  Mais  quand  on  vit  au  jour  le  jour, 
quand  on  attend  tout  du  hasard,  on  a  tort  d  attirer  dans  sa  vie> 
une  autre  personne  et  de  u  troubler  la  paix  d'une  famille  hono- 
rable pour  une  amourette  vulgaire.  » 


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198  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Deux  ans  après,  aa  mois  de  mai  1829,  Sophie  Kleyle  épouss 
i     Max  Lœwenthal.  Elle  allait  avoir  dix-neuf  ans,  Max  en  aval. 
f      trente.  Elle  le  refnsa  d'abord,  et  finit  par  l'accepter  sur  les  ii 
i       stances  de  ses  parens;  elle  n'avait  point  de  dot.  Max  Lœwenthafl^t^ 
*        devait  faire  bientôt  une    brillante    carrière  administrative;  im 
/        devint  conseiller  ministériel  et  directeur  général  des  Postes  e^ 
i         Télégraphes.  Pour  le  moment,  il  rêvait  la  gloire  poétique.  KT 
/  avait  fait  jouer,  dès  1822,  sur  le  thé&tre  de  Prague,  une  com^^^ 

j*  die  imitée  de  l'anglais  ;  puis  il  avait  publié,  en  plusieurs  sériet;^^ 

I  ses  impressions  de  voyage  en  France,  en  Angleterre,  en  AlluK  j 

j  magne,  en  Italie  et  en  Suisse  ;  il  avait  écrit  un  drame,  intitaL^^ 

f  les  Calédoniens,  dans  le  goût  d'Ossian;  enfin  il  recueillait  B^^msi 

I  poésies  lyriques,  éparses  dans  les  revues,  pour  les  faire  parali^M^re 

en  volume.  Plus  tard,  d'autres  ouvrages,  lyriques  ou  dran^^a- 
tiques,  devaient  encore  sortir  de    sa  plume.  Lœwenthal  ét^^t 
un  de  ces  amateurs  qui  allaient,  au  Café  d'Argent,  respirer  T^ûr 
des  poètes;  au  reste,  un  galant  homme,  très  bien  vu  dans      L-a 
société  viennoise.  Pourquoi  Sophie  le  refusa-t-elle  d'abord  ?  Ox 
a  pensé  que  c'était  un  dernier  sacrifice  qu'elle  faisait  au  souven-ÏT 
de  Kœchel.  Peut-être  ne  faut-il  chercher  la  cause  de  son  refuis 
que' dans  certaines  idées  romanesques  qu'elle  s'était  faites  sur   M.e 
mariage.  Dans  un  cahier  où  elle  prenait  des  extraits  de  ses  le« 
tures,  quelquefois  en  les  commentant  et  en  les  expliquant,  on 
lit  :  «  Le  mariage,  une  situation  faite  pour  la  vie,  qui  ne  oha^s- 
gera  jamais,  au  milieu  des  changemens  incessans  de  la  natux^i 
humaine  et  des  choses  ;  la  nécessité  de  vivre  dans  le  même  U^^J 
avec  un  autre;  l'obligation  de  mettre  au  monde  des  enfans- 
Les  jeunes  filles  doivent  avoir  plus  de  répugnance  pour  le  ïïb.s 
riage  que  les  hommes.  »  Et  elle  ajoute  :  «  C'est  précisément 
qu'il  y  a  de  lamentable,  que  des  natures  nobles  soient  obligé^ 
de  donner  leur  cœur  à  des  hommes  médiocres*  parce  qu'auc 
autre  n'est  là.  » 

En  pareil  cas,  l'autre  arrive  toujours. 

111 

Les  premières  impressions  de  Lenau,  lorsqu'il  fut  introd 
dans  la  famille  Kleyle-Lœwenfhal,  ne  furent  pas  de  tout 
favorables.  Le  20  septembre  1834,  il  écrit  à  Emilie  de  Reiûl] 
«  Mercredi  prochain,  je   suis  invité  à  Penzing,  où  il  mq^ 


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LE  MARTTftC  d'uN   POÈTE.  199 

donné  de  v6îr  en  plein  jour  la  fameuse  Irrésistible.  Naguère  ce 
bonheur  ne  m'était  échu  qu'à  la  lumière  douteuse  du  soir.  M'^*'  la 
conseillère,  la  mère  de  l'Irrésistible,  est  une  femme  d'humeur 
<  gaie.  Le  ton  de  toute  la  famille  est  celui  de  gens  assez  cultivés, 
mais,  à  ce  qu'il  me  semble,  portés  de  préférence  vers  la  jouis- 
sance légère  et  mondaine.  La  femme  de  Lœwenthal  me  parait 
en  somme  le  membre  le  plus  intéressant  de  cette  très  nombreuse 
maisonnée.  Je  crois  que  je  me  tiendrai  bientôt  à  l'écart  (1).  » 
Deux  jours  après,  il  écrit  à  son  beau-frère  Schurz  :  «  Mercredi 
j'ai  dîné  à  P^nzing  chez  Max.  Lui  et  sa  femme  me  sont  très 
dévoués.  Des  gens  excellens,  distingués.  Le  dimanche  d'après,  j'c^i 
fait  avec  eux  une  promenade  à  Nussdorf.  Beau  clair  de  lune; 
navigation  sur  le  Danube;  gai  souper  sur  le  balcon;  rentrée  à 
minuit.  Cela  n'était  pas  mal.  Mais,  mon  cher  frère,  l'hypocondrie 
pousse  en  moi  des  racines  de  plus  en  plus  profondes.  Rien  n'y  fait. 
Je  sens  en  moi  comme  une  déchirure  qui  s'élargit  sans  cesse.  » 
D  continue  cependant  ses  visites;  il  ne  parle  plus  de  «  se 
tenir  à  l'écatt;    »  il  trouve  même  dans  les  soiréeé  musicales 
de   Penzing   un  apaisement  pour    son  cœur  inquiet  :   «  J'ai 
passé  quelques   soirées  agréables  chez  Lœwenthal  et  Kleyle, 
écrit-41  à  Emilie  le  2i  octobre.  Un  certain  Mikschik  a  joué  des 
morceaux  de  Beethoven  avec  une  profondeur  et  une  énergie 
rares.  Je  suis  bien  vu  dans  la  maison,  et  les  'membres  de  cette 
nombreuse  famille  paraissent  plus  aimables  à  mesure  qu'on  les 
connaît  davantage.    Quant    à  Virrésistiôililé y  il  n'y  a   pas    de 
danger.  » 

11  piffle  trop  de  l'Irrésistible  pour  ne  pas  sentir  déjà  sur  lui- 
même  l'effet  de  sa  puissance.  Au  mois  de.jnai  1835,  il  s'établit  à 
Hutteldorf,  tout  près  de  Penzing,  pour  terminer  le  Faust.  Ses 
visites  deviennent  plus  fréquentes,  et  il  va  sans  dire  que  Sophie 
en  est  l'attrait  principal.  Enfin,  après  avoir  passé  Thiver  k  Stutt- 
gart, où  leretenait  Timpression  de  son  poème,  il  revient  en  Au- 
triche, et  cette  fois  il  demeure  à  Penzing  même.  Aux  yeux  de 
Sophie,  il  est  surtout  encore,  à  ce  moment-là,  un  esprit  supé- 
rieur,  un  maître  en  poésie,  et  même  en  musique  et  en  peinture, 
car  il  lui  a  donné  des  leçons  de  guitare,  et  il  lui  a  fait  dans  une 
lettre  une  dissertation  en  forme  sur  la  peinture  de  fleurs.  Elle 
consentirait  bien  à  le  voir  toujours  ainsi  ;  elle  lui  prêche  la  mo- 

(i)  Schlossar,  Nikolaus  Lenaus  Briefe  an  Emilie  von  Reinbeck  und  deren  Gatten 
G$org  vûn  Reinbeck^  Stuttgart,  1896. 


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200  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

dération,  le  renoncement  ;  elle  lui  rappelle  même  la  différence 
de  leur  ftge,  quoique  Lenau  fût  plus  jeune  que  LŒwenthal. 
«  Mes  traits  vieillissans  te  gênent,  dit-il  dans  un  des  premiers 
billets.  Tu  ne  veux  pas  te  l'avouer  à  toi-même,  mais  c'est  ainsi. 
Tu  y  reviens  à  chaque  occasion.  Mon  esprit  n'est  pas  capable  de 
le  fermer  les  yeux  sur  mon  corps.  C'est  actuellement,  comme  je 
Ui  Tai  dit.  mon  dernier  rayon  de  soleil.  Après  cela,  mon  cœur 
aura  sonné  le  couvre-feu.  Ce  n'est  pas  délicat  de  ta  part  de  me 
faire  sentir  constamment  avec  quelle  générosité  tu  consens  à 
oublier  mon  âge.  Je  suis  plus  vieux  que  mes  années  (1).  Les 
passions  ont  rongé  ma  vie,  et  ma  dernière  passion  plus  que  les 
autres.  Ce  n'est  pas  toi  qui  devrais  m'en  faire  souvenir.  Tu  m'as 
fait  rentrer  en  moi-même,  et  je  ne  sais  si  mon  cœur  osera 
jamais  s'ouvrir  à  toi  avec  la  même  confiance.  Je  t'aimerai  éter- 
nellement, mab  j'enfermerai  mon  amour  dans  ma  solitude 
automnale.  » 

Il  faut  croire  que  Sophie  a  changé  d'attitude  et  qu'elle  a 
pris  à  tâche  de  ménager  la  sensibilité  ombrageuse  du  poète, 
car  les  billets  suivans  sont  pleins  d'un  abandon  sans  réserve. 
Lenau,  toujours  poussé  d'un  lieu  à  un  autre,  est  allé  passer  les 
mois  chauds  dans  les  Alpes  autrichiennes.  Il  a  commencé  le 
Savonarole^  sans  que  le  travail  avance  beaucoup.  La  mélancolie, 
la  compagne  fidèle  de  sa  vie,  ne  l'a  pas  quitté.  «  Voici  bientôt 
venir  l'heure  de  notre  promenade  habituelle.  Pense .  à  moi, 
quand  tu  arriveras  près  de  notre  banc.  Je  voudrais  un  jour 
avoir  cette  planche  pour  mon  cercueil.  0  chère  Sophie  I  II  est 
sept  heures,  et  Tobscurité  se  fait  dans  cette  hutte  alpestre. 
J'aurai  ici  de  longues  nuits.  Que  n'es- tu  là!  Je  suis  très  triste.  » 
Et  quelques  jours  après  :  «  Je  ne  pourrai  plus  rester  longtemps 
ici.  Quoique  le  séjour  soit  aussi  tranquille,  aussi  poétique  que 
je  puis  le  désirer,  il  vient  une  heure,  vers  le  soir,  où  rien  ne 
me  satisfait  plus,  où  je  ne  demande  qu'à  être  auprès  de  toi. 
Quand  je  me  promène  dans  ces  belles  régions  montagneuses,  et 
que  je  me  perds  dans  leur  aspect,  ma  pensée  se  reporte  brusque- 
ment vers  toi,  et  je  me  dis  :  «  Que  serait-ce  de  vivre  ici  avec  toi  !  » 

Au  mois  d'août,  il  est  de  retour  à  Vienne.  Va-t-il  y  trouver  le 
bonheur?  Il  y  trouve  bien  Sophie,  qui  lui  tend  la  main  comme 
autrefois  ;  mais  à  côté  de  Sophie  il  y  a  Max,  qui  est  son  ami 

(1)  Lenau  avait  trente- quatre  tôt. 


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^^/■^^, 


LB   BWkRTYRE   d'uN   POÈTE. 


201 


et  qu'il  ne  veut  pas  trahir,  et  les  parens,  à  qui  sa  conduite 
semble  parfois  étrange.  Alors  son  imagination  s'exalte.  Plus  il 
se  sent  à  Tétroit  dans  la  réalité,  plus  il  s'élance  d*un  bond  bardi 
dans  le  rêve.  L'amour  n'est-il  donc  fait  que  pour  ce   monde? 
est-il  même  fait  réellement  pour  ce  monde?  a  Tu  as  raison,  écrit- 
il  en  janvier  1837,  notre  amour  est  un  pacte  pour  l'éternité. 
Aussi  longtemps  que  mon  cœur  ne  sera  pas  desséché,  ne  sera 
pas  mort,  je  t'aimerai  ;  et  aussi  longtemps  que  mon  esprit  ne 
sera  pas  éteint,  je  garderai  ton  souvenir.  Le  dernier  effort  de  ma 
sensibilité,  le  dernier  crépuscule  de  ma  pensée  ira  vers  toi,  ô 
mon   unique    et   incompréhensible   amour!   Si  les    hommes 
savaient  comme  nous  sommes  heureux  dans  notre  amour,   ils  ^ 
n'auraient  pas  le  courage  de  nous  gêner.  Un  tel  bonheur  leur 
apparaîtrait  comme  un  visiteur  étranger  sur  la  terre  :  loin  de  le 
troubler,  ils  le  traiteraient  avec  un  respect  religieux.  Mais  leur 
intelligence  est  fermée,  et   l'étrange  visiteur  n'est  pour  eux 
qu'un  aventurier  bizarre .  Qu'ils  gardent  leur  manière  de  voir, 
qui  ne  dépend  pas  d'eux  ;  et  nous  garderons  notre  bonheur,  qui 
ne  dépend  pas  de  nous  non  plus.  Nous  sommes  saisis  par  le 
courant  :  il  faut  que  nous  suivions,  il  faut.  »  Et  plus  loin  : 
«   L'amour  n'est    pas  fait  seulement  pour  la  propagation  de 
l'espèce,  mais  aussi  et  surtout  pour  la  vie  étemelle  des  indivi* 
dus.  Puisque  l'un  nous  a  été  refusé,  attachons-nous  d'autant 
plus   fermement  h  l'autre.  Tournons  vers  l'intérieur  toute  la 
puissance  de  notre  amour  ;  trouvons  en  nous-mêmes  la  pléni- 
tude du  bonheur,  et  convenons  fidèlement  du  signe  qui  nous 
fera  reconnaître  un  jour  l'un  à  l'autre  et  qui  nous  aidera  à  nous 
retrouver.  Je  veux  bien  modérer  un  peu  les  éclats  de  ma  pas- 
sion ;  je  ne  puis  la  dominer  tout  à  fait.  Je  navigue  sur  la  haute 
mer,  où  l'on  ne  peut  pas  jeter  l'ancre.  »  Et  encore  :  «  Cette 
journée  m'a  appris  une  fois  de  plus  ce  que  tu  es  pour  moi., Pour- 
quoi quelqu'un  est-il  venu  troubler  notre  soirée? Ce  malheureux 
trooble-fète  aura  beau  toute  sa  vie  dépenser  toute  son  amabi* 
lité  pour  moi,  il  ne  pourra  jamais  me  rendre  ce  qu'il  m'a  déro- 
bé aujourd'hui.  Crois-tu  que  je  ne  m'inquiète  pas  de  voir  glisser 
le  temps  cpii  nous  est  donné?  Je  voudrais  retenii*  chaque  instant 
et  le  caresser  et  le  supplier  de  ne  pas  passer  aussi  rapidement 
sur  notre  bonheur.  Mais  le  temps  est  une  chose  froide  et  sans 
&me.  Autrement  il  s'arrêterait,  fixé  dans  un  ravissement  de  joie. 
Mais  il  fuit.  Tu  te  couches,  tu  éteins  ta  lumière,  et  tu  fermes 


'M 


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202  REVUE   DES   DEUX   MONDE». 

tes  yeux  qui,  ime  heure  auparavant,  se  reposaient  sur  moi  avec 
tendresse.  Et  pourquoi  si  vite?  Il  faut  que  l'éternité  soit  belle  au  : 
delà  de  toute  expression  ;  autrement,  il  ne  vaudrait  pas  la  peine 
de  courir  au-devant  d'elle,  loin  de  nos  courtes  joies,  comme 
celle  d'aujourd'hui.  Pour  le  moment,  je  ne  puis  me  représenter, 
le  ciel  autrem^it  que  comme  un  séjour  où  tout  ce  qui  est  ici 
incertain  et  fugitif  deviendra  sûr  et  durable.  » 

L'ftme  tendre  et  molle  de  Lenau  se  transforme  sous  la  se- 
cousse amoureuse  qu'il  éprouve.  Une  religion  nouvelle  se  greffe 
sur  son  amour.  Le  sceptique  devient  un  croyant;  le  pessimiste 
a  des  visions  de  bonheur.  Tout  ce  qui  végète  et  souffre  doit  un 
jour  s'épanouir  dans  la  joie  :  autrement  l'amour  éternel  serait 
un  leurre.  «  J'ai  trouvé  auprès  de  toi  plus  de  garanties  d'une  vie 
éternelle  que  dans  toutes  les  observations  que  j'ai  pu  faire  sur  le 
monde.  Lorsque,  dans  une  heure  fortunée,  je  croyais  avoir 
atteint  le  point  culminant  de  l'amour  et  n'avoir  plus  qu'à  niou- 
rir,  puisque  rien  de  plus  beau  ne  pouvait  suivre,  je  me  faisais 
illusion  à  moi-même  :  chaque  fois  il  venait  encore  une  heure 
plus  belle,  où  mon  amour  pour  toi  s'élevait  encore.  Ces  abîmes 
de  la  vie,  toujours  nouveaux,  toujours  plus  profonds,  me  ga- 
rantissent sa  durée  éternelle.  »  Ces  abîmes  l'attirent;  il  y  plonge  ^ 
sans  cesse  des  regards  éblouis  ;  il  a,  môme  en  présence  de  Sophie, 
des  extases  muettes.  «  Tu  m'as  souvent  demandé  :  <«  A  quoi 
penses-tu  maintenant?  »  Et  précisément,  dans  les  momens  où 
j'étais  le  plus  heureux,  je  ne  pensais  à  rien  du  tout,  mais  j'étais 
absorbé  dans  mon  amour,  comme  on  s'absorbe  en  Dieu  dans  la 
prière.  L'amour  n'a  point  de  paroles,  parce  qu'il  est  supérieur 
à  toute  pensée...  0  Sophie,  il  faut  que  tu  m'aimes  comme  ton 
meilleur  ouvrage.  Mes  joies  et  mes  espérances ,  qui  étaient 
mortes,  se  sont  relevées  en  s'appuyant  sur  toi;  elles  ont  pri& 
une  vie  nouvelle  et  plus  belle.  Tu  es  ma  consolation,  le  foyer* 
où  je  me  réchauffe.  Tu  es  ma  révélation  ;  je  te  dois  ma  récon — 
ciliation  avec  ce  monde-ci  et  ma  paix  dans  l'autre.  »  Sa  religion^, 
déclare-t-il,  est  devenue  inséparable  de  son  amour.  Il  ne  peuV^ 
penser  à  Sophie  sans  penser  à  Dieu. 

Il  croit  maintenant  h  un  Dieu  personnel.  «  Il  est  impossibl^^^ 
que  les  forces  rigides  et  insensibles  de  la  nature  produisent  u^so 
ôtre  tel  que  toi.  Tu  es  l'œuvre  de  prédilection  d'un  dieu  personn^^l 
et  aimant.  »  Il  se  sent  uni  avec  Dieu  dans  un  même  sentiitneD^  -  ' 
c'est  le  dernier  degré  de  cette  élévation  mystique.  «  Je  mê  sis.i 


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Ll  MARTYRE  d'uN   POÂTS.  208 

réveillé  cette  nuit  avec  de  délicieuses  pensées  pour  toi.  La  vo-. 
lonté  de  Dieu  sur  nous  m'est  apparue  tout  d'un  coup^  claire 
comme  le  soleil.  Notre  amour  n'est  qu'une  partie  de  son  propre 
amour.  »  Et  il  ajoute  mystérieusement  :  «  Je  t'expliquerai  cela  un 
jour.  )) 

Cette  métaphysique  de  l'amour  avait  d'autant  plus  besoin 
d'explication,  qu'elle  était  d'un  emploi  difficile  dans  la  vie.  Lenau 
répète  à  satiété  qu'il  n'en  veut  qu'à  l'âme  de  Sophie.  Mais  il 
n'avait  pu  s'empêcher  de  remarquer  que  cette  &me  brillait  dans 
de  beaux  yeux,  qu'elle  mettait  la  grâce  du  sourire  sur  la  bouche, 
et  qu'elle  répandait  un  charme  sur  tous  les  traits.  Sa  part  dans 
la  personne  de  Sophie  était  assurément  la  plus  belle,  mais  pour- 
quoi n'était-ce  qu'une  part?  «  Ce  serait  pécher  contre  ton  âme 
qae  de  ne  pouvoir  me  passer  de  ton  corps,  et  pourtant  ton  corps 
est  si  beau  et  si  plein  d'Ame  en  toutes  ses  parties,  que  je  ne 
puis  m'empècher  de  penser  que  ton  âme  me  serait  plus  intime^ 
ment  unie  si  ton  corps  m'appartenait  aussi.  )>  Cette  idée  le 
hante  au  milieu  de  ses  plus  pures  effusions  mystiques;  elle 
trouble  ses  nuits.  La  sensualité  est  la  pente  dangereuse  du  mys* 
timsme.  «  Je  viens  d'avoir  encore  une  nuit  agitée.  Je  me  suis  . 
reveillé  en  sursaut,  avec  la  sensation  que  je  t'avais  tout  près  de 
moi;  je  croyais  te  tenir  dans  mes  bras,  et  je  restai  longtemps 
sans  savoir  où  j'étais,  sans  savoir  que  j'étais  seul.  »  A  de  cers 
tains  momens^  Lenau  se  rend  bien  compte  de  ce  qui  se  passe  en 
lui  et  du  mensonge  perpétuel  dans  lequel  il  vit.  Il  compare  un 
jour  Sophie  à  George  Sand,  il  la  trouve  même  plus  grande  que 
George  Sand  :  on  ne  peut  s'empêcher  de  le  comparer  lui-même, 
dans  le  dédale  de  sa  fièvre  amoureuse,  à  Alfred  de  Musset.  Ils 
voulurent  l'un  et  l'autre  fidre  entrer  la  poésie  dans  la  vie;  ils 
furent  brisés  l'un  et  l'autre.  c<  Mon  sort,  dit  Lenau,  est  de  ne  pas 
tenir  séparées  la  sphère  de  la  poésie  et  la  sphère  de  la  vie  réelle, 
mais  de  les  laisser  s'entre-croiser  et  se  confondre.  Étant  habitué, 
dans  la  poésie,  à  m'ahandonner  aux  élans  de  mon  imagination, 
j'en  use  de  même  avec  la  vie,  et  il  arrive  que,  dans  des  momens 
d'oubli,  cette  faculté  que  j'ai  trop  cultivée  s'emporte,  dévaste  tout, 
détrait  elle-même  ses  plus  belles  créations.  Je  suis,  en  général, 
un  mauvais  économe;  j'ai  aussi,  dans  l'économie  de  mes  facultés 
intellectuelles,  trop  peu  d'ordre  et  de  mesure.  Tu  as  raison  de 
dire  :  «  U  n'y  a  rien  à  faire  avec  ces  poètes.  »  Je  suis  un  mélan- 
eolique;  la  boussole  de  mon  âme  retourne  toujours  dans  ses 


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'è04 


RBTUE  DES   DEUX   MONDES. 


l 


<• 


osciliationSy  vers  la  doulerur  de  la  vie.  Peut-être  que  la  religion 
et  Tamour  ne  peuvent  me  servir  qu'à  transfigurer  cette  douieuF.  » 
Il  est  sans  cesse  ballotté  entre  la  joie  de  ce  qu'il  a  '  obtenu, 
l'attente  fiévreuse  de  ce  qu'il  désire  encore,  et  le  regret  de  ce  qu'il 
craint  de  n'obtenir  jamais.  c<  C'est  ainsi  que  l'amour  me  pousse 
d'une  furie  dans  l'autre,  des  eniviemens  de  la  joie  aux  abalte- 
mens  du  désespoir.  Pourquoi?  C'est  qu'à  peine  arrivé  au  but  de 
la  volupté  suprême,  si  longtemps  et  si  ardemment  désirée,  il  me 
faut  retourner  en  arrière.  Mon  désir,  n'étant  jamais  satisfait, 
s'égare  et  s'exaspère,  et  se  tourne  en  désespoir.  Ma  tendresse 
pour  toi  est  si  profonde  que  je  ne  veux  pas  t'enfoncer  dans  le 
cœur  Tépine  du  repentir,  et  mon  amour,  éternellement  en  lutte 
avec  lui-même,  éternellement  occupé  à  se  diminuer  et  à  se  tour- 
menter, se  déchire  lui-même  et  devient  une  souffrance  dont,  en 
do  mauvais  momens,  je  souhaite  d'être  délivré  à  jamais.  Voilà 
l'histoire  de  mon  cœur.  » 

On  a  voulu  savoir  jusqu'à  quel  point  Sophie  avait  résisté, 
ou  cédé,  aux  ardeurs  pressantes  du  poète.  Frankl  rapporte 
que  Lenau  déclara  solennellement  au  théologien  Martensen, 
en.  1836,  que  ses  relations  avec  Sophie  Lœwenthal  étaient  ab- 
solument pures.  Ce  qui  était  vrai  en  1836,  le  fut-il  encore 
les  années  suivantes?  Frankl  n'hésite  pas  à  appeler  l'amour 
dé  Lenau  pour  Sophie  «  un  amour  idéal.  »  Mais  ce  qui 
rend  son  témoignage  suspect,  c'est  qu'il  a  cru  devoir  sup- 
primer, dans  son  édition,  un  assez  grand  nombre  de  pas- 
sages qui  pouvaient  donner  lieu  à  une  interprétation  contraire, 
et  que  le  professeur  Castle  a  rétablis.  On  est  déjà  un  peu  étonné 
de  lire,  à  la  date  du  21  novembre  1837  :  «  Je  suis  comme  toi. 
Que  puis-je  écrire?  Après  une  telle  tempête  de  joie,  agiter  de 
faibles  paroles,  que  serait-ce?  Mais  conserve  ce  feuillet,  afin  que, 
dans  une  heure  à  venir,  dans  une  heure  lointaine,  il  te  rappelle 
une  heure  passée,  qui  fut  belle.  Elle  est  passée.  Ce  fut  une  ap- 
parition divine.  Mon  cœur  en  tremble  encore.  Mon  amour  pour 
loi  est  inexprimable.  N'oublie  pas  cette  heure.  Elle  compense 
mille  fois  tout  ce  que  nous  avons  souffert.  Si  tu  n'as  pu  être  en- 
tièrement à  moi,  j'ai  cependant  obtenu  de  toi  plus  que  mes  plus 
beaux  rêves  ne  me  laissaient  espérer.  Que  tu  es  riche!  Que  ne 
jpcux-tu  pas  donner,  puisque  tu  conserves  encore  autant  !  »  Mais 
en  tournant  quelques  feuillets,  on  trouve  le  billet  suivant  : 
«  Ma  main  tremble  et  mon  cœur  bat,  au  souvenir  de  tes  derniers 


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LE   MARTYRE   d'uN   POÈTE.  205 

baiser3.  J'ai  baisé  ton  lit,  pendant  qu,c  tu  étais  partie,  et  jlaurais 
voulu  rester  là,  agenouillé.  Le  lieu  où  tu  dors  a  quelque  chose 
de,  si  douloureusement  doux;  c'est  comme  le  tombeau  de  nos 
miits,  de  nos  chères  nuits  à  jamais  passées.  0  Sophie,  ce  que 
nous  nous  permettons,  nos  baisers  s'évanouiront  aussi;  mais  ce- 
pendant nous  les  avons  eus,  et  ils  se  sont  imprimés  dans  nos 
âmes  pour  toujours  (1)...  »  C'est  après  ces  rares  momens  que  le 
pauvre  poète  regrettait  avec  plus  d'amertume  de  devoir  «  porter 
son  bonheur  sous  le  manteau,  »  quand  il  aurait  voulu  l'étaler  à 
Ja  claire  lumière  du  soleil. 

Il  essaya  plusieurs  fois  de  s'affranchir.  Sophie  ne  lui  venait 
pas  en  aide.  Elle  le  calmait,  aussi  longtemps  qu'elle  le  tenait  sous 
son  empire;  elle  le  retenait,  dès  qu'il  faisait  mine  de  s'éloigner. 
Elle  jouait  avec  l'amour,  comme  elle  av^t  fait  au  temps  de  sa 
jeunesse,  sans  penser  que  cette  fois-ci  le  jeu  était  plus  dange- 
reux. Le  24  juin  1839,  Lenau  eut  l'occasion  d'entendre,  dans  une 
soirée,  la  célèbre  cantatrice  Caroline  Unger,  qui  donnait  alors 
des  représentations  à  Vienne.  Rossini  la  définissait  ainsi  : 
«  Ardeur  du  Sud,  énergie  du  Nord,  poitrine  de  bronze,  voix 
d'argent,  talent  d'or.  »  Quel  effet  ne  devait-elle  pas  produire  sur 
l'âme  vibrante  de  Lenau  !  Il  fut  emporté  dans  un  délire  d'enthou- 
siasme. Dès  le  lendemain  il  écrivit  à  Sophie,  qui  était  aux  eaux 
d'ischi  :  «  Un  sang  tragique  roule  dans  les  veines  de  cette  femme. 
Elle  a  déchaîné  un  orage  chantant  de  passion  sur  mon  cœur.  Je 
reconnus  aussitôt  qu'une  tempête  me  saisissait;  je  luttai,  je 
me  défendis  contre  la  puissance  de  ses  accords,  ne  voulant  pas 
paraître  tellement  ému  devant  des  étrangers.  Ce  fut  en  vain  : 
j'étais  bouleversé  et  ne  pouvais  me  contenir.  Je  fus  pris  alors, 
quand  elle  eut  fini,  d'une  sorte  de  colère  contre  cette  femme 
qui  m'avait  subjugué,  et  je  me  retirai  dans  l'embrasure  d'une 
fenêtre.  Mais  elle  me  suivit,  et  me  montra  avec  modestie  s«  main 
qui  tremblait  :  elle-même  avait  frémi  dans  la  tempête.  Cela  me 
fit  oublier  mon  ressentiment,  car  je  vis,  ce  que  j'aurais  dû  penser 
d'abord,  que  quelque  chose  de  plus  fort  qu'elle  et  moi  avait  tra- 
versé son  cœur  et  le  mien.  »  Le  voilà  encore  une  fois  en  lutte 
avec  «  quelque  chose  de  plus  fort.que  lui;  »  il  ne  résistera  pas. 
Cinq  jours  après,  il  entend  la  priiua  donna  dans  le  Bélisaire  de 
Donizetti.  «  C'est  une  femme  merveilleuse,  écrit-il.  Jamais,  de- 

(1)  Tout  ce  bUlet  manque  dans  Fédition  de  Frankl;  il  en  est  de  même  d'une 
trentaine  d'autres  passages. 


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206  RIYUE  DES  DEUX  MONDES. 

puis  que  j'ai  descendu  ma  mère  dans  la  tombe,  je  n'ai  tant  san* 
gloté.  Ce  n'était  pas  son  rôle  qu'elle  chantait,  c'était  tout  le  destin 
tragique  de  l'humanité  qui  éclatait  dans  ses  cris  de  désespoir. 
Une  douleur  sans  nom  me  saisit.  J'en  tremble  encore.  »  11  ne 
pouvait  manquer  de  la  complimenter.  Elle,  de  son  côté,  lui  as- 
sura que  l'effet  qu'elle  avait  produit  sur  lui  était  son  plus  beau 
triomphe.  Les  jours  suivans,  il  va  ia  voir  après  le  théâtre,  il  dine 
chez  elle^  et  il  trouve  que  la  grande  artiste  est  en  môme  temps 
une  femme  distinguée.  «  Elle  est  très  aimable  en  société,  écrit-il 
à  Sophie,  et  elle  a  des  attentions  particulières  pour  moi  :  il 
faudra  que  tu  la  connaisses,  n 

Mais  Sophie  ne  tenait  pas  à  la  connaître.  A  la  première  lettre 
de  Lenau,  elle  avait  répondu  qu'elle  était  malade.  Puis  elle  lui 
avait  demandé  de  venir  à  Ischl.  Elle  sentait  que  des  hommages 
réciproques  entre  un  poète  et  une  cantatrice  nen  resteraient 
pas  là.  Elle  voyait  se  dresser  -encore  une  fois  devant  elle  ce  mot 
qui  l'effrayait  déjà  dans  sa  jeunesse  et  lui  inspirait  ce  une  indi- 
cible horreur:  »  l'adieu.  Déjà,  en  effet,  Lenau  lui  avait  écrit  qu'un 
projet  de  mariage  était  en  train,  que  Caroline  avait  même  fait 
les  premières  avances,  qu'elle  voulait  le  guérir,  —  elle  aussi, 
après  tant  d'autres  femmes,  —  de  ses  humeurs  noires,  lui  rendre 
la  paix,  le  réconcilier  avec  la  vie  ;  que  c'était  maintenant  à  elle, 
Sophie,  de  montrer  «  de  l'humanité,  »  de  ne  pas  entraver  le 
bonheur  de  deux  êtres,  et  peut-être  le  sien  propre.  Sophie  enga- 
gea Lenau  à  remettre  le  mariage  au  temps  oti  Caroline  serait  libé- 
rée de  ses  engagemens  avec  le  théâtre,  —  pouvait-il,  en  effet, 
être  le  miari d'une  comédienne?  —  ensuite  à  vérifier  sa  propre  situa^ 
tion  financière,  car  il  ne  voudrait  sans  doute  pas  vivre  aux  dé- 
pens de  sa  femme.  C'était  gagner  du  temps.  Dans  l'intervalle,  on 
fouilla  dans  la  vie  de  la  diva;  on  glosa  même  sur  son  âge.  «  Elle 
avoue  trente-cinq  ans,  est-il  dit  dans  les  Notices  de  Max  Lœvtren- 
thal;  des  gens  bien  informés  lui  en  donnent  trente-huit,  d'autres 
même  quarante.  »  Caroline  disait  vrai  :  elle  n'avait  que  trente- 
cinq  ans,  étant  née  en  1805.  Lenau  se  détacha  peu  à  peu,  ou  se 
laissa  détacher.  Frankl  raconte  que,  le  14  juillet  1840,  il  se  pré- 
cipita, sans  se  faire  annoncer,  dans  l'appartement  de  Caroline, 
et  lui  redemanda,  avec  des  gestes  forcenés,  ses  lettres,  qu'elle  lui 
remit  aussitôt,  et  qu'ensuite  il  redescendit  Tescalier  en  dansant 
et  en  se  félicitant  du  succès  de  son  inutile  stratagème.  L'année 
suivante,  Caroline  Unger  épousa  le  littérateur  François  Sabatier, 


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;gr*T 


LE  MARTYRE  d'uN   POÈTE.  207 

le  traducteur  du  Faust  de  Gœthe;  elle  se  retira  du  théâtre,  et 
passa  ses  dernières  années  dans  sa  villa  près  de  Florence,  où  elle 
mourut  en  1877. 

Les  contemporains  de  Lenau  rapportent  qu'il  simula  plusieurs 
fois  la  folie  :  c'était  un  fflcheux  symptôme  et  qui  ne  manquait 
pas  d'alarmer  ses  amis.  Il  se  plaignait  de  maux  de  tête  et  d'in- 
sonmies  ;  il  avait  de  brusques  changemens  d'humeur,  des  explo- 
sions de  joie,  suivies  de  lassitudes  muettes;  une  marche  pro- 
longée lui  coûtait.  C'est  en  cet  état  qu'il  essaya  de  saisir  une 
dernière  fois  le  bonheur  qui  lui  avait  toujours  échappé.  Au  mois 
de  juin  4844,  il  avait  accompagné  les  Reinbeckaux  eaux  de  Bade. 
Or,  un  jour,  il  se  trouva  placé  par  hasard,  à  table  d'hôte,  à  côté 
de  deux  dames  venant  de  Francfort  :  c'étaient  Marie  Behrends 
et  sa  tante.  On  lia  conversation,  et  trois  semaines  après  Lenau  et 
Marie  étaient  fiancés.  Marie  avait  trente-deux  ans  et  demi  ;  elle 
appartenait  à  une  famille  distinguée;  son  père,  qui  était  mort 
l'année  précédente,  avait  été  sénateur  et  syndic  de  la  ville.  Sur 
son  caractère,  il  n'y  a  qu'une  voix;  elle  était  sérieuse,  intelligentOi 
capable  de  dévouement.  Le  sentiment  qui  la  déterminait,  c'était 
à  la  fois  l'admiration  pour  le  poète  et  une  tendresse  compatis^ 
santé  pour  l'homme,  qui  semblait  malheureux  ;  elle  aussi  voulait 
«  le  guérir  (1).  »  Quant  à  Lenau,  l'espérance  lui  rendait  la  santé. 
«  Une  paix  joyeuse,  que  je  ne  croyais  plus  rencontrer  ici-bas, 
s'est  répandue  sur  ma  vie,  »  écrivait-il  à  Emilie  de  Reinbeck. 
Il  avait  h&té  les  fiançailles,  pensant  que  Sophie  s'inclinerait  de- 
vant le  fait  accompli.  Lorsque  à  son  retour  il  entra  chez  elle,  elle 
le  reçut  avec  ces  mots  :  «  Est-ce  vrai  ce  que  les  journaux  annon- 
cent?—  Oui,  répondit-il;  cependant,  si  vous  le  désirez,  le  ma- 
riage n'aura  pas  lieu  ;  mais  je  me  tuerai  ensuite.  »  Il  revint  à 
Stuttgart,  fort  ébranlé  ;  ses  amis  de  Vienne  lui  avaient  représenté 
que  see  ressources  n'étaient  peut-être  pas  suffisantes  pour  fon- 
der un  ménage  ;  un  traité  qu'il  venait  de  conclure  avec  le  libraire 
Cotta  n'était  pas  aussi  avantageux  qu'il  aurait  dû  l'être.  Ses  lettres 
à  Marie  respiraient  toujours  la  même  tendresse.  Mais  les  lettres 
de  Sophie  ne  cessaient  de  le  suivre  ;  elles  l'agitaient,  le  tourmen- 
taient, et  il  finit  par  demander  à  ses  hôtes  de  Stuttgart  de  ne 
plus  les  lui  remettre.  Voici  ce  que  raconte  Emilie  de  Reinbeck  : 
m  II  me  chargea  d'écrire  à  cette  femme  et  de  l'engager  à  garder  ses 

(1)  Toyei  ima  eoiirta  aotibe  de  Marie  Behrends  sur  ses  fiançailles,  avec  les 
letlm  4M  Lsain  loi  adrena,  dans  la  D$uê$eKê  Bumdêcfutu  de  décembre  1883. 


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SCS  HGTUE   DES  DEUX   MONDE». 

missives  pour  elle,  aussi  longtemps  qu'il  serait  malade.  II  avait, 
disait-il»  une  peur  terrible  de  ses  lettres  et  une  grande  répugnance 
pour  ses  déclarations  passionnées.  Elle  avait  été  dévoyée,  ajou- 
tait*iK  par  la  lecture  habituelle  des  romans  français,  qui  lui 
a>nùent  perverti  Timagination.  Elle  entendait  le  posséder  à  elle 
seule  et  ne  permettre  à  personne  de  tenir  la  moindre  place  dans 
son  Cif^ur.  Elle  ne  faisait  que  critiquer  tous  ses  amis  à  lui.  Je 
devais  insister  auprès  d'elle,  l'engager  à  se  ressaisir  et  à  reporter 
son  amour  sur  ses  eîifans.  » 

On  sait  le  reste.  Le  23  septembre,  une  paralysie  faciale  se 
litWlore.  Les  jours  suivans,  l'état  s'aggrave.  Le  malade  ne  dort 
plus,  déraisonne,  parle  de  voyager,  fait  des  plans  d'avenir,  bans 
In  nuit  du  12  au  13  octobre,  il  brûle  les  lettres  de  Sophie,  celles 
d*Émilie  de  Reinbeck  et  d'autres  papiers.  Le  19,  il  se  précipite 
sur  Emilie,  menace  de  l'étrangler,  puis  se  jette  à  ses  pieds  et 
implore  son  pardon.  Trois  jours  après,  le  fou  étant  devenu  dan- 
gereux, on  l'interne  au  château  de  Winnenthal.  En  1847,  conmie 
on  le  trouve  incurable,  il  est  transporté  à  l'asile  d'Oberdœbling, 
prh  de  Vienne,  où  il  attend  huit  années  encore  que  la  mort 
le  délivre.  Sophie  vient  tous  les  quinze  jours  à  l'asile;  on  lui 
entr'ouvro  alors  la  cellule  oti  est  assis,  muet  et  courbé,  son 
ancien  ami  qui  ne  la  reconnaît  plus. 

IV 

Sophie  Loàwenthal,  au  temps  de  ses  relations  avec  Lenau, 
avait  déjà  ses  trois  enfans,  deux  fils  et  une  fille.  L'atné  des  fils, 
Krnest,  fut  tué  à  la  bataille  de  Sadowa.  11  combattait  comme 
officier  dans  Taile  droite  autrichienne,  qui  fut  prise  en  flanc  par 
lu  seconde  armée  prussienne.  Zoé  Lœwenthal  épousa,  en  1852, 
la  baron  de  Sacken,  et  mourut  dix  ans  après,  âgée  de  quarante  ans. 
Le  plus  jeune  des  enfans  de  Sophie,  Arthur,  est  mort  le  14  dé- 
cembre 1905,  après  avoir  mis  ses  papiers  à  la  disposition  du 
professeur  Castle,  qui  en  a  tiré  les  deux  publications  qui  font 
l'objet  de  cet  article.  <«  Ce  livre,  est-il  dit  dans  la  préface  du  pli» 
important  des  deux  volumes,  ce  livre  lui  appartient,  non  seule- 
ment parce  que  son  nom  est  inscrit  sur  le  titre,  mais  parce  que 
chaque  page  est  marquée  de  la  droiture  de  ^on  caractère,  parce 
qu'il  n'a  pas  voulu  que  des  réticences  craintives  ou  des  arrière- 
pensées  pusillanimes  nuisent  à  la  manifestation  delà  vérité,  m 


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LE   MARTYRE   d'uN    POÈTE.  209 

Max  Lœwenlhal,  Tépoux  de  Sophie,  n'a  pas  conquis  la  renom- 
mée littéraire  qull  ambitionnait.  Ses  ouvrages  lyriques,  épiques, 
<lramatiques  sont  aujourd'hui  oubliés,  même  son  drame,  sur 
Charles  XII,  qu'il  avait  pourtant  réussi  à  faire  jouer  sur  le 
théâtre  de  la  Hofburg.  Mais  ses  services  administratifs  ont  été 
récompensés  par  le  titre  de  baron,  qu'il  a  légué  à  ses  descen- 
dans.  Il  est  mort  en  1872. 

Sophie,  plus  sage  que  son  mari,  a  écrit  un  seul  roman,  et, 
«près  l'avoir  écrit,  elle  l'a  mis  dans  ses  archives,  où  sans  doute 
11  dormirait  encore,  sans  le  souvenir  de  Lenau,  qui  continue  de 
planer  sur  l'auteur  et  le  protège  contre  l'oubli. 

Ce  roman,  intitulé  Mésallié,  est   dirigé  contre  l'esprit  de 
«aste,  plus  puissant,  parait-il,  en  Autriche  que  partout  ailleurs. 
On  est  mésallié  non  seulement  lorsque,  appartenant  à  la  classe 
noble,  on  se  marie  dans  la  bourgeoisie,  mais  encore  lorsqu'on 
épouse  quelques  quartiers  de  noblesse  de  moins  que  les  siens. 
On  est  placé  à  un  certain  échelon  social  :  en  descendre,  fût-ca 
pour  les  intérêts  les  plus  sacrés,  c'est  déshonorer  ses  ancêtres  et 
se  dégrader  soi-^même,  c'est  imprimer  une  tache  sur  son  blason. 
Et  la  qualification  de  mésalliance  ne  s'applique  pas  seulement 
à  celui  des  deux  conjoints  qui  descend,  mais  encore  à  celui  qui 
s'élève  ou  semble  s'élever.  Deux  sangs  différens  ne  doivent  pas 
se  mélanger  ;  lé  mélange  ne  pourrait  que  les  corrompre  l'un  et 
l'autre.  Une  jeune  femme  se  dit  mésalliée,  parce  qu'elle  délaisse 
sa  condition  bourgeoise  en  épousant  un  comte.  Une  autre  dit  * 
«  Je  suis  mésalliée  ;  la  mère  de  mon  mari  était  une  demoiselle 
d'origine  commune,  sa  grand'mëre  n'a  pas  de  nom,  tandis  que 
de  mon  c6té  on  pourrait  remonter  jusqu'au  douzième  degré  sans 
trouver  une  tache.  »  Elle  oublie  que  son  père,  le  prince  Roedem, 
^  épousé  une  bourgeoise.  Le  prince  Rœdern  a  pour  sa  femme 
tons  les  égards  d'un  parfait  gentilhomme,  mais  il  a  besoin  de 
toute  sa  ténacité  et  de  toute  l'autorité  de  son  propre  caractère 
X>our  la  faire  agréer  dans  le  monde  oii  il  l'a  introduite.  Ce  qui 
ajoute  à  l'effet  du  récit,  c'est  que  tous  les  membres  de  cette 
Camille  Rœdern  sont  essentiellement  et  foncièrement  bons,  sans 
^rpie  la  bonté  de  leur  nature  ait  pu  détruire  en  eux  la  force  du 
préjugé  ;  le  père  lui-même  parait  par  momens  chanceler  dans 
^es  principes.  Rœdern  a  deux  filles  ;  toute  leur  diplomatie  con- 
siste à  empêcher  leur  frère  de  suivre  l'exemple  du  père  en  épou- 
sant leur  cousine,  la  bourgeoise  Ria,  que  pourtant  elles  aiment 
Tom  XXXVII.  —  1907.  14 


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210  REVUE  DBS  DEUX  MONDES. 

comme  une  sœur.  Telles  sont  les  données  primitives  du  roman; 
elles  sont  intéressantes  et  caractéristiques  ;  elles  pouvaient  don* 
ner  lieu  à  d'heureux  développemens,  si  Fauteur  avait  voulu  se 
contenter  d'une  intrigue  naturelle,  simple  et  serrée.  Mais  elle 
perd  de  vue  à  tout  moment  son  point  de  départ,  et  s'égare  dan» 
des  épisodes  romanesques.  Adalbert  Rœdeirn,  le  fils  du  prince, 
rencontre  dans  le  parc  du  chflteau,  à  la  nuit  tombante,  un 
iiiconnu  qu'il  prend  pour  un  rival  ;  il  le  frappe  dû  lourd  pom- 
meau de  sa  canne,  et  lui  fait  au  front  une  profonde  blessure, 
qui  amène  plus  tard  la  folie;  il  s'ensuit  une  séance  en  cour 
d'assises,  où  Ria  sauve  son  cousin  par  une  série  de  ruses  dignes 
d'un  juge  d'instruction.  Un  banquier  dispose  de  son  héritage  par 
un  acte  écrit  de  sa  main;  après  sa  mort,  où  cherche  en  vain 
l'acte  parmi  ses  papiers  ;  on  finit  par  le  trouver  en  rouvrant  le 
cercueil,  dans  une  petite  cassette  qu'une  servante  avait  déposée 
sur  la  poitrine  du  défunt.  Il  est  probable  que  l'auteur,  si  elle 
avait  dû  publier  son  roman,  en  aurait  élagué  ou  redressé  cer* 
tains  détails.  Tel  qu'il  nous  est  donné  aujourd'hui,  il  dénote  de 
l'observation  et  contient  des  traits  de  mœurs  intéressans,  mais 
le  plan  en  est  fort  décousu. 

Sophie  Lœwenthal  est  morte  à  Vienne  le  9  mai  4889,  dans 
sa  soixante^dix-neuvième  année.  Elle  a  occupé  la  dernière  partie 
de  sa  vie  à  élever  les  enfans  de  sa  fille  Zoé,  à  soutenir  une 
salle  d'asile  à  Traunkirchen,  enfin  et  surtout  à  recueillir  et  à 
conserver  tous  les  souvenirs  dc'son  poète,  à  suivre  les  publica-^ 
tions  qui  se  faisaient  sur  lui,  et  auxquelles  elle  collaborait  par- 
fois, soit  par  les  renseignemens  qu'elle  pouvait  fournir,  soit  par 
la  communication  de  pièces  inédites.  A  l'heure  actuelle,  une 
édition  complète  des  œuvres  de  Lenau,  avec  les  variantes  des 
premières  éditions,  les  essais  de  jeunesse  et  la  correspondance, 
est  encore  à  faire.  Quand  elle  se  fera,  Sophie  Lœwenthal  y  aura 
contribué  pour  une  bonne  part  :  ce  sera  son  excuse,  si  elle  en  a 
besoin,  auprès  de  la  postérité. 

A.    BOSSBRT. 


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HEVUE  SCIENTIFIQUE 


LA  VARIÉTÉ  DES  FORMES  VIVANTES 
ET  LA  FIXITÉ  DU  FONDS  VITAL 


H  faut  en  beaucoup  de  choses  distingaer  la  tonne  et  le  tond,  la 

^^^e  et  la  substance,  n  le  faut,  en  particulier,  dans  l'ordre  des 

^^Jets  naturels.  C'est  sous  ces  deux  pohits  de  vue  que  l'on  a  envisagé 

^^  animaux  et  les  plantes.  On  y  peut  considérer  la  tonne  et  la  vie  :  la 

^^  <Iiii  a  pour  support  une  matiàre,  la  matière  vivante  avec  ses  pro- 

^^^tés  statiques  et  dynamiques;  et,  d'autre  part,  la  torme  des  corps, 

p  ^^nflguration  des  édifices  animés  avec  ses  traits  spéciaux  de  sur- 

^^^    ou  d'ossature.  Des  sciences  distinctes  se  sont  établies  sur  cette 

^^^^^ence  de  points  de  vue  :  d'un  c6té  les  sciences  morphologiquei^ 

'^^  que  Vanatomiê,  la  zoologie  et  la  botanique  proprement  dites, 

^^«^hées  à  la  description  des  tormes,  et  d'un  autre  c6té,  ]a  physiologie 

^^^^^aU  qui  envisage  les  manifestations  de  la  substance  vivante, 

r^^t.raction  faite  des  figures  qu'elle  revêt,  qui  étudie,  en  un  mot^  le 

^*^^ae^  pital. 

1^  y  a  plus  de  trente  ans  que  ces  deux  points  de  vue  se  sont  pré- 
^^^^9  comme  distincts  et  séparés,  puisque  c^est  avant  1876  que  Claude 
^^^^^^ard  a  Jeté  les  tondemens  de  la  Physiologie  générale,  et  a  établi 
^^  ^^^  science  sur  cette  distinction  môme.  Il  fallait,  pour  cela,  démon- 
l»^^^^  nettement  l'existence  d'un  fonds  commim  à  tous  les  êtres  vivans, 
{^  ^^^s  partout  reconnaissable  et  partout  conservé,  à  travers  les  va- 
l.^^'^^és  ou  les  variations  morphologiques  ;  et  c'est  bien  ce  qu'a  fait  111- 


^"^re  physiologiste. 

Hfut  donc  entendu  et  convenu,  dés  ce  moment,  que  les  lois  mor- 


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212  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

phologiijnes  devaient  être  compatibles  avec  cette  règle  fondamenlale 
de  ronité  vitale.  La  zoologie  et  la  botanique  d*an  côté,  la  physiologie 
générale,  de  Tautre,  formèrent  des  domaines  distincts,  des  élats  indé- 
pendans,  mais  non  point  ennemis.  Les  doctrines,  les  hypothèses  fon- 
dées sur  la  considération  des  formes,  de  leurs  enchainemens,  de  leur 
succession,  ne  furent  point  considérées  par  les  physiologistes  comme 
contradictoires  au  principe  de  leur  science.  Ceux  d'entre  eux  qui,  sor- 
tant de  leur  compartiment  professionnel,  voulurent  se  mêler  au  mou- 
vement de  leur  temps,  ont  pu  être  transformistes,  évolutionnistes 
selon  Lamarck,  Darwin  ou  de  Yries,  partisans  de  la  ségrégation  ou 
des  mutations  périodiques,  sans  renier  leur  fixisme  physiologique, 
d'ailleurs  relatif  conune  il  sera  dit  tout  à  Theure.  Et,  par  réciprocité, 
les  naturalistes  les  plus  attachés  à  la  doctrine  de  l'évolution  et  à  ses 
différentes  f(#.  mes  ne  furent  point  gênés  dans  leurs  convictions  par 
l'affirmation  d'un  fonds  vital  commun  chez  des  êtres  dont  les  formes 
et  les  degrés  de  complication  structurale  les  intéressaient  seuls. 

Les  biologistes  de  profession  sont  donc  fort  étonnés  de  voir  aujour- 
d'hui des  publicistes  annoncer  la  faillite  du  transformisme.  Et  pour- 
quoi? parce  qu'ils  redécouvrent  la  permanence  du  fonds  vital  sous  le 
déguisement  des  formes  changeantes.  Des  philosophes  peuvent  être 
déçus,  si,  ayant  fait  de  l'évolution,  —  et  de  l'évolution  rapide,  — 
l'unique  loi  du  monde  vivant,  ils  aperçoivent  tout  à  coup  un  ordre  de 
phénomènes  qui  résiste  à  cette  loi  ou,  plutôt,  qui  lui  obéit  plus  lente- 
ment. Les  naturalistes  et  les  physiciens  sont  plus  habitués  à  ces 
restrictions  des  lois  prétendues  d'abord  universelles.  Ils  admettent 
parfaitement  que  le  transformisme  peut  consister  en  une  simple  va- 
riation des  formes  animales.  Ils  ont  appris  jadis,  sans  étonnement 
que  «  ce  qui  change,  ce  qui  se  transforme,  ce  qui  s'adapte,  c'est  la 
forme,  c'est  l'ossature,  c'est  l'apparence  extérieure  des  êtres...  »  n  y 
a  beaux  jours  qu'ils  ont  entendu  des  formules  conune  celle-ci  :  «  Le 
nombre  des  formes  animales  peut  être  infini,  la  matière  dont  elles  sont 
constituées  reste  unique...  »  Avec  les  restrictions  convenables,  rien 
n'est  plus  vrai  que  cette  assertion,  et  rien  n'est  moins  neuf. 

La  fixité  du  fonds  vital,  l'école  nouvelle  ne  l'entend  pas  conune 
nous.  Au  Heu  de  lui  conserver  la  base  solide  des  faits  sur  lesquels 
Claude  Bernard  l'a  établie^  eUel'étaye  sur  des  conceptions  intéressantes, 
mais  singulièrement  fragiles.  Elle  en  fait. un  principe  absolu,  tandis 
que  nous  la  regardons  conmie  une  vérité  relative  dont  il  faut  mesurer 
la  portée  et  tracer  les  limites  avant  d'en  tirer  les  conséquences.     \ 


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REVUE   SCIENTIFIQUE.  213 

Et  il  résnlte  de  tout  cela  (pi'au  Heu  de  faire  bon  ménage  avec  Tin- 
stabilité  des  formes  anatomiques,  la  fixité  du  fonds  vital  en  devient  au 
contraire  la  négation.  Celle-ci  détruit  celle-là  et  subsiste  seule  comme 
règle  et  comme  loi.  Le  transformisme  s'écroule.  L'évolution  dispa- 
raît; elle  n'est  plus  qu'une  erreur  monumentale  de  l'esprit  himiain. 
L'adaptation,  exact  contre-pied  de  la  réalité,  sombre  dans  le  naufrage 
universel. 


Les  physiologistes,  les  disciples  de  Claude  Bernard,  déclinent  toute 
responsabilité  dans  la  catastrophe  philosophique  ainsi  prophétisée. 
Celui  qui  signe  ces  lignes,  en  particulier,  se  défend  d'y  avoir  aucune 
part,  bien  que  l'école  nouvelle,  qui  compte  d'ailleurs  dans  ses  rangs 
des  philosophes  et  des  lettrés  de  marque,  MM.  Jean  Weber,  Jules  de 
Gaultier,  L.  Corpechot,  Paul  Adam,  ait  fait  quelque  bruit  de  sa  pré- 
tendue conversion.  C'est  à  tort  que  l'on  a  interprété  dans  ce  sens  une 
lecture  faite  le  25  octobre  dernier  à  la  séance  annuelle  des  cinq  Aca- 
démies. 

Cette  lecture  était  consacrée  à  un  sujet  plus  modeste.  Il  s'agissait 
d'exposer  les  principes  sur  lesquels  repose  la  cure  par  déchloruration, 
découverte  thérapeutique  récente  due  à  M.  F.  Widal  et  à  ses  élèves, 
MM.  Javal,  Achard,  Ambart.  C'était  une  matière  un  peu  aride  pour  le 
lieu  et  pour  l'auditoire  :  l'auteur  avait  essayé  de  l'élargir,  en  terminant 
son  exposé  par  quelques  réflexions  générales.  Considérant  les.  cellules 
.vivantes  dont  l'assemblage  constitue  les  organismes  supérieurs,  l'au- 
teur comparait  una  fois  de  plus  le  corps  de  l'homme  ou  de  l'animal  à 
une  cité  populeuse  dont  ces  cellules  seraient  les  citoyens  anatomiques. 
«  Si,  d'un  animal  à  Tautre,  ces  organites  élémentaires  sont  assemblés 
en  des  formes  architecturales  différentes,  ils  vivent  pourtant  de  la 
même  manière,  s'alim^tent,  digèrent,  respirent,  excrètent  de  même, 
détruisent  et  édifient  de  la  môme  façon  les  principes  chimiques  im- 
médiats. Le  f(md$  vital  est  commun  à  tous,  et  presque  fixe. 

m  Au  contraire,  les  assemblages  morphologiques  en  organes, 
appareils,  formes  individuelles,  formes  spécifiques,  sont  prodigieu- 
sement diversifiés.  —  Si  l'orr  met  cette  unité  du  fonds  vital  en  regard 
de  l'infinie  variété  des  formes,  des  structures,  des  aspects,  on  ne 
peut  s'empêcher  de  comparer  l'œuvre  de  la  nature  à  celle  d'un  fon- 
deur qui  jetterait  dans  des  moules  spécifiques,  à  chaque  instant  modi- 
fiés et  adaptés  aux  besoins  du  jour  ou  aux  suggestions  de  l'heure 


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r?  -,l^ 


2i4  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

présente,  un  métal  toujours  le  même.  Et,  ainsi,  en  face  du  transfor- 
misme illimité,  effréné,  éperdu  des  formes  zoologiques,  se  dresse 
en  un  saisissant  contraste  la  fixité  relative  du  fonds  physiologique.  » 

Et,  plus  loin,  résumant  sa  pensée  en  une  formule  plus  brère  et 
déjà  employée  d'aOleurs  dans  son  livre  sur  La  Vie  et  la  Mort,  l'auteur 
disait  :  a  Les  êtres  vivans  différent  infiniment  plus  par  leur  morpho- 
logie que  par  leur  physiologie.  » 

C'est  là  une  doctrine  qui  n'est  point  nouvelle.  La  génération  pré- 
sente Ta  reçue  de  Claude  Bernard,  qui  lui-même  ne  l'a  pas  créée  de' 
pied*en  cap,  mais  l'a  coordonnée,  précisée  et  assise  sur  un  fondement 
expérimental  solide.  Les  termes  mêmes  dans  lesquels  elle  est  ici 
exprimée  se  retrouveraient  dans  les  écrits  ou  dans  l'enseignement  du 
vieux  maître  disparu.  Si  cette  manière  de  voir  oppose  la  fixité  relative 
du  fonds  vital  à  la  variété  des  formes  vivantes,  c'est  dans  un  conU'aste 
suggestif  et  non  point  dans  une  contradiction  irréductible  et  dans  un 
antagonisme  imaginaire.  Et,  puisqu'elle  est  détournée  ici,  par  des 
interprétateurs,  de  sa  véritable  signification,  il  importe  de  montrer 
comment  est  entendue  parles  physiologistes  cette  doctrine  de  l'Unité 
vitale  qui  prétend  à  n'être  point  confondue  avec  d'autres  doctrines 
beaucoup  plus  hasardeuses. 

II 

n  y  a  donc  dans  les  êtres  vivans  deux  choses,  la  forme  et  la  vie. 
Cest  cette  formule  même  «  la  Forme  et  la  Vie  »  qu'un  naturaliste  très 
pénétrant,  H.  F.  Houssay,  donnait  pour  titre,  il  y  a  quelques  années,  i 
l'ouvrage  remarquable  dans  lequel  il  a  su  faire  tenir  le  monde  animal 
envisagé  sous  ses  divers  aspects.  La  formule  résume  bien,  en  effet, 
tout  l'animal,  l'être  vivant  tout  entier.  La  première  notion  que  noud 
ayons  des  animaux,  c'est  celle  de  formes  visibles,  individuellement 
discernables  et  reconnaissables.  Elles  sont,  de  plus,  très  diversifiées 
de  l'une  à  l'autre,  du  chien  à  l'oiseau,  au  poisson,  au  ver,  à  l'huître. 

Tout  le  monde  sent  en  outre,  et  plus  ou  moins  vaguement,  que  ces 
êtres  ont  quelque  chose  en  commun  par  quoi  ils  se  ressemblent  entre 
eux  et  diffèrent  des  objets  inanimés;  mais  il  est  aussi  difficile  d'expli- 
quer en  quoi  consiste  cet  attribut  commun  qu'il  est  facile,  au  contraire, 
de  décrire  la  figure,  la  taille,  la  couleur,  c'est-à-dire  les  qualités  de 
la  forme  visible. 

L'histoire  naturelle  s'est  longtemps  bornée  à  cette  dernière  tâche. 
Ellle  se  contentait  de  la  considération  des  formes,  soit  extérieures, 


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RSTUE   SCIENTIFIQUE.  215 

c*e8l-à-dire  d'aspect,  soit  intérieures,  c'est-à-dire  de  structure  :  Fêtre 
vivant  était  décrit  comme  un  édifice,  dont  on  représente  d'abord  l'élé- 
vation en  une  sorte  de  tableau;  puis,  au  moyen  des  plans  et  des 
coupes,  la  distribution  des  parties  et  l'armature  ou  charpente.  La 
zoologie,  la  botanique  ont  été  surtout  des  sciences  anatomiques  ou 
morphologiijues,  c'est-à-dire  attachées  exclusivement  à  la  description 
des  formes. 

Ce  n'est  que  plus  tard  qu'a  pu  être  abordée  l'étude  des  inexpri- 
mables qualités  dont  l'ensemble  forme  le  quid  commune^  le  fonds 
commun  de  l'animalité  :  et  cette  préoccupation  répond  à  la  création 
d'une  science  nouvelle,  la  physiologie  générale,  avec  son  annexe, 
Tanatoinie  générale. 

La  date  de  cette  rénovation  des  études  biologiques  se  place  vers 
le  milieu  du  siôcle  dernier.  Jusque-là,  la  considération  du  fonds  vital 
fut  sacrifiée  à  ceUe  de  la  forme.  Aujourd'hui,  nous  voyons  une  exa- 
gération contraire.  La  forme  est  subordonnée  au  fond  par  H.  Le 
Danteo;  les  lois  morphologiques  sont  sacrifiées  à  la  loi  physiologique 
par  M.  Quinton  et  ses  amis.  Ce  sont  là  des  excès  de  l'esprit  logique,  et 
surtout  de  l'esprit  de  système.  Un  profond  philosophe,  M.E.  Boutroux, 
voit  un  défaut  de  l'esprit  français  dans  cette  inaptitude  à  concevoir 
la  coexistence  des  «  contraires  »  ou  seulement  des  «  divers.  »  Ne 
pouvant  faire  vivre  en  conciliation  ces  idées,  cependant  compatibles, 
de  la  diversité  extrême  des  formes  vivantes  avec  la  constance 
relative  du  fonds  vital,  les  esprits  systématiques  ont  accordé  la  préé- 
minence tantôt  à  l'une,  tantôt  à  l'autre.  Pour  les  anciens,  pour  Aris- 
tote,  l'être  vivant  était  tout  entier  dans  la  forme.  Guvier  a  pensé 
de  même.  Il  disait  :  «  La  forme  des  corps  vivans  leur  est  plus  essen- 
tieUe  que  leur  matière.  »  L'histoire  naturelle^  selon  lui,  devait  raconter 
et  expliquer  «  les  formes  extérieures  et  intérieures  des  végétaux  et  des 
animaux.  » 

Mais,  d'autre  part,  et  en  appliquant  le  critérium  même  de  Cuvier 
et  des  naturalistes,  d'après  lequel  l'importance  d'un  caractère  s'ap- 
précie à  sa  généralité  et  à  sa  constance,  ne  faudra-t-Il  point  dire  que 
le  fonds  vital  relativement  permanent  et  universel  doit  primer  la' 
forme  toujours  mobile  et  changeante?  Ainsi,  suivant  les  temps  et  les 
écoles,  c'est  le  point  de  vue  de  l'histoire  naturelle  que  l'on  voit 
dominer  on  c'est  le  point  de  vue  de  la  physiologie  générale.  Disons 
qu'ils  doivent  se  concilier  et  non  s'exclure. 


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216  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 


III 

'  Le  nom  de  physiologie  générale  n'est  pas  significatif;  il  exprime 
mal  la  nature  d*ane  science  alternativement  statique  et  dynamique 
qui  considère  également  Tactivité  et  la  structure  de  la  matière  vivante. 
Son  objet  est  l'étude  de  la  vie,  de  la  vie  considérée  comme  l'attribut 
universel  des  animaux  et  des  plantes,  sans  distinction  de  règne,  d'em- 
branchement, de  classes,  de  familles,  de  genres  ni  d'espèces;  c'est 
l'étude  de  la  vie  élémentaire,   du  fonds  vital. 

Et  d'abord,  il  fallait  établir  l'existence  et  la  nature  de  ce  fonds 
vital,  de  ce  quelque  chose  de  commun  que  le  sentiment  instinctif 
des  honmies  a  soupçonné  et  qui  est  impliqué  dans  l'appellation 
équivoque  d'êtres  vivans  appliquée  aux  animaux  et  aux  plantes. 

Nous  avons  dit  que  Claude  Bernard,  —  dont  le  nom  symbolise  id 
un  groupe  de  savans  dont  il  fut  le  plus  éminent,  —  l'avait  fait.  Déjà 
avant  1868,  «  sous  les  déguisemens  des  formes  vivantes,  il  avait  re- 
connu l'existence  d'un  fonds  identique  (1)  ;  »  son  oreille  exercée  avait 
saisi,  «  à  travers  l'instrumentation  surchargée  de  l'œuvre  vitale,  te 
bourdonnement  reconnaissable  d'un  thème  constant.  »  Dès  cette 
époque,  il  n'avait  plus  qu'à  suivre  les  preuves  d'une  vérité  que  sdn 
intuition  et  son  expérience  lui  avaient  révélée.  Pour  passer  à  la  dé- 
monstration  et  établir  que  les  plantes  et  les  animaux  vivent  de  la 
même  manière,  il  a  su  pénétrer  jusqu'au  fond  intime  des  fonctions 
vitales,  jusqu'aux  conditions  fondamentales  de  la  nutrition,  de  la 
respiration,  de  la  digestion,  et  les  montrer  réalisées  d'une  manière 
identique,  partout  et  toujours,  d'un  bout  à  l'autre  du  règne  vivant» 

•  L'illustre  physiologiste  a  rempli  ce  programme  dans  les  six  années 
qui  s'écoulèrent  de  1869  à  1875,  et  les  résultats  de  ce  travail  considé 
rable  sont  exposés  dans  son  livre  sur  Les  phénomènes  de  la  vie  com^ 
mune  aux  animaux  et  aux  plantes.  U  est  extraordinaire  que  cette  œuvre 
grandiose  où  Cl.  Bernard,  suivant  une  marche  à  la  fois  ferme  et 
savante,  a  déployé  tant  de  ressources,  soit  inconnue  des  écrivains 
d'aujourd'hui  au  point  qu'ils  en  prennent  les  conclusions  pour  te 
pastiche  de  quelque  nouveauté  contestable. 

n  y  a  donc  quelque  trente  ans  qu'ont  été  fixés  les  traits  nécessaires, 
permanens,  communs  aux  êtres  vivans.  Faire  connaître  isolément 
ces  traits  et  les  synthétiser  ensuite  en  un  tout,  c'est  définir  la  vie 

(1)  Revue  physiologique,  mars  1879,  p.  299. 


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f^W^^^: 


REVUE   SCIENTIFIQUE.  217 

^iéinentttire,  le  fonds  vital  universel.  Ce  n'est  pas  le  lieu  d'exposer  une 

^ois  de  plus  ces  notions  devenues  classiq[ues.  Disons  seulement  pour 

tes  résumer,  que  la  communauté  des  phénomènes  de  la  vitalité  chez 

tes  ôtres  vîvajis  repose  sur  la  communauté  de  leur  structure  anato- 

^qvie,  l'analyse  microscopique  ayant  montré  que  tous  sont  résolubles 

^  cellules  ou  organites  élémentaires  équivalens  ;  sur  la  communauté 

"ô  composition  chimiqpie  de  la  matière  vivante,  l'analyse  chimiqpie 

^ya.nt  révélé  l'analogie  de  composition  de  tous  les  protoplasmes;  sur 

'"^e  oommunauté  d'évolution  qui  amène  l'être  à  grandir  et  à  se  déve- 

°Pl>^r  jusqu'à  ce  qu'il  se  divise;  sur  ime  propriété  de  reproduction; 

®   ^i:ifln,  et  surtout  sur  une  propriété  d'accroissement  ou  «  nutrition  » 

V^^  oonsiste  en  une  relation  d'échanges  avec  le  miUeu  ambiant. 

IV 

.  ï-*existence  du  fonds  anatomique  universel  est  affirmée  par  la  doc- 
-  ^^^  cellulaire.  L'animal  ni  la  plante  ne. sont  des  unités  indivisibles, 
^  ^tres  vivans  sont,  formés  d'un  organite,  d'une  cellule  (proto- 
^^^*"C8  et  protophytes)  ou  d'un  assemblage  de  cellules  (métazoaires, 
^^^-phytes)  groupées  suivant  un  plan  qui  préserve  l'animal  ou  la 
^^^^  tjd  de  ressembler  à  une  cohue  désordonnée. 

l^^animal  est  donc  une  «  multitude,  »  selon  le  mot  de  Goethe,  «  une 
c:fen,  »  suivant  l'expression  non  moins  juste  de  Hegel;  une  «  cité,  » 
.  *^^^Xî  une  comparaison  chère  à  Claude  Bernard.  Les  citoyens  de  cette 
^^      ont  en  eux-mêmes  le  ressort  de  leur  vie  qu'ils  n'empruntent  ni 
^^^utîrent  des  voisins,  ni  de  l'ensemble.  Ces  élémens  anatomiq[ues 


i^^ti, 


,  ^nt  de  môme  :  ils  digèrent,  respirent,  se  nourrissent  sensiblement 

^    ^-^même  façon,  comme  le  font  tous  les  hommes  ;  et  c'est  là  1q  fonds 

^'^^^  commun.  Mais  en  outre,  chacun  a  sa  tâche  particulière,  son 

^^^t.^er,  sa  profession,  son  industrie,  ses  talens,  par  lesquels  il  con- 

^^*^xie  à  la  vie  sociale  et  paï*  laquelle  il  en  dépend,  n  est,  en  même 

^,  **^l)s  qu'un  être  autonome,  un  élément  de  l'ensemble,  une  pierre  de 

^ifice  municipal  ou  national.  . 

Kq  acceptant  cette  assimilation  de«  l'être  organisé  à  une  cité,  ce 

j^^^-*^"*  les  citoyens  anatomiques,  comme  nous  les  ayons  appelés,  c'est- 

^^^^e  les  habitans,  envisagés  au  point  de  vue  purement  zoologique, 

^^^  Sont  les  composans  véritablement  actifs,  les  dépositaires  réels  du 

^^s  vital.  La  base  de  l'alimentation  est  la  même  pour  tous  :  il  leur 

^^    ^e  l'eau,  dos  matériaux  azotés  et  ternaires  analogues,  les  mêmes 

^  t^ancos  minérales,  le  même  gaz  vital,  l'oxygène.  Il  n'est  pas  moins 

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^ 


t 


218  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

nécessaire  ^e  les  déchets  et  les  matières  usées,  très  semblables  en 
tous  points,  et  toujours  incommodes,  insalubres  ou  dangereux  soient 
enlevés  et  transportés  aux  décharges  et  de  là  hors  de  l'enceinte. 

Et»  d'autre  part,  si  l'animal  est  une  ville,  la  formt  typique  qui  est  ^ 

son  trait  signalétique  par  excellence  est  représentée  par  la  forme  exté- 
rieure de  l'agglomération  urbaine  et  par  son  organisation,  c'est-à^ 
dire  par  l'ensemble  de  ses  institutioiïs,  de  ses  moyens  de  commu- 
nication, de  ravitaillement^  de  ses  conduites  et  de  ses  décharges.  La 
configuration  de  la  ville  dépend  de  mille  circonstances  extérieures, 
du  cours  d'une  rivière  ou  du  transit  d'une  route  où  s'est  établi  le 
premier  fondateur,  de  la  forme  de  la  vallée  et  de  la  disposition  des 
GolUnes  et  de  leur  orientation;  et  quant  à  l'organisation,  elle  est  sou- 
mise à  tant  de  conditions  de  temps,  de  lieu,  de  degré  de  dvilisalion, 
que  la  variété  de  tous  ces  traits  est  bien  propre  à  donner  une  idée  de 
la  variété  et  de  la  mutabilité  des  formes  animales  en  contraste  avec 
rinvariabilité  relative  du  fonds  vital  commun  à  ses  habitans. 

Mais  les  comparaisons  de  ce  genre,  si  elles  ont  l'avantage  de  don- 
ner une  expression  concrète  à  nos  conceptions,  ont  aussi  leur  danger. 
L'image  que  l'on  substitue  à  l'objet  réel  ne  lui  est  jamais  exactement 
superposable  et  risque  d'en  donner  une  idée  fausse.  Ici,  par  exemple,  ^^  ., 

il  n'est  pas  certain  que  le&élémens  anatomiques,  les  cellules  oonsti-  — ^. 

tuantes  du  corps  animal  soient  aussi  indépendantes  les  unes  des  ^^^^ 

autres  que  peuvent  l'être  les  citoyens  d'une  ville.  L'animal  composé,  ,^  ^, 

le  métazoaire,  n'est  ni  quant  à  sa  forme,  ni  quant  à  sa  vie,  une  simple  ^=^  4a 

agglomération  de  cellules  contiguës.  Certains  naturalistes,  comme  ^^.me 

Sedgwick  en  1895,  ont  prétendu  que  le  corps  animal  était  non  pas  un  ^"■^-«n 

agrégat,  mais  un  réseau  dont  les  cellules,  au  lieu  de  rester  indépen- 
dantes, se  rattachaient  les  unes  aux  autres  par  de  grêles  prolonge- 
mens,  par  des  ponts  protoplasmiques.  Et,  de  fait,  on  trouve  une 
disposition  de  ce  genre  dans  les  cellules  sous-épidermiques  et  en        ^m^k^u 
général  dans  les  élémens  du  mésenchyme  anastomosés  en  réseau  :  le  ^^M^  le 

S]Fstème  nerveux,  lui-^méme,  envisagé  dans  sa  totalité,  ne  serait  autre         ^^  -*^® 
chose,  d'après  les  adversaires  de  la  doctrine  du  neurone,  E.  Pflûger,  «  "'^■^•ï*» 

0.  Schmlz  et  d'autres,  qu'une  masse  unique,  une  sorte  d'amide  gigan 


tesque.  Toutefois,  ces  restrictions  à  la  doctrine  cellulaire  ne  peuvent  ^'^^^^t 
avoir  qu'une  répercussion  insignifiante  sur  la  conception  du  fonds  ^Mda 
vital  universel  prouvé  par  l'unité  anatomique  des  êtres  vivans. 


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REVUE   SaENTlFlQUB.  219 


L'unité  ddndqm  des  êtres  yiyaas  n'est  pas  douteuse.  On  peut  résu- 
mer ToBuvre  de  la  chimie  physiologique  depuis  trois  quarts  de  siècle 
en  disant  qu'elle  a  établi  la  très  grande  analogie  de  composition  de 
leur  substance  fondam^dtale.  Cette  identité  essentielle  de  composition 
des  corps  organisés  est  le  meilleur  soutien  de  la  conception  d'un 
fonds  vital  universel.  Historiquement,  elle  en  a,  d'ailleurs,  fourni  la 
première  expression. 

n  y  a  donc  une  matière  vivcmte  :  Buffon  Ta  déclaré  le  premier  ; 
Biais  il  s'en  faisait  une  idée  fausse,  n  croyait  à  une  sorte  de  «  corps 
simple  »  dépositaire  d'un  rudiment  de  vie»  exclusif  aux  animaux  et 
aux  plantes.  Ce  n'est  pas  cela;  ce  n'est  pas  davantage  uil  principe 
immédiat,  une  substance  chimiquement  définie  :  c'est  un  complexe, 
caractérisé  à  la  fois  par  uu  arrangement  physique  colloïdal  encore 
inconnu  et  par  un  mélange  en  proportions  variables  de  certaines 
matières  protéiques  :  c'est  une  sorte  de  constellation  dont  l'analyse 
chimique  ne  sait  recueillir  que  les  débris. 

Cette  matière  vivante,  nommée  protoplasme  par  la  plupart  des  ana- 
tcmiistes ,  peut  être  considérée,  dans  one  première  approximation, 
comme  une  substance  unique,  sans  forme  dominante,  identique  dans 
lee  animaux  et  dans  les  plantes  ;  c'est  en  elle  que  s'incaxne  la  vie  dans 
ce  qu'elle  a  de  simple,  d'universel  et  de  permanent,  la  vie  à  l'état  de 
nudité,  dépouillée  de  tout  attribut  accessoire.  Huxley  en  faisait  «  la 
(hase  physique  de  la  vie.  »  lies  organismes  vivans,  «  leurs  divers 
rouages,  les  cellules,  nous  représentent  seulement  des  moulages  dilTé- 
rens  de  cette  matière  unique  (1).  —  Jetée  dans  différons  moules, 
entourée  d'une  enveloppe,  munie  d'un  noyau,  la  matière  protoplas- 
jnique  constitue  la  base  de  toute  oi^aLlsation  animale  ou  végé- 
tale. » 

n  ne  faut  voir  dans  ces  formules  de  Claude  Bernard  qu'une  pre- 
mière approximation  de  la  vérité  réelle.  Le  protoplasme  n'est  point,  en 
effet,  une  substance  unique,  mais  une  catégorie  de  substances  qui 
pouvait  être  distinguées  et  sériées  et  qui  se  caractérisent  précisément 
par  leur  instabilité,  n  n'y  a  point  un  seul  protoplasme  ;  fl  y  en  a  une 
infinité,  autant  qu'il  y  a  d'individus  distincts  et,  peut-être,  de  parties 
distinctes  dans  l'individu.  Mais  cette  variété  ne  repose  certainement 

(1)  Ce  sont  les  phrases  textueUes  dans  lesquelles  se  traduisait  la  pensée  de  Claude 
Bernard.  Bêoum  philosophique  de  1879,  p.  305  et  407. 


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220  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

que  sur  des  dififérences  extrômement  faibles.  Tous  ces  protoplasmes 
ont  une  composition  très  analogue.  Et  en  négligeant  les  minimes 
variations  individuelles,  spécifiques,  génériques  et  ordinales  il  est 
permis  de  parler  «  au  singulier  »  du  protoplasme  et  de  la  matière 
vivante.  La  ressemblance  chimique  fondamentale  de  tous  les  proto- 
plasmes est  certaine,  et  c'est  ce  qui  autorise  à  décrire  leur  composi- 
tion typique  qui  se  ramène  à  un  mélange  de  matières  protéiquesà 
noyau  hexonique  ou  de  polypeptides.  M.  Le  Dantec  a  insisté  avec 
raison  sur  la  diversité  des  protoplasmes.  Suivant  ce  biologiste,  le 
protoplasme  serait,  en  effet,  individuel.  Pour  parler  conmie  lui,  il 
faudrait  dire  que  la  substance  chimique  de  Pierre  est  non  seulement 
de  la  «  substance  d'honmie,  »  mais,  en  tous  lieux  du  corps,  dans 
toutes  ses  cellules  constituantes,  l'exclusif  protoplasma  de  Pierre, 
différent  de  celui  de  Paul. 

Si  Ton  pousse  les  choses  à  ce  degré,  si  l'on  ferme  les  yeux  aux 
analogies  pour  ne  s'attacher  qu'aux  différences,  si  l'on  se  refuse  à 
abstraire  et  à  généraliser,  on  se  trouvera  donc  conduit  à  admettre  une 
variété  dans  les  protoplasmes,  c'est-à-dire  dans  la  matière  vivante,  qui 
correspondra  à  la  variété  dans  les  formes  vivantes.  Et  ainsi,  s'éva-. 
nouirait,  sur  ce  terrain  spécial,  l'opposition  ou  le  contraste  que  nous 
ne  cessons  de  signaler  depuis  le  début  de  cette  étude  entre  l'unité  du; 
fonds  vital  et  la  multiplicité  des  formes  vivantes.  » 

Mais  ce  serait  un  abus  de  raisonner  de  cette  façon.  L'œuvre  de  la 
science  consiste  à  abstraire  le  détail.  Et  M.  Le  Danteo  lui-même 
pour  arriver  à  la  notion  du  protoplasme  individuel  a  dû  opérer  une 
abstraction  de  ce  genre  :  il  a  négligé  la  diversité  des  protoplasmes 
des  divers  organes. 

L'expérience,  d'ailleurs,  a  prononcé  sur  ce  point.  On  a  comparé 
les  protoplasmes  d'êtres  très  inférieurs,  d'organismes  monocellulaires 
de  champignons  myxomycètes  (asthalium),  de  globules  de  levure  aux 
protoplasmes  de  cellules  libres  (leucocytes)  d'animaux  très  élevés  tels 
que  les  mammifères.  La  nature  des  composans  protéiques  libérés  par 
la  désagrégation  du  protoplasme  a  été  trouvée  la  même  dans  les 
deux  cas  par  Reinke  et  Rodewald.  On  y  a  reconnu  également  les 
mêmes  hydrates  de  carbone,  les  mêmes  graisses,  les  mêmes  sels  mi- 
néraux, les  mêmes  fermens.  On  a  cependant  trouvé  une  différence  : 
mais  elle  est  d'ordre  secondaire.  Elle  porte  non  sur  la  nature  des  sub- 
stances, mais  sur  leur  nombre.  En  passant  de  la  cellule  œuf  à  l'orga- 
nisme adulte,  ou  de  l'organisme  inférieur  à  un  organisme  plus  élevé 
le  nombre  des  substances  protéiques  augmente  par  suite  de  modiûca- 


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nEVUE    SCIKNTIFIQUE.  221 

'dons  dans  les  rapports  (juantitatifs  de  composés  chimiques  d'ailleurs  S 

identiques.  ' 

En  résumé,  la  variation  du  fonds  vital  est  minime  par  rapport  à  ^ 

^îelle  des  formes;  et,  si  Ton  est  transformiste,  on  dira  que  l'évolution 

^ti  protoplasma  est  lente  en  regard  de  celle  des  espèces.  Mais  on  ne 

J>eut  douter  qu'A  y  ait  eu  évolution  progressive,  si  traînante  qu'elle  ait  ' 

étt,  et  une  véritable  adaptation  du  protoplasma  aux  contingences 

extérieures,  depuis  le  temps  où  le  premier  protozoaire  est  apparu  au 

sein  des  mers. 


La  fixité  du  fonds  vital  a  été  déduite  encore  d'un  autre  ordre  de 
considérations  relatives  à  la  composition  de  ce  ({ue  l'on  a  appelé  plus 
ou  moins  exactement  le  «  milieu  vital.  »  Ce  serait  un  nouveau  chapitré 
ï^i'îl  faudrait  ajouter  à  cette  étude.  Nous  ne  nous  refusons  point  à  le 
faire.  Mais  ce  n'est  pas  ici  le  lieu.' Il  s'agit,  en  effet,  de  doctrines  trop 
controversées,  d'interprétations  trop  combattues,  pour  qu'il  y  ait 
intérêt  k  les  développer  devant  le  grand  public.  Il  suffit  d'avoir  rap- 
pelé aujourd'hui  que  la  question  de  la  fixité  du  fonds  vital  a  été  portée 
depuis  bien  longtemps  devant  les  physiologistes  et  les  naturalistes,  et 
<^la   par  des  voies  fort  différentes  de  celles  par  lesquelles  on  l'y 
ramène  aujourd'hui. 

A.  Dasthe. 


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CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE 


Hdéoeiiilm. 

Les  éyénemens  se  sont  précipités  depuis  quelques  jours  très  rapide- 
ment ;  mais  ils  ont  compliqué  la  situation  plus  qu'ils  ne  l'ont  sim- 
plifiée. Le  gouvernement  a  expulsé  Mgr  M ontagnini  et  a  mis  la  main 
sur  ses  archives,  qui  comprenaient  celles  de  Fancienne  nonciature. 
U  a  fait  voter  au  pas  de  course  par  la  Chambre  une  loi  nouvelle, 
qui  n^est  qu'une  improvisation  incohérente  et,  sur  le  point  le  plus 
important,  celui  qui  se  rapporte  aux  édifices  religieux,  inquiétante  et 
obscure,  n  a  procédé  à  la  reprise  des  palais  épiscopaux  et  des  presby- 
tères. Enim  mot,  il  a  changé  brusquement  de  politique,  et  a  remplacé 
la  modération,  ou,  si  Ton  veut,  la  temporisation  dont  il  avait  paru 
faire  le  principe  de  sa  conduite,  par  une  hâte  fiévreuse  de  procéder  à 
des  mesures  d'exécution.  On  a  alssisté  à  Paris,  et  un  peu  partout,  à  des 
scènes  infiniment  pénibles  :  des  prêtres  &gés  et  infirmes  ont  été  expulsés 
de  leurs  demeures  où  ils  avaient  cru,  d'après  des  déclarations  anté* 
rieures,  pouvoir  séjourner  pendant  quelque  temps  encore.  L'Ëglise, 
naturellement,  s'est  émue.  En  signe  de  deuil  sans  doute,  la  messe  d» 
minuit  n'a  pas  eu  lieu  cette  année,  le  jour  de  Noël,  dans  on  grand 
nombre  de  diocèses. Et  pourquoi  tout  cela?  Parce  que  des  instructions 
venues  de  Rome  ont  interdit  aux  membres  du  clergé  de  faire,  pour 
réunir  les  fidèles  dans  les  églises,  la  déclaration  prescrite  par  la  loi 
de  1881.  Aussitôt  le  gouvernement  a  perdu  la  tête,  n  s'est  écrié  qull 
y  avait  là  une  violation  formelle  de  la  loi,  chose  intolérable  et  qui. 
exigeait  des  représailles  immédiates.  Autant  il  s'était  montré  conci'- 
liant,   autant  il  allait  se  montrer  dur,   et  implacable.   Et  il    s'ès^ 
montré,  en  effet,  tout  cela.  Mais  il  y  a  mis  une  grande  maladressa. 


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(ppgç-'rr 


REVUS.   —  CHHONIQUB.  223 

k  moins  ^*il  n'ait  voulu  changer,  non  seulement  de  moyens,  mais 
^  but.  Son  but  avoué  était  hier  l'apaisement  :  on  se  dexpande  ce 
^11  est  désormais. 

n  faut  ici  admirer  le  singulier  illogisme  des  choses  humaines  1 

Pendant  plusieurs  mois,  on  a  entendu  le  gouvernement  dire  très  haut 

qu'il  appliquerait  la  loi  de  1905,  rien  que  cette  loi,  toute  cette  loi.  Elle 

«vait  tout  prévu;  elle  suffisait  à  tout  ;  et,  quoi  qu'on  pût  faire  ou  dire 

i  Rome  ou  ailleurs,  aucime  force  humaine  ne  l'en  ferait  dévier.  Il  y 

^<zrait  eu  quelque  grandeur  dans  cette  attitude,  si  le  gouvernement 

^'y  était  maintenu,  n  aurait  fait  preuve  d'une  belle  possession  de  lui* 

Oftôxne,  si,  en  dépit  de  tout  ce  qui  pouvait  advenir,  il  était  resté  à  la 

auteur  où  il  s'était  placé,  laissant  les  orages  se  former  au-dessous 

^^'^B  qu'aucune  perturbation  inférieure  ne  remontât  jusqu'à  lui  et  ne 

^^t  troubler  sa  sérénité.  On  a  pu  croire,  peudant  quelques  semaines, 

V^'£l    en  serait  ainsi.  M.  Briand  répondait  avec  beaucoup  de  sang-froid 

^^^    «icycliques  du  Saint-Père;  il  donnait  à  la  loi  des  interpréta- 

^oi^s  souples  et  ingénieuses  qui  permettaient  de  l'adapter  à  toutes 

1^8  circonstances;  on  reconnaissait  en  lui  quelques-unes  des  qna- 

^^s  d'un  homme  de  gouvernement;  ses  adversaires  eux-mêmes  ren* 

^^ex^t  justice  à  la  convenance  de  son  langage  et  à  la  modération  de 

ses  a«t6B.  Tout  d'un  coup,  changement  complet  I  M.  Briand  annonce 

^^"^  s'était  trompé  ;  que  la  loi  de  1905  ne  suffit  plus  à  une  situation 

Profondément  modifiée,  et  qu'il  se  voit  obligé  de  procéder  à  des 

''^sxires  de  rigueur.  Sa  parole  même  devient  embarrassée,  hésitante, 

^^^fois  violente.  Que  s'est-il  donc  passé  de  si  considérable?  Nous 

^^ons  dit  :  le  Pape  s'est  prononcé  contre  la  déclaration.  Mais  qu'est- 

^  ^onc  que  la  déclaration?  Est-ce  un  de  ces  actes  essentiels,  impor- 

^^3,  indispensables,  à  l'exécution  desquels  le  maintien  de  la  paix 

^Y^  olique  est  attaché  ?  Non,  c'est  une  formalité  qui  tend  de  plus  en 

^^  à  tomber  en  désuétude,  dont  on  se  passe  dans  beaucoup  de 


#•    •    *   « 
'^^i^^^ 


et  qui,  dans  l'espèce,  est  pratiquement  indifférente.  Elle  ne  peut 
%  ni  bien  ni  mal.  On  comprend  que  le  gouvernement  l'impose, 

^^^me  U  loi  l'y  convie,  lorsqu'il  s'agit  d'une  réunion  publique  exi- 
^^^t^t  de  «sa  part  certaines  mesures  de  précaution.  Mais  en  est-il  ainsi 
f  ^^^^=^^  les  réunions  des  fidèles  dans  une  église?  Les  mœurs  sont  id  plus 
y  _^^^^s  que  tout,  et  elles  apportent  avec  elles  la  meilleure  des  garanties. 
^T^  gouvernement  le  sentait  fort  bien  lui-même  lorsqu'il  se  contentait 
^^^^^^^e  déclaration  annuelle.  Cette  déclaration  n'avait  plus  qu'un  carac- 
^/^"'^  symbolique.  Alors,  demandera-t-on,  pourquoi  le  Pape  l'a-t-il 

^Vasée?  Ce  n'est  pas  à  nous  de  le  dire,  et  nous  aurions  beaucoup  de 


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224  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

peine  à  le  faire.  Si  la  déclaration  n'a  aucune  importance  pour  TËtat, 
elle  ne  semble  pas  en  avoir  davantage  pour  TËglise.  Le  refus  du  Pape 
a  causé  à  peu  près  partout  une  surprise  extrême.  Et  c'est  précisément 
parce  que  la  rupture  définitive  s'est  produite  à  propos  d'un  fait  insi- 
gnifiant en  soi  (ju'on  a  de  la  peine  à  s'explicpier  ce  qu'a  eu  d'impé- 
rieux l'exigence  de  l'Ëtat  et  d'absolu  l'intransigeance  de  l'Église.  Il 
est  bien  difficile  de  s'entendre,  lorsqu'on  est  si  loin  môme  de  se  com- 
prendre. 

Parmi  les  actes  auxquels  le  gouvernement  s'est  laissé  emporter,  il 
n'en  est  pas  de  plus  condamnable,  nous  ne  disons  pas  que  l'expulsion 
de  Mgr  Montagnini,  mais  que  la  mainmise  sur  les  archives  dont  il 
était  le  gardien.  L'expulsion  est  une  mesure  brutale  qui  se  rattache  à 
la  série  de  brutalités  par  leEquelles  M.  Combes  avait  procédé  à  la  rup- 
ture avec  le  Saint-Siège.  Son  moindre  défaut  est  d'ailleurs  d'être  inu- 
tile. S'il  est  vrai  que  Mgr  Montagnini  servait  d'intermédiaire  entre  le 
Vatican  et  le  clergé  français,  on  en  trouvera  aisément  un  autre  qui, 
pour  être  moins  apparent,  n'en  sera  ni  moins  actif,  ni  moins  efficace. 
Le  gouvernement  ne  l'ignore  pas,  mais  il  a  voulu  répondre  par  une 
offense  directe  et  personnelle  à  l'interdiction  du  Pape  relative  à  la 
déclaration.  C'est  de  là  déplorable  poUtique  :  eUe  aggrave  les  choses, 
au  lieu  d'en  atténuer  l'acuité.  Toutefois,  si  le  gouvernement  s'était 
contenté  d'expulser  Mgr  Montagnini,  on  aurait  pu  croire  qu'il  avait 
voulu  donner  satisfaction  à  la  violence  de  quelques-uns  de  ses  amis, 
et  peut-être  se  dispenser  de  faire  davantage  :  mais  alors  il  aurait  dû 
mettre,  en  présence  du  prélat  italien,  les  scellés  sur  les  archives  de  la 
nonciature  et  montrer  par  là  sa  ferme  volonté  de  les  respecter.  Il  a 
fait  le  contraire,  il  s'est  emparé  des  archives.  Nous  savons  bien  qu'il  a 
protesté  de  son  intention  de  ne  conserver  et  de  n'utiliser  de  tous  ces 
documens  que  la  partie  postérieure  à  la  rupture  avec  le  Vatican.  Il  y 
cherchera  sans  doute  les  élémens  d'un  complot  contre  les  lois  du 
pays,  et  il  en  trouvera  certainement  d'aussi  sérieux  que  ceux  sur 
lesquels,  à  la  veille  des  élections  législatives,  il  a  éohafaudé  un  autre 
complot  dont  il  n'a  plus  été  question  depuis.  Quant  à  la  partie  des 
archives  antérieure  à  la  rupture,  le  gouvernement  déclare  qu'elle  est 
sacrée  pour  lui;  il  n'y  touchera  pas;  il  n'y  jettera  pas  les  yeux.  On  nous 
pardonnera  de  ne  pas  dire  ce  que  nous  pensons  de  ces  belles  assu- 
rances :  une  sorte  de  pudeur  nous  retient  à  l'égard  de  Tétranger.  Des 
magistrats  sont  chargés  de  faire  le  triage  des  dossiers  :ils  sont  assistés 
par  un  diplomate  dont  on  se  demande  si  sa  présence  est  une  garantie, 
ou  le  contraire.  A  quoi  bon  insister?  Tout  est  fâcheux  dans  cei  inci- 


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REVUE.    —   CHRONIQUE.  225 

dent,  le  fond  et  la  forme,  n  est  gratuitement  blessant  pour  le  gouver- 
ne fxient  pontifical  ;  il  est  peu  glorieux  pour  le  gouvernement  de  la 
RéjpnMque  j  et  nous  ne  croyons  pas  qu'il  soit  destiné  à  faire  faire  des 
pr^ogrès  au  droit  des  gens. 

l^^e  ministère  ne  s'en  est  pas  tenu  là  :  il  a  déposé  un  projet  de  loi 
do  lit  l'objet  apparent,  et  peut-être  sincère,  est  de  donner  à  l'Église  de 
Fr^Lnee  le  droit  commun  qui  a  été  à  maintes  reprises  revendiqué  pour 
dUo,  et  aussi  de  régler  la  question  des  édifices  du  culte.  De  ce  double 
bvity  il  est  à  craindre  que  le  premier  n'ait  pas  été  atteint;  quant  au 
s^ciond,  il  a  été  certainement  manqué.  Le  projet  de  loi  nous  en  a 
élox^iQé  au  lieu  de  nous  en  rapprocher.  Sauf  sur  un  point,  la  reprise 
i^^ïïx^diate  et  la  dévolution  faite  aux  communes  des  biens  ecclésias- 
^^ï>xes,  ce  projet  est  d'ailleurs  inutile  et  le  gouvernement  pouvait 
sép^uguer  la  peine  de  le  rédiger  :  il  est  vrai  qu'il  ne  s'en  est  pas 
^orijrx^  beaucoup  pour  cela. 

L«  droit  commun  pour  l'Église,  que  de  fois  ne  Va-t-onpas  entendu 

^^^'ïf^^nder  I  M .  Briand  a  eu  cependant  tort  de  due  à  M.  RibolJqu'D  avait 

ét^  X'^clamé  par  lui  et  par  ses  amis.  Rien  n'est  plus  inexact.  C'est  sur- 

^^*  è  droite  qu*on  a  revendiqué  le  droit  commun,  sans  se  rendre  assez 

ï^ett.^naent  compte  de  ce  qu'il  était.  Nous  avons,  ici  môme,  prédit 

^^^^^  catholiques  qju'ils  y  trouveraient  une  déception  :  et  comment  pour- 

^^^^^il  en  être  autrement  dans  un  pays  de  Concordat  séculaire,  où  pas 

^^^   seule  loi  jusqu'ici  n'a  été  faite  en  vue  de  s'adapter  à  la  séparation 

^  ^^ Eglise  et  de  l'État  ?  On  s'en  est  aperçu  tout  de  suite  lorsque  le  gou- 

^^'^Xement,  puisant  dans  le  droit  commun,  en  a  retiré  la  loi  de  1881 

^^^t^ve  aux  réunions  publiques,  et  a  essayé  de  la  mettre  en  harmo- 

r^^      avec  les  conditions  indispensables  à  l'exercice  du  culte.  Il  a 

*A^,  —  pourquoi  ne  pas  le  dire  ? —  donner  à  cette  loi  une  double  en- 

^^  ^^«,  en  supprimant  la  formalité  du  bureau  et  en  décidant  qu'au  lieu 

^^^^^^^e  déclaration  pour  chaque  réunion  publique,  on  se  contenterait 

.     ^^^e  seule  pour  toutes  les  réunions  d'une  môme  année.  On  Ta  fait  à 

^^    bonne  intention,  certes  !  mais  avec  un  complet  insuccès.  11  y 

j      ^Xt  là  une  part  de  fiction,  à  notre  avis  innocente  :  malheureusement, 

ï^ape  n'a  pas  voulu  s'y  prêter.  Et  les  catholiques  n'avaient  pas  tort, 

•^^^  avoir  examiné  la  loi  de  1881  en  elle-même,  de  dire  qu'elle 

^^^alt  pas  été  faite  pour  eux.  Rien  de  plus  juste  :  seulement,  ce  qu'ils 

^'^    dit  de  cette  loi,  les  catholiques  pourront  le  dire  de  toutes  les 

^^^^l^s.  Ce  serait,  par  exemple,  un  vrai  miracle  si  la  loi  de  1901  sur 

^     associations  assurait  d'une  manière  satisfaisante  l'exercice  du 

^^te  :  elle  a  été  faite  par  M.  Waldeck- Rousseau  qui  s'est  bien  gardé 

TOME  iixvii.  —  1907.  iS 


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226  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  la  destiner  à  cet  usage,  car  il  était  tout  autant  que  nous  partisan  du 
Concordat  et  adversaire  de  la  séparation.  La  loi  de  1901  est,  à  quel- 
ques égards,  plus  élastique  et  plus  souple  que  celle  de  1905.  Elle 
permet  au  clergé  de  faire  des  associations  qui  ne  seront  composées 
que  de  deux  personnes,  et  dont  l'action  ne  sera  pas  enfermée  dans  les 
anciennes  circonscriptions  ecclésiastiques.  Elle  lui  permet  en  outre 
de  ne  faire  de  déclaration  que  si  l'association  veut  acquérir  la  per- 
sonnalité juridique.  Elle  lui  permet  enfin  d'échapper,  pour  Tadminis- 
tration  de  ses  biens,  au  contrôle  de  TËtat  que  la  loi  de  1905  avait 
organisé  d'une  manière  fort  tracassière.  Mais  quels  seront  ces  biens  ? 
La  loi  de  1905  les  a  si  étroitement  limités  qu'ils  semblent  condamnés 
à  être  insuffisans.  Quoi  qu'il  en  soit,  voilà  le  droit  commun  :  ce  sont 
les  lois  de  1881  et  de  1901.  Le  gouvernement,  après  avoir  bien  cher- 
ché, n'a  pas  trouvé  autre  chose.  La  loi  qu'il  a  présentée  aux  Chambres 
a  mis  très  généreusement,  mais  peut-être  ironiquement,  tout  ce  droit 
commun  à  la  disposition  des  catholiques.  Y  trouveront-ils  les  res- 
sources dont  ils  ont  besoin  pour  vivre  ?  Nous  en  doutons. 

Un  député,  M.  Guieysse,  a  demandé  qu'à  cette  nomenclature  des 
lois  de  droit  commun  on  ajoutât  celle  de  1 905,  ce  qui  a  été  fait.  Quoique 
cette  ^oi  ne  soit  pas  bonne,  c'est  encore  à  notre  avis  la  moins  mau- 
vaise de  toutes,  pour  la  simple  raison  que  ce  n'est  pas  une  loi  de  droit 
commun  et  qu'elle  a  été  faite  en  vue  d'un  objet  particulier,  l'exercice 
du  culte.  ËUe  s'y  adapte  mal,  mais  elle  s'y  adapte.  Le  malheur  est 
qu'elle  perdra,  par  le  vote  de  la  loi  nouvelle,  une  grande  partie  des 
avantages  qu'elle  présentait.  Elle  opérait,  en  effet,  entre  les  mains  des 
associations  cultueUes  la  dévolution  des  biens  ecclésiastiques  dans 
des  conditions  précises.  Les  édifices  du  culte,  les  églises,  suivaient  le 
sort  de  ces  biens,  non  pas  en  ce  qui  concerne  leur  propriété  qui^res- 
tait  à  l'Ëtat,  aux  départemens  et  aux  communes,  mais  pour  tout  ce 
qui  se  rapporte  aux  conditions  de  leur  jouissance.  De  toutes  ces  dis- 
positions de  la  loi  de  1905,  il  ne  restera  rien  avec  la  nouvelle  loi.  11 
est  difficile  de  sonder  les  dispositions  véritables  du  gouverne  meUt.  On 
sait  que  M.  Briand  avait  fait  un  grand  et  heureux  effort  pour  laisser 
provisoirement  le  sort  des  biens  ecclésiastiques  en  suspens;  mais  il  a 
été  débordé  et  entratné  par  un  mouvement  dont  il  n'était  plus  le 
maître.  Ce  n'est  pas  sans  beaucoup  de  peine  qu'il  était  parvenu  à  arra- 
cher pendant  ime  année  encore  les  biens  des  fabriques  et  des  menses 
épiscopales  à  l'impatience  et  à  la  rapacité  des  radicaux-socialistes  ;  il 
avait  pour  cela  joué  son  portefeuille  ;  mais  il  l'aurait  perdu,  —  et  Dieu 
sait  quelles  mains  en  auraient  hérité  !  —  si,  après  le  refus  de  déclara- 


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REVUE.    —  CHRONIQUE.  227 

lioa  fait  par  le  Pape,  U  avait  persisté  dans  la  même  voie.  Le  nou- 
reau  projet  décide  donc  que  les  biens  de  TÉglise  iront  tout  de  suite 
aux  communes.  Ce  sera  d'ailleurs  pour  elles,  dans  beaucoup  de  cas, 
on  triste  cadeau  de  jour  de  Tan  I  Les  déclarations  antérieures  faites 
à  ce  sujet  par  M.  Briand  restent  vraies.  Les  biens  ecclésiastiques  sont 
encombrés,  alourdis  de  charges  nombreuses  que  les  communes 
devront  remplir,  et,  si  eUes  ne  le  font  pas,  on  tremble  à  la  pensée  de 
tous  les  procès  auxquels  elles  seront  exposées  !  Ce  sont  des  «  nids  de 
vipères,  »  disait  il  y  a  quelques  jours  h  peine  M.  Briand,  en  parlant  de 
ces  biens  équivoques.  Ils  n'ont  pas  changé  de  caractère  parce  que 
le  gouvernement  s'est  cru  obligé  de  changer  de  politique,  et  les 
communes  éprouveront  bientôt  autant  de  regrets  de  les  avoir  reçus 
que  les  paroisses  de  les  avoir  perdus.      , 

Mais  les  radicaux-sodalistes  n'ont  pas  vu  autre  chose  dans  lé  projet 
de  loi.  Tout  ce  qui  se  rapporte  à  l'organisation  de  l'Ëglise  leur  a  semblé 
indifférent,  et  peut-être  n'avaient-ils  pas  tout  à  fait  tort.  Que  les  catho- 
liques s'organisent  suivant  la  loi  de  1881,  ou  suivant  celle  de  1901,  ou 
encore  suivant  celle  de  1905  quand  cette  dernière  sera  allégée  des 
biens  ecclésiastiques,  que  leur  importe?  Ce  que  nous  venons  de  dire 
nous-môme  ne  nous  éloigne  pas  beaucoup  de  la  même  conclusion.  Les 
biens  seuls  intéressaient  les  radicaux  :  ils  voulaient  les  prendre  com- 
plètement, immédiatement!  Ils  ont  même  songé  à  disjoindre  cette 
partie  du  projet  de  tout  le  reste  pour  la  voter  toute  seule,  et  il  a  fallu 
au  gouvernement  un  effort  énergique  pour  s'y  opposer.  Des  intrigues 
très  actives  s'ourdissaient  déjà  dans  l'ombre  contre  lui.  M.  Clemenceau 
y  a  coupé  coiu*t,  au  moins  pour  le  moment,  par  la  manière  brusque 
dont  il  a  pris  à  partie  M.  Pelletan  à  la  tribune,  et  dont  il  a  fait  sentir 
à  la  Chambre  elle-même  les  lanières  de  son  éloquence  sèche  et  tran- 
chante. Mais  on  n'a  pas  pu  empêcher  la  Commission  de  renverser 
l'ordre  des  articles  de  la  loi,  et  de  mettre  au  commencement  tout  ce 
qui  se  rapportait  aux  biens  ecclésiastiques,  avec  l'arrière-pensée  per- 
^tante  que,  ces  dispositions  une  fois  votées,  la  suite  deviendrait  ce 
qu'elle  pourrait.  Ce  calcul  a  d'ailleurs  été  déjoué  :  la  loi  a  été  votée 
tout  entière. 

La  discussion  a  été  courte,  et,  la  droite  ayant  annoncé  l'intention  de 
s'en  désintéresser  après  avoir  protesté,  il  n'y  en  aurait  pour  ainsi  dire 
pas  eu  si  M.  Ribot,  dans  un  discours  bref,  pressant,  éloquent,  n'avait 
pas  éclairé  le  point  le  plus  mal  venu  de  cette  loi  de  circonstance, 
dont  on  ne  saurait  dire,  comme  on  Ta  fait  de  la  loi  de  1905,  qu'elle  se 
suffit  à  elle-même.  Elle  sera  certainement  suivie  de  plusieurs  autres 


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228  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

destinées  à  la  corriger  ou  à  la  compléter.  On  peut  se  résigner  à  la 
perte  des  biens  ecclésiastiques  :  quelle  que  soit  son  étendue,  c'est 
un  malheur  matériel.  Mais  qu'adnendra-t-il  des  églises?  Le  gou- 
vernement de  la  République  ayant  renoncé  à  négocier  directement 
et  ouvertement  avec  le  Papç,  les  deux  puissances  emploient  ce 
que  M.  Briand  a  appelé  le  «  maximum  de  négociations  indirectes  :  » 
c'est-à-dire  que  M.  Briand  fait  des  discours  et  que  le  Pape  fait  des 
encycliques.  Mais  encore  faudrait-il  se  lire  et  tenir  quelque  compte 
de  ce  qu'on  dit  de  part  et  d'autre.  On  ne  le  fait  malheureusement 
ni  à  Paris,  ni  à  Rome,  ce  qui  donne  à  croire  une  fois  de  plus  que 
cette  manière  de  négocier  est  la  pire  de  toutes. 

Le  Pape,  dans  sa  dernière  encyclique,  s'est  prononcé  contre  les 
associations  cultuelle^,  «  tant  qu'il  ne  constera  pas,  d'une  façon  cer- 
taine et  légale,  que  la  divine  constitution  de  l'Ëglise,  les  droits  im- 
muables du  pontife  romain  et  des  évéques  comme  leur  autorité  sur  les 
biens  nécessaires  à  l'Église,  particulièrement  sur  les  édifices  sacrés, 
seront  irrévocablement,  dans  lesdites  associations,  en  pleine  sécu- 
rité. »  Or,  que  deviennent  les  édifices  sacrés  avec  la  loi  nouvelle  ?  Dans 
la  loi  de  1905,  ils  devaient,  comme  les  biens  ecclésiastiques,  être  remis 
aux  associations  cultuelles  qui  se  seraient  formées  conformément  aux 
règles  générales  du  culte,  c'est-à-dire  à  la  hiérarchie  ecclésiastique. 
Désormais,  rien  de  pareil.  Les  églises  sont  remises  à  la  disposition  de 
leurs  propriétaires  qui,  dans  l'immense  majorité  des  cas,  sont  les 
communes.  Elles  resteront,  il  est  vrai,  affectées  au  culte,  jusqu'au  mo- 
ment où  leur  désaffectation  aura  été  prononcée  régulièrement  :  mais  où 
est  la  garantie  que  les  choses  se  passeront  ainsi?  Avec  la  loi  de  1905, 
la  garantie  était  dans  l'article  4  :  cet  article  n'existant  plus  dans  la  loi 
nouvelle,  elle  n'est  nulle  part.  Le  maire  attribuera  l'église  à  un  curé 
quelconque,  celui  qui  lui  conviendra,  en  vertu  d'un  acte  administratif 
dont  le  caractère  et  les  conditions  restent  indéterminées.  Et  quoi 
de  plus  fragile  que  cette  attribution  qui  pourra  être  toujours  révo- 
cable? Il  suffira  que  le  curé  cesse  de  plaire  à  la  municipalité  pour 
qu'on  lui  enlève  son  église.  On  fera  tous  les  quatre  ans  les  élec- 
tions municipales  sur  cette  question,  qui  sera^  dans  quelques-unes  de 
nos  communes  rurales,  une  cause  perpétuelle  d'agitation.  Le  danger 
de  schisme,  que  l'article  4  de  la  loi  de  1905  avait  à  peu  près  conjuré, 
redeviendra  très  menaçant.  Si  le  Pape,  à  tort  ou  à  raison,  n'a  pas 
trouvé  dans  la  loi  de  1905  une  sécurité  suffisante  pour  l'usage  des 
édifices  du  culte,  on  se  demande  comment  il  la  trouverait  dans  la  loi  qui 
lui  succède.  M.  Ribot  a  projeté  sur  toutes  ces  difficultés  une  lumière 


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pl^^^p^"^*^- 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  229 

aveuglante  :  la  réponse  de  M.  Briand  a  été  inintelligible.  —  Vous  de- 
maixdez,  a-t-il  dit,  ce  qu'il  y  aura  à  faire  a  s'il  se  forme  une  association 
de  g^ens  qui  ont  une  arrière-pensée  et  si  le  curé  désigné  par  lé  maire 
est  un  faux  curé!  Dans  ce  cas,  U  y  a  les  affectataires,  il  y  a  les  catho- 
liq^ues,  qui  pourront  faire  ce  qui  est  permis  à  tous  les  citoyens  dont 
les  droits  sont  lésés  :  se  pourvoir  devant  les  tribunaux  et  plaider  leur 
ca.ij.se.  »  — M.  Briand  a  l'habitude  d*énoncer  clairement  ce  qu'il  conçoit 
l>ieri  :  on  ne  saurait  dire  que,  cette  fois,  il  ait  parlé  clairement.  À  ce 
mol  d'  «  affectataires,  »  M.  Ribot  a  demandé  :  «  Qu'est-ce  que  c'est  que 
cela.?  »  et  M.  Briand  a  répondu  :  «  C'est  un  terme  de  droit.  »  Peut- 
être  ;  mais,  s'il  a  un  sens,  ce  terme  de  droit  désigne  les  personnes  à 
qrii  xm  objet  a  été  affecté^  et  on  ne  voit  pas  comment  ces  personnes 
poixiraient  se  plaindre  de  cette  affectation.  Quant  aux  catholiques, 
adlmettons  que  l'un  d'entre  eux  puisse  faire  un  procès  à  un  affectataire 
qni  n'avait  pas  qualité  pour  recevoir  :  sur  quel  article  de  loi  s'appuie- 
ra-t-il?  Il  n'y  en  a  plus  un  seul  qui  impose  au  maire  la  moindre  con- 
dition pour  l'attribution  de  l'église.    Plus  d  article  4!   Plus  môme 
^'article  81  M.  Ribot  a  rappelé  dans  son  discours  que  M.  Clemenceau, 
adversaire  de  l'article  4,  l'avait  attaqué  au  Sénat.  M.  Clemenceau  avait 
^t  pourtant  au  sujet  des  églises  :  «  On  les  attribuera  de  bonne  foi  aux 
^tholiques.  »  De  bonne  foi,  c'est  un  mot  dont  on  aurait  peut-être 
P^  se  contenter;  mais,  après  l'avoir  prononcé  au  Sénat,  M.  Clémen- 
^^u  l'a  laissé  dans  son  discours,  U  ne  l'a  pas  mis  dans  son  projet  de 
1^^-  On  ne  voit  donc,  dans  ce  projet,  ni  quels  sont  ceux  qui  pourraient 
^froduire  un  recours  devant  les  tribunaux  contre  une  attribution  illé- 
^^,  ni  même  comment  cette  attribution  pourrait  jamais  être  illé- 
^1^,  puisque  la  loi  n'y  met  d'autre  condition  que  le  bon  plaisir  du 
^^re.  N'aurait-il  pas  mieux  valu,  puisqu'on  voulait  attribuer  tout  de 
^Wte  les  biens  ecclésiastiques  aux  communes,  borner  à  cela  l'effet  de 
^  loi  nouvelle  et  laisser  tout  le  reste  en  l'état?  Les  églises  demeurent 
^"^ertes.  Les  services  religieux  peuvent  y  être  célébrés  en  vertu  d'une 
^^laration  que  le  gouvernement  fait  faire  par  deux  personnes,  les 
P^^ttiières  venues  :  c'est  le  biais  qu'il  a  trouvé  pour  tourner  la  diffi- 
^l^é  qu'il  s'était  créée  à  lui-même,  et  rien  ne  montre  mieux  le  cas 
^'il convient  de  faire  de  l'inutilité  de  la  déclaration.  Pourquoi  n'en  être 
^^^  resté  là?  Pourquoi  avoir  apporté  à  la  situation  des  complications 
*^oxi\elles?  Les  choses  s'arrangent  mieux  toutes  seules  qu'elles  ne  le 
^^t  sous  l'inspiration,  le  plus  souvent  malencontreuse,  de  ce  qu'oa 
^Pï^Ue  le  législateur. 

^t  nous  en   revenons  à  la  question  que  nous  nous  sommes  déjèr 


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'^-^ 


230  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

posée  :  le  gouyemement  cherche- t-il  une  solution  véritahle?  Se 
propose-t-il  pour  but  l'apaisement?  Dans  ce  cas,  il  s'est  trompé  une 
fois  de  plus.  La  dernière  loi  qu'il  a  imaginée  ne  dénouera  pas  toutes 
nos  difficultés.  On  se  fait,  on  continuera  sans  doute  de  se  faire  de  part 
et  d'autre  beaucoup  de  mal,  et  il  en  sera  ainsi  jusqu'à  ce  que  la 
fatigue  générale,  l'abattement,  l'épuisement,  amènent  des  dispositions 
plus  conciliantes,  n  est  fâcheux  de  devoir  à  de  pareilles  causes  le 
règlement  de  nos  conflits,  plutôt  qu'à  l'esprit  de  tolérance  et  à  la 
raison,  n  est  fâcheux  aussi  de  voir  le  gouvernement  se  départir  de  la 
fermeté  tranquille  qu'il  avait  montrée  jusqu'ici,  pour  céder  aux  exi- 
gences de  ses  amis  avancés  :  cela  peut  le  conduire  loin!  Nous  termi- 
nons mal  l'année;  nous  commencerons  mal  l'année  prochaine;  et, 
quoique  la  date  de  cette  chronique  nous  y  porte,  nous  n'avons  pas  le 
courage  de  faire  des  vœux  qui  auraient  peu  de  chance  d'ôtre  réalisés. 
Que  dire  du  travail  législatif?  La  dernière  crise  ministérielle  y  a 
sans  doute  apporté  quelque  retard  ;  mais  ce  n'est  pas  la  seule  cause 
qui  ait  agi  sur  lui,  tantôt  pour  le  ralentir,  tantôt  pour  le  précipiter, 
toujours  pour  le  troubler.  Jamais  il  ne  s'est  poursuivi  avec  moins  de 
méthode.  On  a  vu,  à  la  Chambre,  la  discussion  du  budget,  ou  du 
moins  de  certains  budgets  spéciaux,  commencer  et  môme  s'achever 
avant  que  les  rapports  aient  été  distribués.  Les  rapporteurs  avaient 
voulu  faire  des  monumens  pour  la  postérité  :  la  Chambre  s'en  mo- 
quait et  s'en  passait.  Malgré  cette  hâte,  —  car  la  discussion  a  été 
menée  tambour  battant,  —  le  budget  ne  sera  pas  voté  à  la  fin  di 
l'année,  et  il  faudra  au  moins  un  douzième  provisoire  :  mauvais 
début  pour  une  législature,  n  est  vrai  que  la  Chambre  s'est  donné 
quelques  distractions,  d'ailleurs  courtes.  Elle  a  discuté  et  voté  en 
deux  séances,  avec  un  dédain  absolu  des  études  et  des  enquêtes  préa- 
albles  les  plus  nécessaires,  l'importante  question  du  rachatdes  chemins 
de  fer  de  l'Ouest,  avant-coureur  d'autres  opérations  du  même  genre, 
n  n'y  a  guère,  dans  l'ordre  économique,  de  résolution  plus  impor- 
tante :  la  Chambre  l'a  prise  sans  savoir  pourquoi,  par  suite  d'une  de 
ces  suggestions  confuses,  mais  violentes  qui  s'emparent  quelquefois 
d'une  foule.  Le  Sénat,  heureusement,  semble  vouloir  procéder  avec 
plus  de  réflexion,  et  M.  le  ministre  des  Travaux  publics  a  perdu  son 
temps  auprès  de  la  commission  des  chemins  de  fer,  lorsqu'il  a  voulu 
hn  expliquer  qu'on  pourrait,  en  bâclant  l'affaire  avant  le  31  décembre, 
frustrer  la  Compagnie  des  avantages  plus  considérables  auxquels  lui 
donneraient  droit  les  plus-values  de  l'année  courante,  si  elles  ser- 
vaient à  établir  les  annuités  qui  lui  seraient  dues.  S'il  y  a  des  raisons^ 


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REVUE.    —   CHRONIQUE.  231 

il  y  a  aussi  des  raisonnemens  d'Etat  :  ils  prendraient  un  autre  nom 
•chez  des  particuliers.  La  commission  du  Sénat  est  restée  insensible  à 
l'intérêt  qu'on  lui  présentait  :  elle  a  voulu  étudier,  consulter,  enquêter, 
^vant  de  conclure.  L'exemple  d'une  loi  sur  les  sociétés  d'assurances 
qui  lui  a  été  aussi  renvoyée  par  là  Chambre  ne  l'encourage  pas  à  tout 
accepter  de  celle-ci  les  yeux  fermés.  Il  n'y  a  qu'un  cri  aujourd'hui 
contre  un  projet  qui  écrase  les  sociétés  françaises  au  profit  des  sociétés 
-étrangères  et  qui  a  besoin  d'être  profondément  remanié.  On  avait 
compté  sur  la  complaisance  du  Sénat  pour  consentir  à  tout.  Il  le  fait 
trop  souvent  lorsqu'il  s'agit  de  lois  politiques,  mais  il  y  regarde  de 
plus  près  lorsqu'il  s'agit  de  lois  économiques  et  financières  :  il  rem- 
plit scrupuleusement  cette  partie  de  son  devoir.  Quoi  qu'il  en  soit, 
le  rendement  législatif  se  réduit  pour  le  quart  d'heure  &  peu  de  chose. 
Rien  n'est  voté  définitivement,  pas  môme  le  budget.  Une  Chambre 
encore  toute  jeune  et  inexpérimeptée  a  des  excuses  :  mais  elle  ne 
pourra  pas  les  invoquer  bien  longtemps. 

A  l'étranger,  l'événement  le  plus  important  de  ces  derniers  jours 
est  la  dissolution  du  Reichstag  allemand.  Bien  que  des  discussions 
ardentes,  violentes  même,  eussent  déjà  eu  lieu  dans  l'assemblée  impé- 
riale à  l'occasion  des  affaires  coloniales,  on  ne  s'attendait  généralement 
pas  à  l'orage  qui  y  a  éclaté  le  13  décembre  ni  au  coup  de  tonnerre  qui 
l'a  terminé.  Faut-il  voir  dans  ce  grave  événement  une  conséquence 
de  Tétat  général  de  malaise  où  est  l'Allemagne?  Faut-il  en  res- 
treindre les  causes  au  mécontentement  causé  par  la  médiocre  gestion 
des  affaires  coloniales?  Il  serait  téméraire  de  le  décider  :  peut-être  y 
a-t-il  eu  de  l'un  et  de  l'autre. 

Le  dénouement  s'est  produit  à  l'occasion  d'un  crédit  supplémen- 
taire demandé  pour  continuer  les  opérations  militaires  engagées 
dans  l'Afrique  occidentale,  crédit  relativement  élevé,  il  est  vrai,  car  il 
était  d'environ  30  millions,  tandis  que  le  crédit  principal,  rapidement 
absorbé  en  moins  de  huit  mois,  était  de  27.  Le  gouvernement  esti- 
mait indispensable  d'entretenir  en  Afrique  un  corps  de  8  000  hommes  : 
îl  y  allait  à  ses  yeux  de  l'intérêt  et  de  l'honneur  du  pays.  Malheureu- 
sement, de  mauvais  bruits  avaient  couru  sur  l'administration  colo- 
niale. Ils  avaient  été  portés  au  Reichstag,  et  il  en  était  résulté  des 
discussions  très  pénibles.  Il  avait  fallu  qu'un  nouveau  ministre  des 
Colonies,  M.  Bernard  Dernburg,  vînt  tenir  tête  aux  critiques  qui  se 
produisaient  de  plus  en  plus  acerbes;  mais  ce  choix  même  avait  été 
-critiqué,  et  M.  Dernburg  avait  eu  beaucoup  à  faire  pour  combattre 


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232  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

une  opposition  qui  grossissait  chaque  jour.  Elle  grossissait  surtout 
d'élémens  empruntés  au  Centre  catholique.  Dans  une  sorte  de  corps 
à  corps  qui  s'était  produit  çntre  M.  Rœren,  membre  du  centre,  et 
M.  Dernburg,  ce  dernier  s'était  laissé  emporter  à  des  paroles  extrôme- 
ment  vives  :  il  avait  même  parlé  de  «  chantage,  »  chantage  politique 
bien  entendu.  Mais  cette  expression,  employée  pour  qualifier  l'atti- 
tude du  centre,  n'avait  pas,  on  le  pense  bien,  calmé  des  esprits  déj^ 
très  échauffés.  Elle  avait  agi  comme  de  l'huile  sur  le  feu.  Quelques 
jours  plus  tard,  la  commission  du  Reichstag  ayant  pris  une  résolution 
défavorable  au  crédit  demandé,  ou  au  chiffre  de  ce  crédit,  l'Empereur 
lûi-méme  avait  écrit  une  lettre  indignée  au  président  de  l'Assemblée, 
M.  Ballèstrem,  membre  du  centre.  C'est,  en  effet,  de  la  défection  du 
Centre  catholique  que  venait  le  danger  parlementaire.  Ce  parti,  le 
plus  important  de  l'Assemblée,  car  il  compte  plus  de  cent  membres, 
après  avoir  longtemps  soutenu  le  gouvernement  et  y  avoir  trouvé 
des  profits  très  appréciables,  passait  peu  à  peu  à  l'opposition,  sans 
que  nous  puissions  dire  avec  certitude  à  quel  genre  de  sentiment 
il  obéissait.  Quoi  qu'il  en  soit  à  cet  égard,  le  gouvernement  a  fini  par 
prendre  ombrage  de  l'importance  du  Centre  et  de  la  manière  dont 
il  en  usait.  Tous  ces  symptômes  ont  été  les  avant-coureurs  de  la  tem- 
pête qui  a  éclaté  subitement.  Elle  a  été  courte,  mais  décisive,  car  elle  a 
emporté  le  Reichstag  tout  entier. 

On  a  pu  voir,  dès  l'ouverture  de  la  séance  du  13  décembre,  que  la 
patience  du  chancelier  était  à  bout.  Il  lui  aurait  été  probablement 
facile,  s'il  avait  consenti  à  louvoyer,  à  faire  quelques  concessions,  à 
user  de  ces  ménagemens  habiles  qui  donnent  de  la  séduction  à  sa 
parole,  de  rallier  autour  de  lui  une  majorité  de  quelques  voix.  Il  a 
mieux  aimé  foncer  sur  l'adversaire,  en  déclarant,  non  sans  véhé- 
mence, qu'une  question  patriotique  était  enjeu;  qu'il  s'agissait  de 
savoir  si  l'Allemagne,  qui  était  une  grande  nation  européenne,  serait 
aussi  une  grande  nation  mondiale  ;  que,  pour  qu'il  en  fût  ainsi,  le  gou- 
vernement seul  pouvait  juger  des  moyens  nécessaires;  qu'il  ne  con- 
sentirait pas  à  ce  qu'on  les  lui  marchandât;  enfin  qu'il  ne  capitulerait 
pas.  On  a  compris  alors  que  la  partie  était  fort  sérieuse;  mais,  de  part 
et  d'autre,  on  s'y  trouvait  trop  engagé  pour  reculer.  C'est  du  moins  ce 
qu'a  cru  la  majorité  du  Centre.  Le  vote  s'est  produit  au  milieu  d'une 
agitation,  d'une  émotion  extrêmes.  Au  dépouillement,  le  gouverne- 
ment était  battu  par  une  dizaine  de  voix.  Aussitôt,  le  chancelier  a 
tiré  de  sa  poche  un  décret  de  dissolution  dont  il  a  donné  lecture  sur 
on  ton  irrité.  Le  sort  en  était  jeté  :  le  gouvernement  prenait  le  pays 


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REVUE.    —   CHRONIQUE.  233 

potur  juge  entre  le  Reichstag  et  lui.  Les  élections  doivent  avoir  lieu 
dans  les  deux  mois,  et  la  nouvelle  assemblée  doit  se  réunir  un  mois 
plus  tard. 

L'Allemagne  est  donc  engagée  dans  une  crise  politique  et  électorale 

dont;  le  dénouement  sera  bientôt  connu  :  en  attendant,  nous  nous 

al>stdendron8  de  le  préjuger.  Nous  avons  déjà  beaucoup  de  peine  avoir 

clsilx^dans  nos  propres  élections  pendant  qu'elles  se  préparent,  et  nous 

noxLs  sommes  plus  d'une  fois  trompés  sur  les  résultats  qu'elles  devaient 

donner  :  ce  serait  s'exposer  à  des  chances  d'erreur  encore  plus  grandes 

<ra.o   d'émettre  des  prévisions  sur  des  élections  étrangères.  Il  est  cer- 

tstlTx   que  le  vote  du  Centre  catholique  a  créé  quelque  confusion.  Le 

O^xitre,  en  effet,  s'est  trouvé  voter  avec  les  socialistes:  c'est  avec  eux, 

los    Polonais,  les  Danpis,  les  Alsaciens-Lorrains,  qu'il  a  fait  la  majorité. 

ï^iax*€  rencontre,  sans  doute  ;  il  ne  saurait  y  avoir  d'alliance  véritable 

^^  durable  entre  les  catholiques  et  les  socialistes  ;  en  tout  cas.  il  n'y 

^^ix    svait  pas  le  13  décembre.  Mais  cette  rencontre  est  de  natureà  jeter 

dvi  trouble  dans  les  esprits,  et  c'est  peut-être  sur  cela  que  le  gouveme- 

^a^oxit  acompte.  M.  de  Bulow,  dans  son  discours,  s'est  effectivement  ap- 

plicjué  à  confondre  les  députés  du  Centre  avec  les  adversaires  de  la  poli- 

^î<iue  d'expansion  et  de  grandeur  nationales,  et  le  premier  cri  qui  a  été 

Vaxicé  dans  l'arène  électorale  a  été  :  Guerre  au  Centre  et  au  socialisme. 

Mais  il  y  a  encore  six  semaines  avant  les  élections  :  d'ici  là,  les  choses 

pourraient  bien  se  modifier  quelque  peu.  Il  est  difficile  de  créer  en 

Allemagne,  c'est-à-dire  dans  un  pays  où  les  intérêts,  les  idées,  les 

préjugés  locaux  conservent  une  grande  force,  un  courant  électoral 

tout  nouveau.  Le  Centre  n'a  d'ailleurs  pas  voté  tout  entier  contre  le 

gouvernement:  celui-ci   doit  donc  faire  des  exceptions  parmi  Jes 

«membres  du  groupe  qu'il  combat.  Enfin  le  Centre  a,  dans  une  partie 

du  pays,  des  attaches  très  puissantes,  et  les  socialistes  commencent  à 

en  avoir  partout  où  il  y  a  du  mécontentement.  L'ordre,  le  plan  de  la 

bataille  pourront  se  modifier  quelque  peu  avant  la  fin.  Ce  serait  déjà 

^  résultat  que  d'avoir  rendu  le  Centre  plus  traitable  :  peut-être  s'en 

^ûtentera-t-OD.  Mais  nous  ne  sommes  qu'au  début  de  cette  grande 

opération  politique,  et  personne  encore  n'a  une  vue  bien  claiie  de  ce 

^^  Peuvent  en  être  les  suites. 

Francis  Charmes. 


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tfis 


ESSAIS  ET  NOTICES 


LA   VIE   ET   L'OEUVRE   D'HÉRAULT   DE   SÉCHELLES 


Les  acteurs  du  drame  révolutionnaire  sont  certains  de  ne  pas  êt^  fe 

oubliés  :  leur  mémoire  est  Fobjet  d'un  culte  public,  leur  figure 
souvent  évoquée  dans  les  discours  de  nos  orateurs,  et  leur  vie  inspi 
de  nombreux  écrits.  Les  historiens  se  plaisent  aujourd'hui  à  reo^: 
stituer  l'existence  que  Ton  menait  sous  la  Terreur,  et  il  seml:^ — -*e 
que  leur  curiosité  soit  tout  particulièrement  attirée  par  le  sangl^L^^^ 
couperet  de  la  guillottine.  C'est  ainsi  que  nous  devons  aux  rechercl^^^s 
de  M.  Emile  Dard  une  nouvelle  biographie  d'Hérault  de  Séchelles  ^^^ 
môme  temps   qu'une    réédition  des    œuvres  littéraires  du  célèbi 
Jacobin  (1). 

«  L'opinion  commune  lui  est  sévère,  —  remarque  M.  Dard 
début  de  son  livre,  —  les  partis  l'ont  traité  tour  à  tour  en  adversai^^^ 
et  en  transfuge  (2).  »  Si  nous  examinons^  avei:  Tattentioa  qu*il  mérit--^' 
l'ouvrage  qui  achève  de  nous  renseigner  sur  le  rôle  du  conventionn^^^ 
nous  verrons  que  «  l'opinion  »  avait  quelque  raison  d'user  de  sévér^^^ 
à  l'égard  de  ce  triste  personnage. 

Hérault  de  Séchelles  n'était  âgé  que  de  vingt-cinq  ans  lorsqu'il  i^«t 
nommé,  le  20  juUlet  1785,  avocat  général  du  Parlement,  grâce  à       ^ 

(1)  Un  épicurien  sous  la  Teireur.  Hérault  de  Séchelles  (1759-1794^,  d'après  ^^ 
documens  inédits,  par  M.  Emile  Dard,  1  vol.  in-8«;  Perrin.  —  Hérault  de  Séche^"^i 
Œuvres  littéraires^  publiées  avec  une  préface  et  des  notes,  1  vol.  in-16;  ibid» 

(2)  Le  lecteur  voudra  bien  se  rappeler  les  articles  si  documentés  que  M.  Er^caesf 
Daudet  a  publiés  ici  sur  le  même  sujet  et  qui  établissent  nettement  qu'HérauB^ 'C  ^'^ 
Séchelles  fut  «  un  apôtre  du  terrorisme  persécuteur  et  brutal.  »  Voyez  àorn^s  la 
Revue  des  1*%  15  octobre  et  15  novembre  1903  :  les  Dames  de  Bellegarde. 


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ESSAIS    ET    NOTICES.  235 

protection  de  la  duchesse  de  Polignac,  sa  cousine.  Une  tradition  veut 
que  la  Reine  broda  elle-même  la  ceinture  noire  qu'elle  offrit  au  jeune 
magistrat.  La  bonne  compagnie  venait  en  foule  au  Châtelet  applaudir 
le  séduisant  orateur  qui  se  réservait  les  «  causes  d'éclat  »  et  les  sou- 
tenait, disent  les  contemporains,  en  «  homme  sensible.  »  Après  avoir 
tenu  des  propos  austères  à  la  tribune,  M.  Tavocat  général  montait  dans 
on  luxueux  carrosse  et  courait  à  ses  plaisirs.  Nous  ne  le  suivrons  pas 
dans  son  boudoir  de  la  rue  Basse-du-Rempart,  —  dont  le  mobilier  trop 
confortable  a  été  consciencieusement  inventorié  par  les  biographes, 
—  et  nous  irons  le  retrouver  de  préférence  dans  son  cabinet  de  tra- 
vail, an  milieu  de  ses  quatre  mille  volumes.  «  Les  orateurs  grecs  et 
latins,  dans  leur  texte  et  dans  les  traductions  de  Tabbé  Auger,  avoisi- 
naient  les  grands  écrivains  du  dernier  siècle,  quatre-vingt-douze  vo- 
lumes de  Voltaire,...  trente-quatre  de  Jean-Jacques  et  cinquante-six  de 
Buffon.  » 

HérauH  avait  une  envie  extrême  àfi  connaître  Thistorien  de  la 
nature  dont  il  relisait  sans  cesse  les  ouvrages.  Il  arriva  à  Montbard  le 
30  octobre  1785,  y  passa  deux  jours,  et  pénétra  dans  le  fameux  sanc- 
tuaire qu'on  a  appelé  «  le  berceau  de  Thistoire  naturelle.  »  Il  nota 
ses  impressions  dans  un  petit  opuscule,  qui  parut  à  la  fin  de 
l'année  1785,  sans  nom  d'auteur,  sous  le  titre  :  Vistte  à  Buffon.  «  C'est 
le  premier  modèle  d'un  genre  qui  a  fait  fortune,  —  dit  M.  Dard,  —  l'in- 
terview irrévérencieuse  des  hommes  célèbres.  »  Bufîon  aurait  donné 
à  son  hête  la  définition  du  génie.  —  Le  visiteur  est  frappé  par  l'attitude 
religieuse  du  châtelain  qui  assiste  tous  les  dimanches  à  la  grand'messe. 
«  Je  tiens  de  M.  de  Buffon,  —  écrit-il,  —  qu'il  a  pour  principe  de  res- 
pecter la  religion  ;  qu'il  en  faut  une  au  peuple  ;  que  dans  les  petites 
villes  on  est  observé  de  tout  le  monde,  et  qu'il  ne  faut  choquer  per- 
sonne. »  Le  savant  lui  montre  des  lettres  de  l'impératrice  Catherine 
en  s'applaudissant  «  d'avoir  été  plus  entendu  par  une  femme  que  par 
ime  Académie.  »  Ici  le  jeune  homme  paraît  sensible  à  la  gloire  «  per- 
sonnifiée »  par  le  vieillard  :  «  Dans  cette  haute  correspondance  de  la 
puissance  et  du  génie,  mais  où  le  génie  exerçait  la  véritable  puis- 
sance, je  sentais  mon  âme  attendrie,  élevée.  »  —  Mais  cette  émotion 
est  de  courte  durée.  A  vrai  dire,  les  pages  que  nous  avons  sous  les 
yeux  témoignent  de  moins  d'enthousiasme  que  d'ironie  et  justifient 
pleinement  la  sévérité  de  Sainte-Beuve,  qui  a  traité  l'auteur  d'  c  espion 
léger,  infidèle  et  moqueur  (1).  » 

(1)  CauMerïes  eu  Lundi,  t.  IV. 


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236  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

L'ouvrage  qui  succède  à  cet  écrit,  et  qui  est  postérieur  de  trois  ans, 
nous  fera  pénétrer  plus  avant  dans  le  caractère  d'Hérault  de  Séchelles. 
Durant  Tété  de  1788,  Hérault  donna  l'hospitalité,  au  château  d'Épone, 
à  un  étrange  personnage  qui  jouissait  alors  de  quelque  célébrité  dans 
les  cénacles  littéraires.  Antoine  de  Lassalle  avait  conçu  au  cours  de 
ses  voyages  une  ingénieuse  théorie  qui  reposait  sur  le  système  des 
compensations.  Il  voulait  prouver  que  l'univers  était  un  immense 
pendule  qui  oscillait  entre  deux  infinis.  «  Tout  oscille,  disait-il, 
tout  balance,  tout  est  alternativement  vainqueur  et  vaincu...  Notre 
âme  est  une  rude  escarpolettelmenée  par  deux  nègres  vigoureux,  n 
La  théorie  était  exposée  dans  un  livre  intitulé  :  La  Balance  natu- 
relle^ ou  Essai  sur  une  loi  universelle  appliquée  aux  sciences,  arts  et 
métiers  et  aux  moindres  détails  de  la  vie  commune.  —  Le  livre  était 
dédié  à  Hérault  de  Séchelles,  l'homme  harmonieusement  balancé,  en 
qui  Lassalle  avait  trouvé  «  l'emblème  vivant  »  de  son  ouvrage. 
Les  idées  matérialistes  dont  était  rempli  ce  traité  donnèrent  lieu 
à  de  nombreuses  discussions  qui  retentirent  sous  les  voûtes  du 
château  d'Épone.  L'avocat  Bellart  rapporte  qu'Hérault,  Ysabeau  son 
secrétaire  et  Lassalle  tenaient  des  propositions  «  à  faire  dresser  les 
cheveux  sur  la  tète...  Le  maître  de  la  maison  se  reposait  des  impiétés 
avec  des  obscénités.  »  Bellart  constate  qu'Hérault  était  «  matérialiste 
au  plus  haut  degré;  »  il  quitta  précipitamment  le  château,  y  ayant  fait 
ime  découverte  qui  le  choqua  fort  :  M.  Dard  nous  laisse  malicieuse- 
ment entendre  qu'il  s'agissait  d'intrigues  amoureuses  au  dénouement 
trop  rapide. 

Quoi  qu'il  en  soit,  c'est  au  sortir  de  ces  discussions  qu'Hérault  ré- 
digea un  petit  cahier  qui  fut  imprimé  dans  les  dernières  semaines  de 
l'année  1788.  Le  Codicille  politique  et  pratique  d'un  jeune  habitant 
d'Épone  est  un  recueil  de  pensées  qui  traite  de  l'art  de  parvenir  et  du 
culte  du  moi.  L'art  de  parvenir  consistera  à  bien  observer  et  à  calculer 
exactement  :  Qui  bene  définit  et  dividit  tanquam  Deus,  Mais  pour 
atteindre  le  but,  il  ne  faudra  pas  craindre  de  s'affranchir  des  préjugés 
et  des  lois.  Le  cynisme  qui  perçait  dans  [cet  écrit  effraya  la  famille, 
de  l'auteur;  l'avocat  général,  soucieux  encore  de  sa  réputation 
consentit  à  ce  que  l'édition  fût  anéantie  avant  que  le  public  n'ait  eu  le 
temps  de  crier  au  scandale.  La  date  où  l'opuscule  fut  composé  en 
constitue  l'hitérét  :  le  Codicille  nous  renseigne  sur  les  méditations  du 
jeune  patricien  quelques  mois  avant  la  chute  de  l'ancien  régime. 
L'ouvrage  n'est  pas  autre  chose  qu'une  «  Théorie  de  l'ambition,  »  et 
c'est  môme  sous  ce  titre  qu'il  fut  réimprimé,  —  d'une  manière  très 


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mm^^^^-^1%1 


ESSAIS    ET    NOTICES.  237 

f3Xitive  du  reste,  —  en  1802  (1).  Quelques  citations  donneront  une 
iciée  plus  exacte  de  ces  maximes  que  n'importe  quel  commentaire  : 

«  L'homme  n'est  grand  qu'en  proportion  de  l'estime  continue  qu'il 
a.  i>our  lui-môme  (IV-xix).  » 

«  11  ne  s'agit  pas  d'être  modeste,  mais  d'être  le  premier  (  Vl-ii).  » 
»  Envelopper  les  fourbes  dans  leurs  propres  filets,  ne  ruser  que 
dans  la  forme,  tenir  registre  des  ruses  qui  auront  réussi  (VI-x).  » 

*<  Se  consoler  des  malheurs  réels  par  un  bonheur  idéal;  se  ré- 
fugier  de  son  cœur  dans  sa  tête  (Vl-xxv).  » 

«    Faire  dire  par  les  autres  le  mal  qu'on  pense  de  ses  ennemis,  en  les 
iouant  des  qualités  voisines  de  leurs  défauts  et  de  leurs  vices  (VII-vi).  » 
«   Donner  toujours,  et  surtout  aux  femmes,  une  haute  idée  de  soi 
par  des  mots  fiers  (X-vii).  » 

«    Louer  ceux  de  nos  émules  que  nous  avons  surpassés  (X-xn).  » 
On  le  voit,  il  suffit  d'ouvrir  ce  testament  philosophique  pour  se 
rendre  compte  qu'il  ne  contient  pas  une  morale  nouvelle  :  on  y  re- 
troxiAre  les  commandemens  du  catéchisme  machiavélique  transportés 
^  l'époque  des  Liaisons  dangereuses. 

I.«es  œuvres  d'Hérault  de  Séchelles  comprennent  encore  des 
^^  flexions  sur  la  Déclamation,  des  Remarques  Sur  la  conversation,  les 
^ét dits  sur  la  Société  d'Olten  (1790),  —  récit  humoristique  d'un  voyage 
6ïi  Suisse,  —  VÊloge  d'Athanase  Auger  (lu  à  la  séance  publique  de  la 
Société  des  Neuf  Sœurs,  le  25  mars  1792),  —  éloquent  hommage 
ï>Bn.du  à  la  mémoire  du  traducteur  de  Démosthène,  —  et  des  Pensées 
^^  anecdotes  qui  renferment  quelques  raisonnemeus  frappans  par  leur 
J^ist^sse. 

^'écrivain  pénétrant,  qui  se  vantait  d'être  un  homme  libre  et  de 

'^^Priser  les  esclaves,  allait  être  amené  tout  naturellement  à  ressentir 

^  premiers  effets  de  l'ivresse  révolutionnaire  :  il  fut  arraché  à  ses 

^^Vatm  ou  à  ses  plaisirs  par  les  clameurs  de  la  foule  qui  se  ruait  vers 

bastille  et  il  pi'it  part  à  l'émeute  d'une  façon  tout  à  fait  scanda- 

^^^e^  L'espace  nous   manque   pour    retracer  en  détail  la  carrière 

j.^érault  de  Séchelles;  nous  chercherons  pourtant  une   querelle  à* 

^^torien  qui  trace  du  personnage  un  portrait  par  trop  flatté  :  il 

c^^^)  Les  titres  des  chapitres  indiquent  les  divisions  du  traité  :  Chapitre  I.  Pré- 
pç^^%  généraux  pour  avoir  du  génie.  —  II.  Choix  de  moyens  et  de  circonstances 
^^/^  «xalter  les  facultés  intellectuelles,  soit  toutes  ensemble,  soit  les  unes  aux 
ho^?*^»  des  autres.  —  II L  Lecture.  —  IV.  Caractère.  —  V.  Connaissance  des 
l^^^*i[ies.  —  VI.  Plan  d'action.  —  VIT.  Conversation.  —  VIIl.  Forme  des  livres.  — 
X|'  ^^yle  des  livres  et  des  discours  publics.  —  X.  Théorie  du  charlatanisme.  — 
V  -«-«^que  des  contractifs. 


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238  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

semble  qu*il  ait  des  trésors  d'indulgence  pour  a  TAlcibiade  de  la 
Montagne  »  et  qu'il  soit  constamment  sous  le  charme  de  la  beauté,  du 
savoir  et  de  l'éloquence  du  cet  ambitieux  politicien  ;  nous  ne  nous 
laisserons  pas  entraîner  de  la  sorte,  et  nous  examinerons  plus  froi- 
dement les  chefs  d'accusation  qui  pèsent  si  lourdement  sur  la  mé- 
moire du  cynique  Jacobin. 

Ëlu  député  à  l'Assemblée  législative  le  16  septembre  17^1,  Hérault 
ne  tarda  pas  à  descendre  la  pente  glissante  qui  conduisait  des  Feuil- 
lans  à  la  Gironde  et  de  la  Gironde  à  la  Montagne.  Un  an  après,  le 
1''  septembre  1792,  il  fut  porté  au  fauteuil  présidentiel.  Les  prisons 
vont  se  remplir  d'innocens,  les  massacres  vont  ensanglanter  la  rue,  et 
celui  qui  est  alors  le  premier  magistrat  de  France  ne  fera  que  de  loin 
en  loin  le  geste  de  calmer  les  assassins.  Le  î  novembre,  l'ancien 
Girondin  fut  élu  par  la  Montagne  président  de  la  Convention  :  il 
témoignait  sa  reconnaissance  en  défendant  Robespierre  contre  Louvet 
et  Barbaroux.  —  Hérault  jugea  prudent  de  s'éloigner  avant  que  le 
procès  de  Louis  XYI  ne  conmiençàt  :  il  se  fit  donner  avec  Philibert 
Simond  une  mission  en  Savoie,  pour  gagner  ce  pays  aux  idées  révolu- 
tionnaires, u  Quelques  semaines  après  leur  arrivée,  —  dit  M.  Ernest 
Daudet,  —  les  citoyens  commissaires  étaient  exécrés  autant  que  re- 
doutés... Absens  de  Paris,  les  représentans  du  peuple  en  mission 
auraient  pu  se  dispenser  de  s'associer  au  vote  de  la  Convention  qui 
prononçait  la  mort  du  Roi.  Mais  ils  revendiquèrent  leur  part  de  res- 
ponsabilité et 's'associèrent  à  ce  crime,  en  écrivant  de  Chambéry  : 
<c  que  leur  vœu^  était  pour  la  condamnation  de  Louis  Capet  sans  appel 
au  peuple.  » 

Le  plus  beau  jour  de  TAlcibiade  de  la  Montagne  fut,  au  dire  de 
M.  Dard,  le  1 0  août  1793.  Hérault,  qui  venait  de  donner  une  Constitution 
à  la  France,  célébra  le  culte  de  là  Nature  sur  la  place  de  la  Bastille.  La 
Bibliothèque  nationale  possède  une  estampe  qui  permet  de  se  repré- 
senter les  scènes  de  folie  auxquelles  donna  lieu  cette  fête  déma- 
gogique. «  Étrange  fête,  écrit  Taine  à  ce  sujet,  et  qui  exprime  bien 
Tesprit  du  temps  :  c'est  une  sorte  d'opéra  que  les  autorités  pu- 
bliques jouent  dans  la  rue,  avec  des  chars  de  triomphe,  des  encen- 
soirs, des  autels,  une  arche  d'alliance,  des  urnes  mortuaires  et  le 
reste  des  oripeaux  classiques.  »  Quelques  jours  après,  Hérault  appre- 
nait que  son  grand-oncle,  M.  Magon  de  la  Balue,  âgé  de  quatre- 
vingts  ans,  avait  été  incarcéré  à  la  Force.  Nicolas  Berryer,  qui  était  lié 
avec  la  famille,  supplie  le  président  de  l'Assemblée,  membre  du 
Comité  de  Salut]  public,  d'intervenir.  Hérault  répond  «  qu'il  se  compro- 


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ESSAIS    ET  NOTICES.  239 

mettraitlui-mémô  en  sollicitant  pour  son  oncle;  qu'il  ne  sauverait  pas  ri 

celui-ci  pour  lequel  il  ne  pouvait]]rien.  »  Berryer  demeura  confondu 

d'une  telle  impassibilité.  ,       ';; 

Une  des  plus  lourdes  charges  qui  pèsent  'sur  le  conventionnel  '  ^ 

est  d'avoir  été  l'ami  de  Carrier  ;  M.  Dard  constate  qu'Hérault  fut  au  ;,^ 

Comité  de  Salut  public  le  correspondant  préféré  du  terrible  proconsul. 
«  J'ai  lu  tes  lettres  au  Comité,  écrit-il,  le  20  septembre,  à  Carrier.  Elles 
sont  pleines  de  vigueur  et  d'énergie.  Continue,\brave  collègue,  c'est 
en  poursuivant  ainsi  les  coquins  et  les  honmies  douteux,  c'est  en 
dém^geant  cette  engeance  que  tu  sauves  la  République.  »  On  sait  le  j} 

moyen  que  Carrier  employa  dans}la|  suite  pour,«c  déménager  »  rapide-  jj 

ment  l'engeance  des  hommes  douteux.  Dans  une  autre  lettre,  Hérault 
donne  à  son]  correspondant  le  conseil  de  «  frapper  en  passant  de 
grands  coups  et  d'«i  laisser  la  responsabilité  à  ceux  qui  sont  chargés 
de  i'exécater.  »  M.  Dard  retrouve  avec  raison  dans  cette  recomman- 
dation hypocrite  la  théorie  dul  charlatanisme]  qui  [fait  l'objet  d'un 
chapitre  du  Codicille. 

À  partir  de  ce  moment,  les  argumens  manquent  à  l'historien  pour 
disculper  le  féroce  Montagnard.  H  nous  le  montre,  menacé  par  l'hosti- 
lité de  Robespierre  et  en  proie  à  son  tour  à  la  terreur.  «  Hérault  était 
devenu,  comme  Hébert,  implacable  par  peur.  »  C'est  par  lâcheté  qu'il 
change  la  Reine  sa  bienfaitrice  qu'un  mois  auparavant  il  avait  eu 
l'intention  de  sauver.  Au  cours  de  sa  mission  dans  le  Haut-Rhin,  s'il  n'a 
pas  «  semé  quelques  guillotines  »  sur  sa  route,  —  comme  le  lui  fait 
dire  FeUer,  dans  la  Biographie  universelle,  —  il  n'en  a  pas  moins 
q>pliqué  à  outrance  les  pires  lois  révolutionnaires  :  il  pressentait  qu'il 
allait  être  sacrifié  avec  Danton  à  la  haine  de  Robespierre  et  de  Saint- 
Jost.  Mallet  du  Pan  notait  'dans  un  rapport  qu'Hérault  u  marchait 
sur  la  lame  d'un  rasoir.  »  Le  suspect  cherchait  en  vain  des  consola- 
tions auprès  de  sa  belle  amie,  M""**  de  Morency,  qu'il  emmenait  souper 
à(Cha01ot,  «  dans  un  petit  pavillon  nommé  l'Amitié.  »  Mais  il  ne 
réussissait  pas  à  lui  cacher  ses  alarmes  :  «^C'est  plutôt  pour  se  tuer, 
écrivait-elle,  qu'il  prend  du|plaisir  ;à  l'excès  que  pour  se  rendre  heu- 
reux. »  Le  16  mars  1794,  le  «  ci-devant  noble  »  Hérault  de  Séchelles 
retrouvait  à  la  prison  du]  Luxembourg  la  bonne  compagnie  qu'il 
avait  [désertée.  Notre  historien  constate  avec  satisfaction  que  l'on 
fit  au  cousin  de  la  duchesse  de  Polignac  «  la  réception  de  l'enfant 
prodigue.  '»  Le  2  avril,  il  comparut  devant  le  tribunal  où  il  rappela 
en  pure  perte  les  services  qu'il  avait  rendus  à  la  nation.  Trois  jours 
après,  il  montaMans  la  même  charrette  que  Danton  et  Fabre  d*£glan- 


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240  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tme.  Son  attitude  fut  celle  de  Tindifférence,  au  témoignage  de  Taca- 
démiden  Ârnault,  qui  rencontra  le  lugubre  cortège  :  «  Il  [Hérault] 
paraissait  enfin  détaché  de  la  vie  dont  il  avait  acheté  la  conservation 
par  tant  de  lâchetés  et  d'atrocités.  L'aspect  de  cet  égoïste  étonnait 
tout  le  monde.  » 

M.  Dard  mentionne  qu'Hérault  relisait  son  Codicille  en  prison  et  y 
apportait  des  corrections.  Nous  regrettons  de  ne  pas  posséda*  ces 
retouches.  C'eût  été  un  document  curieux  que  celui  qui  nous  eût]  ren- 
seignés eur  les  dernières  pensées  de  l'épicurien  qui  venait  de  par- 
courir une  si  rapide  et  si  triste  carrière  :  cet  ironiste  eut  soin,  même 
au  bord  dej'abime,  de  ne  rien  livrer  de  son  âme  et  de  ne  donner 
aucune  marque  de  repentir  qui  pût  modifier,  en  quoi  que  ce  fût, 
son  attitude  de  comédien.  Hérault  de  Séchelles  mérite  d'être  traité 
avec  la  môme  rigueur  que  son  complice  Danton,  dont  on  a  pu  dire  : 
u  Si  nous  étions  condamnés  à  l'admirer  ou  seulement  à  l'absoudre,  il 
faudrait  déchirer  tous  les  codes,  jeter  au  feu  tous  les  livres  de  morale, 
retourner  à  l'état  sauvage,  avec  l'innocence  de  moins  et  la  corrup- 
tion de  plus.  » 

Nous  souhaitons  que  cette  courte  nc^ice  suffise  à  montrer  le  réel 
intérêt  du  livre  de  M.  Dard.  On  ne  saurait  trop  louer  la  bonne  mé- 
thode employée,  qui  consiste  à  situer  le  document  dans  un  tableau 
pittoresque  et  à  dissimuler  ainsi  Teffort  que  la  recherche  a  coûté. 
Soyons  donc  reconnaissans  à  l'historien  de  nous  avoir  fait  pénétrer 
dans  l'intimité  d'un  des  personnages  les  plus  singuliers  qui  aient 
figuré  sur  la  scène  de  la  Hévolution,  et  félicitons-le  d'avoir  réussi  à 
fixer  les  traits  de  l'écrivain  et  de  l'orateur  dans  un  portrait  d'uue 
touche  fine,  élégante  et  légère. 

R.  V. 


Le  Secrétaire  de  la  Rédaction^  gérant ^ 
Joseph  Bertrand. 


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LE  CAHIER  ROUGE 


DE 


BENJAMIN   CONSTANT 


MA   VIE    (1767-1787) 


11(1) 

Ce  fui  à  cette  époque  [1787]  que  je  fis  connaissance  avec  la 
première  femme  d'un  esprit  supérieur  que  j'aie  connue,  et  l'une 
de  celles  qui  en  avait  le  plus  que  j'aie  jamais  rencontrée.  Elle  se 
nommait  M""*  de  Charriëre.  C'était  une  Hollandaise  d'une  des 
premières  familles  de  ce  pays,  et  qui,  dans  sa  jeunesse,  avait  fait 
beaucoup  de  bmiit  par  son  esprit  et  la  bizarrerie  de  son  caractère. 
A  trente  ans  passés,  après  beaucoup  de  passions,  dont  quelques- 
unes  avaient  été  assez  malheureuses,  elle  avait  épousé,  malgré  sa 
famille,  le  précepteur  de  ses  frères,  homme  d'esprit,  d'un  carac- 
tère délicat  et  noble,  mais  le  plus  froid  et  le  plus  flegmatique 
que  l'on  puisse  imaginer.  Durant  les  premières  années  de  son 
mariage,  sa  femme  l'avait  beaucoup  tourmenté  pour  lui  im- 
primer un  mouvement  égal  au  sien  ;  et  le  chagrin  de  n'y  par- 
venir que  par  momens  avait  bien  vite  détruit  le  bonheur  qu'elle 
s'était  promis  dans  cette  union  à  quelques  égards  dispropor- 
tionnée. Un  homme  beaucoup  plus  jeune  qu'elle,  d'un  esprit 
très  médiocre,  mais  d'une  belle  figure,  lui  avait  inspiré  un  goût 

(i)  Voyez  la  Home  du  î"  janvier. 

TOXB  zzxvik  —  i907.  16 


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242  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

très  vif.  Je  n'ai  jamais  su  tous  les  détails  de  cette  passion  :  mais 
ce  qu'elle  m'en  a  dit  et  ce  qui  m'a  été  raconté  d'ailleurs  a  suffi 
pour  m'apprendre  qu'elle  en  avait  été  tort  agitée  et  fort  malheu- 
reuse, que  le  mécontentement  de  son  mari  avait  troublé  l'inté- 
rieur de  sa  vie,  et  qu'enfin  le  jeune  homme  qui  en  était  l'objet 
l'ayant  abandonnée  pour  une  autre  femme  qu'il  a  épousée,  elle 
avait  passé  quelque  temps  dans  le  plus  affreux  désespoir.  Ce 
désespoir  a  tourné  à  bien  pour  sa  réputation  littéraire,  car  il  lui 
a  inspiré  le  plus  joli  des  ouvrages  qu'elle  ait  faits  :  il  est  intitulé 
CalistCy  et  fait  partie  d'un  roman  qui  a  été  publié  sous  le  titre 
de  Lettres  écrites  de  Lausanne.  Elle  était  occupée  à  faire  im- 
primer ce  livre  quand  je  fis  connaissance  avec  elle.  Son  esprit 
m'enchanta.  Nous  passâmes  des  jours  et  des  nuits  à  causer  en- 
semble. Elle  était  très  sévère  dans  ses  jugemens  sur  tous  ceux 
qu'elle  voyait.  J'étais  très  moqueur  de  ma  nature.  Nous  nous 
convînmes  parfaitement.  Mais  nous  nous  trouvâmes  bientôt  l'un 
avec  l'autre  des  rapports  plus  intimes  et  plus  essentiels.  M""'  de 
Charrière  avait  une  manière  si  originale  et  si  animée  de  consi- 
dérer la  vie,  un  tel  mépris  pour  les  préjugés,  tant  de  force  dans 
ses  pensées,  et  une  supériorité  si  vigoureuse,  et  si  dédaigneuse 
sur  le  commun  des  hommes,  que  dans  ma  disposition,  à  vingt 
ans,  bizarre  et  dédaigneux  que  j'étais  aussi,  sa  conversation 
m'était  une  jouissance  jusqu'alors  inconnue.  Je  m'y  livrai  avec 
transport.  Son  mari,  qui  était  un  très  honnête  homme,  et  qui 
avait  de  l'affection  et  de  la  reconnaissance  pour  elle,  ne  l'avait 
menée  à  Paris  que  pour  la  distraire  de  la  tristesse  où  l'avait  jetée 
l'abandon  de  l'homme  qu'elle  avait  aimé.  Elle  avait  vingt-sept  ans 
de  plus  que  moi,  de  sorte  que  notre  liaison  ne  pouvait  l'inquiéter. 
Il  en  fut  charmé  et  l'encouragea  de  toutes  ses  forces.  Je  me  sou- 
viens encore  avec  émotion  des  jours  et  des  nuits  que  nous  pas- 
sâmes ensemble  à  boire  du  thé  et  à  causer  sur  tous  les  sujets 
avec  une  ardeur  inépuisable.  Cette  nouvelle  passion  n'absorbait 
pas  néanmoins  tout  mon  temps.  Il  m'en  restait  malheureusement 
assez  pour  faire  beaucoup  de  sottises  et  beaucoup  de  dettes.  Une 
femme  qui  de  Paris  correspondait  avec  mon  père  l'avertit  de  ma 
conduite,  mais  lui  écrivit  en  même  temps  que  je  pourrais  tout 
réparer  si  je  parvenais  à  épouser  une  jeune  personne  qui  était  de 
la  société  dans  laquelle  je  vivais  habituellement  et  qui  devait  avoir 
90  000  francs  de  rente.  Cette  idée  séduisit  beaucoup  mon  père, 
ce  qui  était  fort  naturel.  Il  me  la  communiqua  dans  une  lettre 


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LE  CAHIER  ROUOB   DE  BENJAMIN  CONSTANT.         243 

qui  contenait  d'ailleurs  beaucoup  et  de  très  justes  reproches,  et 
où  il  finissait  par  me  déclarer  qu'il  ne  consentirait  à  la  prolon-* 
gatronde  mon  séjour  à  Paris  que  si  j'essayais  de  réaliser  ce  pro- 
jet avantageux  et  si  je  croyais  avoir  quelque  chance  de  réussir. 
La    personne  dont  il  s'agissait  avait  seize  ans  et  était  très  jolie. 
Sa  mère  m'avait  reçu  depuis  mon  arrivée  avec  beaucoup  d'amitié. 
Je  me  voyais  placé  entre  la  nécessité  de  tenter  au  moins  une 
chose  dont  le  résultat  m'aurait  fort  convenu,  ou  celle  de  quitter 
une  ville  où  je  m'amusais  beaucoup  pour  aller  rejoindre  mon 
père  qui  m'annonçait  un  grand  mécontentement.  Je  n'hésitai  pas 
&  risquer  la  chose.  Je^commençai,  suivant  l'usage,  par  écrire  à  la 
mère  pour  lui  deipander  la  fnain  de  sa  fille.  Elle  me  répondit 
fort  amicalement,  mais  par  un  refus  motivé  sur  ce  que  sa  fille 
était  déjà  promise  à  un  homme  qui  devait  l'épouser  dans  quelques 
mois.  Cependant,  je  ne  crois  point  qu'elle  considérât  elle-même 
ce  refus  comme  irrévocable  ;  car,  d'un  côté,  j'ai  su  depuis  qu'elle 
avait  fait  prendre  en  Suisse  des  informations  sur  ma  fortune,  et 
de  l'autre,  elle  me  donnait  toutes  les  occasions  qu'elle  pouvait  de 
parler  tètè  à  t^te  avec  sa  fille.  Mais  je  me  conduisis  en  vrai  foui 
A.U  lieu  de  profiter  de  la  bienveillance  de  la  mère  qui,  tout  en 
^^  refusant,  m'avait  témoigné  de  l'amitié,  je  voulus  commencer 
^^  foman  avec  la  fille,  et  je  le  commençai  de  la  manière  la  plus 
^surde.  Je  n'essayai  point  de  lui  plaire  ;  je  ne  lui  dis  pas  même 
^^  mot  de  mon  sentiment.  Je  continuai  à  causer  le  plus  timide* 
^^Ti\  du  monde  avec  elle  quand  je  la  trouvais  seule.  Mais  je  lui 
^^^ivis  une  belle  lettre  comme  à  une  personne  que  ses  parens 
^^^laient  marier  malgré  elle  à  un  homme  qu'elle  n'aimait  pas, 
je  lui  proposai  de  l'enlever.  Sa  mère,  à  qui  sans  doute  elle 
^litra  cette  étrange  lettre,  eut  pour  moi  l'indulgence  de  laisser 
^  ûlle  me  répondre  comme  si  elle  ne  l'en  avait  pas  instruite. 
Ar^*  Pourras  (1  ),  —  elle  s'appelait  ainsi,  —  m'écrivit  que  c'était 
^^s  parens  à  décider  de  son  sort,  et  qu'il  ne  lui  convenait  pas  de 
^c^Yoir  des  lettres  —  d'un  homme.  Je  ne  me  le  tins  pas  pour 
^*  et  je  recommençai  de  plus  belle  mes  propositions  d'enlève- 
^^Xàt,  de  délivrance,  de  protection  contre  le  mariage  qu'on  vou- 

o  ^  Je  me  liai  beaucoup  avec  mon  cousin.  Il  prit  du  go&t  pour  M»*  Pourras. 
y^  *^  père  aurait  voulu  qu'il  nt  un  riche  mariage.  Cette  demoiseUe  avait  une  grande 
^ /'^^^iJie  et  aurait  volontiers  accepté  Benjamin,  mais  M-*  Pourras  avait  l'ambition 
lll^^re  de  sa  fille  une  femme  titrée.  »  Journal  de  Charles  de  Constant.  M.  a  C 
^^Hothèque  de  Genève. 


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1 


2ii  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

lait  la  forcer  à  contracter.  On  eût  dit  que  j'écrivais  à  une  vic- 
time qui  avait  imploré  mon  secours,  et  à  une  personne  qui  avait 
pour  moi  toute  la  passion  que  je  croyais  ressentir  pour  elle  :  et 
dans  le  fait,  toutes  mes  épitres  chevaleresques  étaient  adressées  à 
une  petite  personne  très  raisonnable  qui  ne  m'aimait  pas  du 
tout,  qui  n'avait  aucune  répugnance  pour  l'homme  qu'on  lui 
avait  proposé,  et  qili  ne  m'avait  donné  ni  l'occasion  ni  le  droit 
de  lui  écrire  de  la  sorte.  Mais  j'avais  enfilé  cette  route  et  pour 
le  diable  je  n'en  voulais  pas  sortir.  Ce  qu'il  y  avait  de  plus  inex- 
plicable c'est  qufe,  lorsque  je  voyais  M"'  Pourras,  je  ne  lui  disais 
pas  un  mot  qui  eût  du  rapport  avec  mes  lettres.  Sa  mère  me 
laissait  toujours  seul  avec  elle,  malgré  mes  extravagantes  pro- 
positions dont  sûrement  elle  avait  connaissance,  et,  c'est  ce  qui 
me  confirme  dans  l'idée  que  j'aurais  pu  encore  réussir.  Mais, 
loin  de  profiter  de  ces  occasions,  je  devenais,  dès  que  je  me 
trouvais  seul  avec  M"'  Pourras,  d'une  timidité  extrême.  Je  ne 
lui  parlais  que  de  choses  insignifiantes  et  je  ne  faisais  pas  même 
une  allusion  aux  lettres  que  je  lui  écrivais  chaque  jour,  ni  au 
sentiment  qui  me  dictait  ces  lettres.  Enfin,  une  circonstance  dans 
laquelle  je  n'étais  pour  rien,  amena  une  crise  qui  termina  tout. 
M"'  Pourras,  qui  avait  été  galante  toute  sa  vie,  avait  encore  un 
amant  en  titre.  Depuis  que  je  lui  avais  demandé  sa  fille,  elle 
avait  continué  à  me  traiter  avec  amitié,  avait  toujours  paru 
ignorer  mon  absurde  correspondance  et,  pendant  cpie  j'écrivais 
tous  les  jours  à  la  fille  pour  lui  proposer  de  Tenlever,  je  pre- 
nais la  mère  pour  confidente  de  mon  sentiment  et  de  mon 
malheur  :  le  tout,  je  dois  le  dire,  sans  aucune  réflexion  et  sans  la 
moindre  mauvaise  foi.  Mais  j'avais  enfilé  cette  route  avec  l'une 
et  avec  l'autre.  J'avais  donc  avec  M°'  Pourras  de  longues  conver- 
sations, tète  à  tète.  Son  amant  en  prit  ombrage.  Il  y  eut  des 
scènes  violentes,  etM""*  Pourras  qui,  ayant  près  de  cinquante  ans, 
ne  voulait  pas  perdre  cet  amant  qui  pouvait  être  le  dernier, 
résolut  de  le  rassurer:  Je  ne  me  doutais  de  rien  et  j'étais  un  jour 
à  faire  à  M""*  Pourras  mes  lamentations  habituelles,  lorsque  M.  de 
Sainte-Croix,  —  c'était  le  nom  de  l'amant,  —  parut  tout  à  coup  et 
montra  beaucoup  d'humeur.  M°*  Pourras  me  prit  par  la  main, 
me  mena' vers  lui,  et  me  demanda  de  lui  déclarer  solennellement 
si  ce  n'était  pas  de  sa  fille  que  j'étais  amoureux,  si  ce  n'était  pas 
sa  fille  que  j'avais  demandée  en  mariage,  et  si  elle  n'était  pas 
tout  à  fait  étrangère  à  mes  assiduités  dans  sa  maison.  Elle  n'avait 


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LE   CAHIBR  ROUGE   DE   BE?}JAMIN    CONSTANT.  245 

VU  dans  la  déclaration  exigée  de  moi  qu'un  moyen  de  mettre  fin 
aii3L  ombrages  de  M.  de  Sainte-Croix.  J'envisageai  la  chose  sous 
lira  autre  point  de  vue,  je  me  vis  traîné  devant  un  étranger  pour 
lui  avouer,  que  j'étais  un  amant  malheureux,  un  homme  repoussé 
pcLi-  la  mère  et  par  la  fille.  Mon  amour-propre  blessé  me  jeta 
cla.rrs  un  vrai  délire.  Par  hasard,  j'avais  emporté  dans  ma  poche 
^^M^e  petite  bouteille  d'opium  que  je  trimballais  avec  moi  depuis 
q^^elque  temps.  C'était  ensuite  de  ma  liaison  avec  M"*  de  Char- 
rîère,  qui  prenant  beaucoup  d'opium  dans  sa  maladie,  m'avait 
donné  Tidée  d'en  avoir,  et  dont  la  conversation,  toujours  abon- 
daxàte,  vigoureuse,  mais  très  bizarre,  me  tenait  dans  une  espèce 
d'iv^resse  spirituelle,  qui  n'a  pas  peu  contribué  à  toutes  les  sot- 
tises que  j'ai  faites  à  cette  époque. 

Je  répétais  sans  cesse  que  je  voulais  me  tuer,  et  à  force  de  le 

dii-e  je  parvenais  presque  à  le  croire,  quoique  dans  le  fond  je 

ix^exi  eusse  pas  la  moindre  envie.   Ayant  donc  mon  opium  en 

poche  au   moment  où  je   me   vis  traduit  en  spectacle  devant 

M.  de  Sainte-Croix,  j'éprouvai  une  espèce  d'embarras  dont  il  me 

pajrut  plus  facile  de  me  tirer  par  une  scène  que  par  une  conver- 

sa-tîon  tranquille.  Je  prévoyais  que  M.  de  Sainte-Croix  me  ferait 

des  questions,  me  témoignerait  de  l'intérêt,  et  comme  je  me 

Pouvais  humilié,  ces  questions,  cet  intérêt,  tout  ce  qui  pouvait 

Pi'olonger  la  situation  m'était  insupportable.  J'étais  sûr  qu'en 

avalant  mon  opium  je  ferais  diversion  à  tout  cela  ;  ensuite,  j'avais 

^^puis  longtemps  dans  la  tête,  que  de  vouloir  se  tuer  pour  une 

'^naoïe,  c'était  un  moyen  de  lui  plaire.  Cette  idée  n'est  pas  exac- 

^nxent  vraie.  Quand  on  plaît  déjà  à  une  femme  et  qu'elle  ne 

^^lUande  qu'à  se  rendre,  il  est  bon  de  la  menacer  de  se  tuer 

P?^ce  qu'on  lui  fournit  un  prétexte  décisif,  rapide  et  honorcd)le. 

^is  quand  on  n'est  point  aimé,  ni  la  menace  ni  la  chose  ne 

P'^^duisent  aucun  effet.  Dans  toute  mon  aventure  avec  M"'  Pour- 

^>   il  y  avait  une  erreur  fondamentale,  c'est  que  je  jouais  le 

.  ^*^an  à  moi  tout  seul.  Lors  donc  que  M"**  Pourras  eut  fini  son 

^ïrogatoire,  je  lui  dis  que  je  la  remerciais  de  m'avoir  mis  dans 

^t^^  situation  qui  ne  me  laissait  plus  qu'un  parti  à  prendre,  et  je 

^^î  ma  petite  fiole  que  je  portai  à  mes  lèvres.  Je  me  souviens 

^*^^,dans  le  très  court  instant  qui  s'écoula  pendant  que  je  fis 

J^llç  opération,  je  me  faisais   un  dilemme  qui  acheva  de  me 

^^^ider. 

«Si  j'en  meurs,  me  dis-je,  tout  sera  fini  ;  et  si  Ton  me  sauve, 


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246  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

il  est  impossible  que  M*^*  Pourras  ne  s'attendrisse  pas  pour  un 
homme  qui  aura  voulu  se  tuer  pour  elle.  J'avalai  donc  mon 
opium.  Je  ne  crois  pas  qu'il  y  en  eût  assez  pour  me  faire  grand 
mal  et  comme  M.  de  Sainte-Croix  se  jeta  sur  moi,  j'en  répandis 
plus  de  la  moitié  par  terre.  On  fut  fort  effrayé.  On  me  fit 
prendre  des  acides  pour  détruire  Tefifet  de  l'opium.  Je  fis  ce 
qu'on  voulut  avec  une  docilité  parfaite,  non  que  j'eusse  peur, 
mais  parce  que  l'on  aurait  insisté,  et  que  j'aurais  trouvé  en- 
nuyeux de  me  débattre.  Quand  je  dis  que  je  n'avais  pas  peur, 
ce  n'est  pas  que  je  susse  combien  il  y  avait  peu  de  danger.  Je  ne 
connaissais  point  les  effets  que  l'opium  produit,  et  je  les  croyais 
beaucoup  plus  terribles.  Mais  d'après  mon  dilemme,  j'étais  tout 
à  fait  indifférent  au  résultat.  Cependant,  ma  complaisance  à  me 
laisser  donner  tout  ce  qui  pouvait  empêcher  l'effet  de  ce  que  je 
venais  de  faire  dut  persuader  les  spectateurs  qu'il  n'y  avait  rien 
de  sérieux  dans  toute  cette  tragédie. 

Ce  n'est  pas  la  seule  fois  dans  ma  vie  qu'après  une  action 
d'éclat,  je  me  suis  soudainement  ennuyé  de  la  solennité  qui 
aurait  été  nécessaire  pour  la  soutenir  et  que,  d'ennui,  j'ai  défait 
mon  propre  ouvrage.  Après  qu'on  m'eut  administré  tous  les 
remèdes  qu'on  crut  utiles,  on  me  fit  un  petit  sermon  d'un  air 
moitié  compatissant,  moitié  doctoral,  que  j'écoutai  d'un  air  tra- 
gique ;  M^^'  Pourras  entra,  car  elle  n'y  était  pas  pendant  que  je 
faisais  toutes  mes  folies  pour  elle,  et  j'eus  l'inconséquente  déli- 
catesse de  seconder  la  mère  dans  ses  efforts  pour  que  la  fille  ne 
s'aperçût  de  rien.  M"*  Pourras  arriva,  toute  parée  pour  aller  à 
l'Opéra  où  l'on  donnait  le  Tarare  de  Beaumarchais  pour  la  pre- 
mière fois.  M"*  Pourras  me  proposa  de  m'y  mener,  j'acceptai  : 
et  mon  empoisonnement  finit,  pour  que  tout  fût  tragi-comique 
dans  cette  affaire,  par  une  soirée  à  l'Opéra.  J'y  fus  môme  d'one 
gaieté  folle,  soit  que  l'opium  eût  produit  sur  moi  cet  effet,  soit, 
ce  qui  me  paraît  plus  probable,  que  je  m'ennuyasse  de  tout  ce 
qui  s'était  passé  de  lugubre,  et  que  j'eusse  besoin  de  m'amuser. 

Le  lendemain,  M"'  Pourras,  qui  vit  la  nécessité  de  mettre 
un  terme  à  mes  extravagances,  prit  pour  prétexte  mes  lettres  à 
sa  fille,  dont  elle  feignit  n'avoir  été  instruite  que  le  jour  môme, 
et  m'écrivit  que  j'avais  abusé  de  sa  confiance  en  proposant  à  sa 
fille  de  l'enlever  pendant  que  j'étais  reçu  chez  elle.  En  consé- 
quence, elle  me  déclara  qu'elle  ne  me  recevrait  plus,  et  pour 
m'ôter  tout  espoir  et  tout  moyen  de  continuer  mes  tentatives, 


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LE  CABIER  ROUGE   DE  BENJAMIN  CONSTANT.         247 

elle  fit  venir  M.  de  Charrière  qu'elle  pria  d'interroger  lui-même 
,  sa  fille  sur  ses  sentimens  pour  moi.  M"*  Pourras  répondit  très 
nettement  à  M.  de  Charrière  que  je  ne  lui  avais  jamais  parlé 
d'amour,  qu'elle  avait  été  fort  étonnée  de  mes  lettres,  qu'elle 
n'avait  jamais  rien  fait  et  ne  m'avait  jamais  rien  dit  qui  pût 
m'autoriser  à  des  propositions  pareilles,  qu'elle  ne  m'aimait 
point,  qu'elle  était  très  contente  du  mariage  que  ses  parens  pro- 
jetaient pour  elle,  et  qu'elle  se  réunissait  très  librement  à  sa 
mère  dans  ses  déterminations  à  mon  égard.  M.  de  Charrière  me 
rendit  compte  de  cette  conversation,  en  ajoutant  que,  s'il  eût 
aperçu  dans  la  jeune  personne  la  moindre  inclination  pour  moi» 
il  eût  essayé  de  déterminer  la  mère  en  ma  faveur. 

Ainsi  se  termina  l'aventure.  Je  ne  puis  dire  que  j'en  éprou- 
vasse une  grande  peine.  Ma  tête  s'était  bien  montée  de  temps  à 
autre  ;  Tirritation  de  Tobstacle  m'avait  inspiré  une  espèce  d'achar- 
nement; la  crainte  d'être  obligé  de  retourner  vers  mon  père 
m'avait  fait  persévérer  dans  une  tentative  désespérée  ;  ma  mau- 
vaise tête  m'avait  fait  choisir  les  plus  absurdes  moyens  que  ma 
timidité  avait  rendus  encore  plus  absurdes.  Mais  il  n'y  avait,  je 
crois,  jamais  eu  d'amour  au  fond  de  mon  cœur.  Ce  qu  il  y  a  de 
sûr,  c'est  que  le  lendemain  du  jour  où  il  fallut  renoncer  à  ce 
projet,  je  fus  complètement  consolé.  La  personne  qui,  même 
pendant  que  je  faisais  toutes  ces  enrageries,  occupait,  véritable- 
ment ma  tête  et  mon  cœur,  c'était  M""*  de  Charrière.  Au  milieu 
de  toute  lagitation  de  mes  lettres  romanesques,  de  mes  proposi- 
tions d'enlèvement,  de  mes  menaces  de  suicide  et  de  mon  empoi- 
sonnement théâtral,  je  passai  des  heures,  des  nuits  entières  à 
causer  avec  M"**  de  Charrière,  et  pendant  ces  conversations,  j'ou- 
bliai mes  inquiétudes,  mon  père,  mes  dettes,  M"*  Pourras  et  le 
n^onde  entier.  Je  suis  convaincu  que,  sans  ces  conversations,  ma 
conduite  eût  été  beaucoup  moins  folle.  Toutes  les  opinions  de 
M**  de  Charrière  reposaient  sur  le  mépris  de  toutes  les  conve- 
nances et  de  tous  les  usages.  Nous  nous  moquions  à  qui  mieux 
mieux  de  tous  ceux  que  nous  voyions  :  nous  nous  engouions 
de  nos  plaisanteries  et  de  notre  mépris  de  l'espèce  humaine,  et 
il  résultait  de  tout  cela  que  j'agissais  comme  j'avais  parlé,  riant 
quelquefois  comme  un  fou  une  demi-heure  après  de  ce  qu« 
j'avais  fait  de  très  bonne  foi  dans  le  désespoir  une  demi-heure 
avant.  La  fin  de  tous  mes  projets  sur  M"'  Pourras  me  réunit 
plus  étroitement  encore  avec  M"*'  de  Charrière  :  elle  était  la  seule 


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248  REVUE  DBS  DEUX  MONDES. 

personne  avec  qui  je  causasse  en  liberté;  parce  qu'elle  était 
la  seule  qui  ne  m'ennuyât  pas  de  conseils  et  de  représentations 
sur  ma  conduite. 

Des  autres  femmes  de  la  société  où  je  vivais,  les  unes  s'in té- 
ressaut  à  moi  par  amitié  me  prêchaient  dès  qu'elles  en  trouvaient 
l'occasion,  le^  autres  auraient  eu  quelque  envie,  je  crois,  de  se 
charger  de  faire  l'éducation  d'un  jeune  homme  qui  paraissait  si 
passionné,  et  me  le  faisaient  entendre  d'une  manière  assez  claire. 
M°"  Suard  avait  conçu  le  dessein  de  me  marier.  Elle  voulait 
me  faire  épouser  une  jeune  fille  de  seize  ans  assez  spirituelle, 
fort  affectée,  point  jolie,  et  qui  devait  être  riche,  après  la  mort 
d'un  oncle  âgé.  Par  parenthèse,  au  moment  où  j'écris  en  1811, 
Toncle  \it  encore.  La  jeune  personne,  qui  s'est  mariée  depuis  à 
M.  Pastoretf  célèbre  dans  la  Révolution,  par  sa  niaiserie,  a  eu 
quelques  aventures,  a  voulu  divorcer  pour  épouser  un  homme 
que  j^ai  beaucoup  connu,  dont  je  parlerai  dans  la  suite,  et  dont 
elle  a  eu  un  enfant,  a  fait  quelques  folies  pour  arriver  à  ce  but, 
puis,  layant  manqué,  s'est  jetée  avec  beaucoup  d'art  dans  la  pru- 
derie, et  est  aujourd'hui  l'ime  des  femmes  les  plus  considérées 
de  Paris.  A  l'époque  où  M"*  Suard  me  la  proposa,  elle  avait  une 
envie  extrême  d'avoir  un  mari,  et  elle  le  disait  de  très  bonne  foi 
à  tout  le  monde.  Mais  ni  les  projets  de  M"' Suard,  ni  les  avances 
de  quelques  vieilles  femmes  ni  les  sermons  de  quelques  autres, 
ne  produisaient  d'effet  sur  moi.  Comme  mariage,  je  ne  voulais 
que  M-^'  Pourras.  Comme  figure,  c'était  encore  M"*  Pourras  que 
je  préférais.  Comme  esprit,  je  ne  voyais,  n'entendais,  ne  chéris- 
sais que  SI""  de  Charrière.  Ce  n'est  pas  que  je  ne  profitasse  du 
peu  d'heures  où  nous  étions  séparés,  pour  faire  encore  d'autres 
sottises.  Je  ue  sais  qui  me  présenta  chez  une  fille  qui  se  faisait 
appeler  la  comtesse  de  Linières.  Elle  était  de  Lausanne  où  son 
père  était  boucher.  Un  jeune  Anglais  l'avait  enlevée,  en  mettant 
le  feu  à  la  maison  où  elle  demeurait,  où  elle  avait  continué,  après 
avoir  étt*  qui t lue  par  ce  premier  amant,  à  faire  un  métier  que  sa 
jolie  figure  rendait  lucratif.  Ayant  amassé  quelque  argent,  elle 
s  était  fait  épouser  par  un  M.  de  Linières  qui  était  mort,  et  deve- 
nue veuve  et  comtesse,  elle  tenait  une  maison  de  jeu.  Elle  avait 
bien  quarante-cinq  ans,  mais  pour  ne  pas  renoncer  entièrement 
à  son  premier  état,  elle  avait  fait  venir  une  jeune  sœur  d'environ 
vingt  ans,  grande,  fraîche,  bien  faite  et  hôte  à  faire  plaisir.  Il  y 
venait  en  hommes  quelques  gens  comme  il  faut,  et  beaucoup 


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LE   CAHIER  ROUGB  DE   BENJAMIN    CONSTANT.  249 

d'escrocs.  On  y  tomba  sur  moi  à  qui  mieux  mieux.  Je  passais  la 
rooitié  des  nuits  à  y  perdre  mon  argent:  puis,  j'allais  causer  avec 
M"*'  de  Charrière  qui  ne  se  couchait  qu'à  six  heures  du  matin,  et 
Je  dormais  la  moitié  du  jour.  Je  ne  sais  si  ce  beau  genre  de  vie 
parvint  aux  oreilles  de  mon  père,  ou  si  la  seule  nouvelle  de  mon 
peu  de  succès  auprès  de  M"*  Pourras  le  décida  à  me  faire  quit- 
ter Paris.  Mais  au  moment  où  je  m'y  attendais  le  moins,  je  vis 
3,rriver  chez  moi  un  M.  Benay,  lieutenant  dans  son  régiment, 
obctrgé  de  me  conduire  auprès  de  lui  à  Bois-le-Duc.  J'avais  le 
gentiment  que  je  méritais  beaucoup  de  reproches;  et  l'espèce  de 
^liaos  d'idées  où  la  conversation  de  M"*  de  Charrière  m'avait  jeté 
-gX^^  rendait  d'avance  tout  ce  que  je  me  croyais  destiné  à  entendre 
i,:^siippor table.  Je  me  résignai  cependant  et  l'idée  de  ne  pas  obéir 
^  mon  père  ne  me  vint  pas.  Mais  une  difficulté  de  voiture  retarda 
^O^otre  départ.  Mon  père  m'avait  laissé  à  Paris  une  vieille  voiture 
cf^ns  laquelle  nous  étions  venus,  et,  dans  mes  embarras  d'argent, 
J ''avais  trouvé  bon  de  la  vendre.  M.  Benay,  comptant  sur  cette 
^^oiture,  était  venu  dans  un  petit  cabriolet  à  une  place.  Nous 
essayâmes  de  trouver  une  chaise  de   poste  chez  le  sellier  qui 
Ma 'avait  acheté  celle  de  mon  père  :  mais  il  n'en  avait  point  ou  ne 
youlut  pas  nous  en  prêter.  Cette  difficulté  nous  arrêta  tout  un 
jour.  Pendant  cette  journée,  ma  tête  continua  à  fermenter,  et  la 
coi^^ersation  de  M"*  de  Charrière  ne  contribua  pas  peu  à  cette 
'^«•cnentation.  Elle  ne  prévoyait  sûrement  pas  l'effet  qu'elle  pro- 
diiîiait  sur  moi.  Mais  en  m'entre  tenant  sans  cesse  de  la  bêtise  de 
*  espèce  humaine,  de  l'absurdité  des  préjugés,  en  partageant 
^^on  admiration  pour  tout  ce  qui  était  bizarre,  extraordinaire, 
or-îginal,  elle  finit  par  m'inspirer  une  soif  véritable  de  me  trou- 
Vô:»-  aussi  moi-même  hors  de  la  loi  commune.  Je  ne  formai  pour- 
^^-^^t  point  de  projets,  mais  je  ne  sais  dans  quelle  idée  confuse, 
î  ^ïupruntai  à  tout  hasard  à  M"**  de  Charrière  une  trentaine  de 
ioviis.  Le  lendemain  M.  Benay  vint  délibérer  avec  moi  sur  la 
^^^^nière  dont  nous  cheminerions,  et  nous  convînmes  que  nous 
^oiiî5  suivrions  dans  des  voitures  à  une  place  en  nous  y  arran- 
^^ut  du  mieux  que  nous  pourrions.  Comme  il  n'avait  jamais  vu 
f  ^^}^i  je  lui  proposai  de  ne  partir  que  le  soir,  et  il  y  consentit 
^^'lement.  Je  n'avais  aucun  motif  bien  déterminé  dans  cette  pro- 
ÇP^Uion,  mais  elle  retardait  d'autant  un  instant  que  je  craignais. 
^Vdis  mes  trente  louis  dans  ma  poche  et  je  sentais  une  espèce 
^  t^laisir  à  me  dire  que  j'étais  encore  le  maître  de  faire  ce  que 


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2S0  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

je  voudrais.  Nous  allâmes  dîner  au  Palais-Royal.  Le  hasard  fit 
qu'à  côté  de  moi  se  trouva  un  homme  que  j'avais  vu  quelque- 
fods  chez  M"*  de  Bourbonne  et  avec  lequel  j'avais  causé  volon- 
tiers parce  qu'il  avait  assez  d'esprit.  Je  me  souviens  encore  de 
son  nom  que  la  circonstance  où  je  l'ai  vu  pour  la  dernière  fois 
(c'était  ce  jour-là,  le  24  juin  1787)  a  gravé  dans  ma  mémoire.  Il 
s'appelait  le  chevalier  de  la  Roche  Saint- André,  grand  chimiste, 
homme  de  talent,  jouant  gros  jeu  et  très  recherché.  Je  l'abordai, 
et,  plein  que  j'étais  de  ma  situation,  je  le  pris  à  part  et  je  lui  en 
parlai  à  cœur  ouvert.  Il  m'écouta  probablement  avec  assez  de 
distraction  comme  je  l'aurais  fait  à  sa  place.  Dans  le  cours  de  ma 
harangue  je  lui  dis  que  j'avais  quelquefois  envie  d'en  finir  en  me 
sauvant  :  «  Et  où  donc?  me  dit-il  assez  négligemment.  — Mais  en 
Angleterre,  répondis-je.  — Mais  oui,  reprit-il,  c'est  un  beau  pays, 
et  on  y  est  bien  libre.  —  Tout  serait  arrangé,  lui  dis-je,  quand  je  re- 
viendrais. —  Sûrement,  répliqua-t-il,  avec  le  temps  tout  s'arrange.  » 
M.  Benay  s'approcha,  et  je  retournai  finir  avec  lui  le  dîner  que 
j'avais  commencé.  Mais  ma  conversation  avec  M.  de  la  Roche 
Saint-André  iavait  agi  sur  moi  de  deux  manières  :  1**  en  me  mon- 
trant que  les  autres  attacheraient  très  peu  d'importance  à  une 
escapade  qui  jusqu'alors  m'avait  paru  la  chose  la  plus  terrible  ; 
2^  en  me  faisant  penser  à  l'Angleterre,  ce  qui  donnait  une  direc- 
tion à  ma  course,  si  je  m'échappais.  Sans  doute  cela  ne  faisait 
pas  que  j'eusse  le  moindre  motif  pour  aller  en  Angleterre  plutôt 
qu'ailleurs,  ou  que  je  pusse  y  espérer  la  moindre  ressource: 
mais  enfin,  mon  imagination  était  dirigée  vers  un  pays  plus  que 
vers  un  autre.  Cependant,  je  n'éprouvai  d'abord  qu'une  sorte  d'im- 
patience de  ce  que  le  moment  où  ma  décision  était  encore  en  mon 
pouvoir  allait  expirer  ou  plutôt  de  ce  que  ce  moment  était  passé  ; 
car  nous  devions  monter  en  voiture  d'abord  après  dîner,  et  il  était 
probable  que  M.  Benay  ne  me  quitterait  plus  jusque-là.  Comme 
nous  sortions  de  table,  jje  rencontrai  le  chevalier  de  la  Roche, 
qui  me  dit  en  riant:  «  Eh  bien!  vous  n'êtes  pas  encore  parti?  » 
Ce  mot  redoubla  mon  regret  de  n'être  plus  libre  de  le  faire.  Nous 
rentrâmes,  nous  fîmes  nos  paquets,  la  voiture  vint,  nous  y  mon- 
tâmes. Je  soupirai  en  me  disant  que  pour  cette  fois  tout  était 
décidé,  et  je  pressai  avec  humeur  mes  inutiles  trente  louis  dans 
ma  poche.  Nous  étions  horriblement  serrés  dans  le  petit  cabriolet 
aune  place.  J'étais  dans  le  fond,  etM.  Benay,  qui  était  assez  grand  - 
et  surtout  fort  gros,  était  assis  sur  une  petite  chaise,  entre  mess 


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LE  CAHIBR  ROUGE   DB  BENJAMIN  CONSTANT.         251 

îambeSy  secoué  et  perdant  l'équilibre  à  chaque  cahot  pour  donner 

de  la  tête  à  droite  ou  à  gauche.  Nous  avions  à.  peine  fait  dix  pas 

qu'il  commença  à  se  plaindre.  Je  renchéris  sur  ses  plaintes,  parce 

que  ridée  me  vint  que,  si  nous  retournions  à  la  maison/ je  me 

retrouverais  en  liberté  de  faire  de  nouveau  ce  que  je  voudrais. 

En  efifet,  nous  n'étions  pas  encore  hors  de    la  barrière,  qu'il 

déclara  qu'il  lui  était  impossible  d'y  tenir,  et  me  demanda  de 

renvoyer  au  lendemain  et  de  chercher  une  autre  manière  de 

voyager.  J'y  consentis,  je  le  ramenai  à  son  hôtel,  et  me  voili 

chez  moi  à  onze  heures  du  soir,  ayant  dix  ou  douze  heures  pour 

délibérer.  Je  n  en  mis  pas  autant  à  me  décider  à  une  folie  beau* 

coup  plus  grave  et  beaucoup  plus  coupable  qu'aucune  de  celles 

9^®  j'avais  encore  faites.  Je  ne  l'envisageai  pas  ainsi.  J'avais  la 

*^te  tournée  et  par  la  crainte  de  revoir  mon  père  et  par  tous  les 

^phismes  que  j'avais  répétés  et  entendu  répéter  sur  l'indépen-» 

"^nce.  Je  me  promenai  une  demi-heure  dans  ma  chambre,  puis 

pj'enant  une  chemise  et  mes  trente  louis,  je  descendis  l'escalier, 

J®  demandai  le  cordon,  la  porte  s'ouvrit,  je  sautai  dans  la  rue, 

®  i^e  savais  point  encore  ce  que  je  voulais  faire.  En  général,  ce 

^vlx    jjp^'j^   ig  pl^g  ^jj^  ^j^jjg  ^^  ^Jq   ^  prendre  des  partis  très 

^^Urdes,  mais  qui  semblaient  du  moins  supposer  ime   grande 

^^ision  de  caractère,  c'est  précisément  l'absence  complète  de 

.  ^*te  décision,  et  le  sentiment  que  j'ai  toujours  eu,  que  ce  que 

*^  faisais  n'était  rien  moins  qu'irrévocable  dans  mon  esprit.  De  la 

^^te,  rassuré  par  mon  incertitude  môme  sur  les  conséquences 

y^xxe  folie  que  je  me  disais  que  je  ne  ferais  peut-être  pas,  j'ai 

^^*   im  pas  après  l'autre  et  la  folie  s'est  trouvée  faite. 

Cette  fois,  ce  fut  absolument  de  cette  manière  que  je  me  lais* 

f^^    entraîner  à  ma  ridicule  évasion.  Je  réfléchis  quelques  inslans 

" 'îxsile  que  je  choisirais  pour  la  nuit,  et  j  allai  demander  l'hos- 

*^*^^lité  à  une  personne  de  vertu  moyenne  que  j'avais  connue  au 

/^^•^mencement  de  l'hiver.  Elle   me  reçut  avec  toute  la    ten- 

^^^se  de  son  état.  Mais  je  lui  dis  qu'il  ne  s'agissait  point  de  ses 

^^.Tines,  que  j'avais  une  course  de  quelques  jours  à  faire,  à  une 

^^■^quantaine  de  lieues  de  Paris  et  qu'il  fallait  qu'elle  me  pror 

P^^^^t  une  chaise  de  poste  à  louer  pour   le  lendemain,  d  aussi 

^^Xàne  heure  qu'elle  le  pourrait.  En  attendant,  comme  j'étais  fort 

^^Tiblé,  je  voulus  prendre  des  forces,  et  j'en  demandai  au  vin  de 

«Campagne  dont  quelques  verres  m'ôlèrent  le  peu  qui  me  restait 

^^  ia  faculté  de  réfléchir.  Je  m'endormis  ensuite  d'un  sommeil 


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252  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

assez  agité,  et  quand  je  me  réveillai,  je  trouvai  un  sellier  q^^^jjr 
me  livra  une  chaise  à  tant  par  jour,  sans  prendre  d'informé  ^«:::^5 
tions  sur  ma  route,  et  en  se  bornant  à  me  faire  signer  ui;;3ir^i 
reconnaissance  que  je  signai  d'un  nom  en  Tair,  étant  bien  d^^f^^i 
cidé  à  lui  renvoyer  sa  voiture  de  Calais.  Ma  demoiselle  m'ava^^  -^»g 
aussi  commandé  des  chevaux  de  poste.  Je  la  payai  convenabU  ^^/^ 
ment  et  je  me  trouvai  allant  ventre  à  terre  en  Angleterre  av  -^^^-^.ç^ 
vingt-sept  louis  dans  ma  poche,  sans  avoir  eu  le  temps  de  re^^^e^. 
trer  en  moi-même  un  seul   instant.   En  vingt-deux  heures,  jq 

fus  à  Calais.   Je  chargeai  M.  Dessin  de  renvoyer  ma  chais^^se  k 

Paris  et  je  m'informai  d'un  paquebot.  Il  en  partait  un  à  Thei ire 

même.  Je  n'avais  point  de  passeport,  mais  dans  cet  heurenz^ux 
temps,  il  n'y  avait  point  toutes  les  difficultés  dont  chaque  démar(=rhe 
a  été  hérissée,  depuis  que  les  Français,  en  essayant  d'être  libc — es, 
ont  établi  l'esclavage  chez  eux  et  chez  les  autres.  Un  valet  de 
louage  se  chargea  pour  six  francs  de  remplir  les  formalités  nécr  ^s- 
saires,  et,  trois  quarts  d'heure  après  mon  arrivée  à  Cal^a-îs, 
j'étais  embarqué. 

J'arrivai   le  soir  à   Douvres,  je   trouvai   un  compagnoa     ^e 
voyage  qui   voulait  se  rendre  à  Londres,  et  le  matin  du  jo"«Jr 
suivant,  je  me  trouvai  dans  cette  immense  ville,  sans  un  ôt^e 
que  j'y  connusse,  sans  un  but  quelconque,  et  avec  quinze  loi:*^  is 
pour  tout  bien.  Je  voulais  d'abord  aller  loger  dans  une  mais^==^n 
où  j'avais  demeuré    quelques  jours  à  mon  dernier  passage       i 
Londres.  J'éprouvais  le  besoin  de  voir  un  visage  connu.  Il  ï=^y 
avait  pas  de  place  :  mais  on  m'en  procura  une  autre  assez  pr^^- 
Mon  premier  soin,  une  fois  logé,  fut   d'écrire  à  mon  père.      -^^ 
lui  demandai  pardon  de  mon  étrange  escapade,  que  j'excu-^^i 
du    mieux  que  je   pus  ;  je  lui  dis  que   j'avais   horriblenci^ï^^ 
souffert  à  Paris,  que  j'étais  surtout  excédé  des   hommes;  je      ^^ 
quelques  phrases  philosophiques  sur  la  fatigue  de  la  société   ^* 
sur  le  besoin  de  la  solitude.  Je  lui  demandai  la  permission     ^® 
passer  trois  mois  en  Angleterre  dans  une  retraite  absolue,  e*  j® 
finis  par  une  transition  vraiment  comique,  sans  que  je  m'en  af^^**' 
çusse,  par  lui  parler  de  mon  désir  de  me   marier  et  de  vi"^^^ 
tranquille  avec  ma  femme  auprès  de  lui. 

Le  fait  est  que  je  ne  savais  trop  qu'écrire,  que  j'avais  ^^^ 
effet  un  besoin  véritable  de  me  reposer  de  six  mois  d'agitatî^^ 
morale  et  physique,  et  que,  me  trouvant  pour  la  première  ^^^^ 
complètement  seul  et  complètement  libre,  je  brûlais  de  joui:»^ 


<le 


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• 


LE    CARŒB  nnCGE   DE    BENJAMIN    COÎîSTAKT.  233 

cette  positioo  inconnue,  à  laquelle  j'aspirais  depuis  si  longtemps. 
Je  n  avais  aucune  inquiétude  sur  Targent  ;  car  de  mes  quinze 
louis,  j'en  employai  deux  lout  de  suite  pour  acheter  deux  chiens 
et  un  singe.  Je  ramenai  au  logis  ces  belles  emplettes.  Mais  je 
me  brouillai  tout  de  suite  avec  le  sioge.  Je  voulus  le  battre  pour 
le  corriger.  Il  s'en  fâcha  tellement  que,  quoiqu'il  fût  très  pelit,  je 
ne  pus  en  rester  maître,  et  Je  le  rapportai  a  la  boutique  d'ani- 
maux oti  je  Tavais  pris,  où  Ton  me  donna  un  troisième  chien  à 
sa  place.  Je  me  dégoûtai  pourtant  bientôt  de  celle  méuagerie,  et 
je   revendis    deux    de  mes  bêtes  pour  le  quart  de  ce   qu'elles 
avaient  coûté.  Mon  troisième  chien  s'attacha  à  moi   avec   une 
vraie  passion,  et  fut  mon  compagnon  fidèle  dans  les  pérégrina- 
tions que  j  entrepris  bientôt  après.  Ma  vie  à  Londres,  si  ije  fais 
abstraction  de  Tinquietude  que  me  donnait  Tignorance  de  ta  dis- 
position de  mon  père,  n'était  ni  dispendieuse  ni  désagréable  (i). 
Je  payais  une  demi-gui  née  par  semaine  pour  mon  logement,  je 
dépensais  environ  trois  shillings  par  jour  pour  ma  nourriture 
el  environ  trois  encore  pour  des  dépenses  accidentelles,  de  sorte 
que  je  voyais  dans  mes  treize  louis  de  quoi  subsister  pendant 
presque  un  mots.  Mais  au  bout  de  deux  jours,  je  conçus  le  projet 
de  faire  le  lour  de  rAnglelerre,  et  je  m'occupai  des  moyens  d'y 
subvenir.  Je  me  rappelai  Tadresse  du  banquier  de  mon  père.  11 
m'avança  vingt-cinq  louis;  je  découvris  aussi  la  demeure  d'un 
jeune  homme  que  j'avais  connu  et  auquel  j  avais  fait  beaucoup 
d'honnêtetés  à  Lausanne,  quand  je  vivais  dans    la  société    de 
M"**  Trevor.  J'allai  le  voir.  C'était  un  très  beau  garçon,  le  plus 
entiché  de  sa  figure  que  j'aie  jamais  vu;  il  passait  trois  heures  à 
se  faire  coiffer,  tenant  un  miroir  en  main,  pour  diriger  lui-même 
la  disposition  de  chaque  cheveu.  Du  reste,  il  ne  manquait  pu*? 
d'esprit,  et  avait,  en  littérature  ancienne,  assez  de  connaissances, 
comme  presque  tous  les  jeunes  Anglais  du   premier  rang.  Sa 
fortune  était  très  considérable,  el  sa  naissance  distinguée. 

(1)  n  Aimei*row,  malgré  nie?  folies.  Je  suis  un  b^nîiiiibtc  n\y  fond.  EKcu5ei-moi 
prts  de  M.  de  Charrière*  Ne  vous  inquiéieï  ab=oJiimeût  pas  de  ma  situation.  Moi 
le  m>n  amuse  comme  si  c'était  celle  d'un  autre.  Je  ris  penJaut  de<i  beures  ûe  cette 
cotûpUcaUoQ  d^eitravagancei  et  quand  je  me  rcf^arde  dans  le  miroir,  je  me  dis, 
non  paa  *  Atï  l  James  Boacoeîll  lallusioa  à  un  ancien  prétendoDt  de  W*'  de  Ctiar- 
fitre)  mais  i  Ahl  Benjamin,  Benjamin  Constant!  Ma  famille  me  grooderait  bien 
d'^TO if  oublié  le  rfe  el  le  Rebe^que ;  mm^^  je  les  vendrais  à  présent  ihret  ji&fi€e  a 
pitce.  »  Lettre  à  M"  de  Cbarriêre.  M'*  de  Chûtriére  tl  ses  aituSj  par  l'b.  Ggdet^ 
tomt  h  P'  355*  Juilifia,  Gea&vëi  lâû&. 


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REVUE   DES   DEUX   MONDES. 


Il  s'appelait  Edmund  Lascelles;  il  a  été  membre,  mais  asseï 
obscur,  du  Parlement.  J'allai  donc  le  voir  :il  me  reçut  avec  poli- 
tesse, mais  sans  paraître  avoir  conservé  le  moindre  souvenir  de 
notre  liaison  précédente.  Cependant,  comme  dans  le  cours  de 
notre  conservation  il  me  fit  quelques  offres  de  service,  et  que 
j'avais  toujours  en  tête  mon  voyage  dans  les  provinces  de  l'An- 
gleterre, je  lui  proposai  de  me  prêter  cinquante  louis.  Il  me  re- 
fusa en  s'excusant  tant  bien  que  mal  sur  Tabsence  de  son  ban- 
quier, et  sur  je  ne  sais  quels  autres  prétextes.  Son  valet  de 
chambre,  honnête  Suisse  qui  connaissait  ma  famille,  m'écrivit 
pour  m'offrir  quarante  guinées.  Mais  sa  lettre,  remise  chez  moi 
pendant  une  course  que  je  fis  hors  de  Londres,  ne  me  parvint 
que  longtemps  après  et  lorsqu'il  avait  déjà  disposé  de  son  aident 
d'une  autre  manière.  Il  se  trouva  que  dans  la  maison  à  côté  de 
celle  que  j'habitais,  logeait  un  de  mes  anciens  amis  d'Edimbourg 
nommé  John  Mackay,  qui  avait  je  ne  sais  quel  emploi  assez 
subalterne  à  Londres.  Nous  fûmes  enchantés  de  nous  revoir.  Je 
le  fus  de  ne  plus  être  dans  une  solitude  aussi  absolue  :  et  je  passai 
plusieurs  heures  de  la  journée  ^vec  lui,  quoiqu'il  ne  fût  rien 
moins  que  d'un  esprit  distingué.  Mais  il  me  retraçait  d'agréables 
souvenirs,  et  je  l'aimais  d'ailleurs  de  notre  amitié  commune 
pour  l'homme  dont  j'ai  parlé  en  rendant  compte  de  ma  vie  à 
Edimbourg,  pour  ce  John  Wilde,  si  remarquable  par  ses  talens 
et  son  caractère,  et  qui  a  fini  si  malheureusement.  John  Mackay 
me  procura  un  second  plaisir  du  même  genre  en  me  donnant 
l'adresse  d'un  de  nos  camarades  que  j'avais  connu  à  la  même 
époque*  Cela  me  procura  quelques  soirées  agréables  :  mais  cela 
n'avançait  en  rien  mes  projets.  Il  en  résulta  pourtant  pour  moi 
un  nouveau  motif  de  les  exécuter,  parce  que  ces  rencontres 
m'ayant  vivement  retracé  mon  séjour  en  Ecosse,  j'écrivis  à  John 
Wilde  et  j'en  reçus  une  réponse  si  pleine  d'amitié  que  je  me 
promis  bien  de  ne  pas  quitter  TAngle terre  sans  Tavoir  revu. 

En  attendant,  je  continuai  à  vivre  à  Londres,  dînant  fruga- 
lement, allant  quelquefois  au  spectacle  et  même  chez  des  filles, 
dépensant  ainsi  mon  argent  de  voyage,  ne  faisant  rien,  m'en- 
nuyant  quelquefois,  d'autres  fois  m'inquiétant  sur  mon  père  et 
m'adressant  de  graves  reproches,  mais  ayant  malgré  cela  un 
indicible  sentiment  de  bien-être  de  mon  entière  liberté.  Un 
jour,  au  détour  d'une  rue,  je  me  trouvai  nez  à  nez  avec  un 
autre  étudiant  d'Edimbourg  devenu  docteur  en   médecine  et 


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PPI|.^.Jf*|JA>"' 


LE  CAHIER  ROUOB   DE  BENJAMIN  CONSTANT.         255 

plaoé  assez  avantageusement  à  Londres.  Il  se  nommait  Richard 
Ken.tish  et  s'est  fait  connaître   depuis   par  quelques  ouvrages 
SL&s^z  estimés.  Nous  n'avions  pas  eu  à  Edimbourg  de  liaison  fort 
étfoite,  mais  nous  nous  étions  quelquefois  amusés  ensemble. 
Il  icoe  témoigna  une  extrême  joie  de  me  retrouver,  et  me  mena 
'fcoti't  de  suite  chez  sa  femme  que  je  connaissais  d'ancienne  date, 
pâ.x-ce  que,  pendant  que  j'achevais  mes  études,  il  était  arrivé  avec 
ell^  pour  l'épouser   à  Gretna  Green,  comme  cela  se  pratique 
cfTiSLud  les    parens   ne  veulent  pas  consentir  à   un    mariage. 
I-.^«,3ant  épousée,   il  l'avait  conduite  à  Edimbourg  pour  la  pré- 
s^oxàter  à  ses  anciennes  connaissances.  C'était  une  petite  femme 
xo^oigre,  sèche,  pas  jolie,  et  je  crois  assez  impérieuse.  Elle  me 
T^eçut  très  bien.  Ils  partaient  le  lendemain  pour  Brighthelms- 
ton.e  et  me  pressèrent  d'y  aller  avec  eux,  en   m'y  promettant 
tovites  sortes  de  plaisirs.  C'était  précisément  la  route  opposée  à 
oelleque  je  voulais  entreprendre.  En  conséquence,  je  refusai.  Mais 
je   réfléchis  deux  jours  après  qu'il  valait    autant  m'amuser  là 
^ni'ailleurs,  et  je  me  mis  dans  une  diligence  qui  m'y  ^conduisit 
en  un  jour,  avec  une  tortue  qui  allait  se  faire  manger  par  le 
prince  de  Galles.  Arrivé,  je  m'établis  dans  une  mauvaise  petite 
chambre,    et   j'allai  ensuite  trouver  Kentish,  m'attendant  sur 
^^  parole  à   mener  la  vie  la  plus  gaie  du  monde.  Mais  il  ne 
^^ïiiiaissait  pas  un  chat,  n'était  point  reçu  dans  la  bonne  société 
^'  employait  son  temps  à  soigner  quelques  malades  pour  de 
^^gent,  et  à  en  observer  d'autres  dans  un  hôpital  pour  son  in- 
struction. Tout  cela  était  fort  utile,  mais  pe  répondait  pas  à 
^^s  espérances.   Je  passai  pourtant  huit  à  dix  jours  à  Bright- 
*^^lïxistone,  parce  que  je  n'avais  aucune  raison  d'espérer  mieux 
ailleurs,  et   que  cette  première   expérience   me  décourageait, 
^oîque  à  tort,  comme  on  le  verra  par  la  suite,  de  mes  projets 
^Ur*  Edimbourg.  Enfin,  m'ennuyant  chaque  jour  plus,  je  partis 
subitement  une  après-dînée.  Ce  qui  décida  mon  départ  fut  la 
^encontre  d'un   homme  qui  me  proposa  de  faire  le  voyage  à 
^^oitié  prix  jusqu'à  Londres.  Je  laissai  un  billet  d'adieu  à  Ken- 
tish et  nous  arrivâmes  à  Londres  à  minuit.  J'avais  eu  bien  peur 
^®  nous  ne  fussions  volés,  car  j'avais  tout  mon  argent  sur 
^*^^i  et  je  n'aurais  su  que  devenir.  Aussi  tenais-je  toujours  entre 
^^s  jambes  une  petite  canne  à  épée  avec  la  ferme  résolution 
^^  îxie  défendre  et  de  me  faire  tuer  plutôt  que  de  donner  mon 
^ésor.   Mon    compagnon   de  voyage  qui,  vraisemblablement, 


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REVUE  DES   DEUX  MONDES. 


n'avait  point  sur  lui,  comme  moi,  toute  sa  fortune,  trouvait  ma 
résolution  absurde.  Enfin  notre  route  s'acheva  sans  que  j'eusse 
occasion  de  déployer  mon  courage.  De  retour  à  Londres,  je 
laissai  encore  plusieurs  jours  s'écouler  sans  rien  faire.  A  mon 
grand  étonnement,  mon  indépendance  commençait  à  me  peser. 
Las  d'arpenter  les  rues  de  cette  grande  ville  où  rien  ne  m'inté- 
ressait, et  voyant  diminuer  mes  ressources,  je  pris  enfin  des  che- 
vaux de  poste  et  j'allai  d'abord  à  Newmarket.  Je  ne  sais  ce  qui 
me  décida  pour  cet  endroit,  à  moins  que  ce  ne  fût  le  nom  qui 
me  rappelait  les  courses  de  chevaux,  les  paris  et  le  jeu  dont 
j'n\ais  beaucoup  entendu  parler  :  mais  ce  n'était  pas  la  saison.  U 
n  y  avait  pas  une  âme.  J'y  passai  deux  jours  à  réfléchir  sur  ce 
que  je  voulais  faire. 

J'écrivis  bien  tendrement  à  mon  père  pour  l'assurer  que  je 
ne  tarderais  pas  à  retourner  auprès  de  lui;  je  comptai  mon 
argent  que  je  trouvai  réduit  à  IGguinées,  puis,  après  avoir  payé 
mon  hôte,  je  m'esquivai  à  pied,  allant  toujours  droit  devant  moi, 
avec  la  résolution  de  me  rabattre  sur  Northampton,  près  d'où  il  y 
avait  un  M.  Bridges  que  j'avais  connu  à  Oxford.  Je  fis  le  premier 
jour  28  milles  par  une  pluie  à  verse.  La  nuit  me  surprit  dans 
les  bruyères  très  désertes  et  très  tristes  du  comté  de  Norfolk  :  et 
je  recommençai  à  craindre  que  les  voleurs  ne  vinssent  mettre  un 
terme  à  toutes  mes  entreprises  et  à  tous  mes  pèlerinages  en  me 
dépouillant  de  toutes  mes  ressources.  J'arrivai  pourtant  heureu- 
âement  à  un  petit  village  nommé  Stokes.  On  me  reçut  indigne- 
ment à  l'auberge  parce  qu'on  me  vit  arriver  à  pied  et  qu'il  n'y  a 
en  Angleterre  que  les  mendians  et  la  plus  mauvaise  espèce  de 
voleurs  nommés  «  Footpads  »  qui  cheminent  de  cette  manière. 
On  me  donna  un  mauvais  lit,  dans  lequel  j'eus  beaucoup  de 
peine  à  obtenir  des  draps  blancs;  j'y  dormis  cependant  très  bien, 
et  à  force  de  me  plaindre  et  de  me  donner  des  airs,  je  parvins  le 
matin  à  me  faire  traiter  comme  un  gentleman  et  à  payer  en 
conséquence.  Ce  n'était  que  pour  l'honneur,  car  je  repai'tis  à 
pied  après  avoir  déjeuné  et  j'allai  à  14  milles  de  là  dîner  à  Lynn, 
petite  ville  commerçante,  où  je  m'arrêtai  de  nouveau,  parce  que 
ma  manière  de  voyager  commençait  à  me  déplaire.  J'avais  eu 
toute  la  matinée  un  soleil  brûlant  sur  la  tête,  et  quand  j'arrivai 
j'étais  épuisé  de  fatigue  et  de  chaleur.  Je  commençai  par  avaler 
une  grande  jatte  de  négus,  qui  se  trouva  prête  à  l'auberge  ; 
ensuite  je  voulus  prendre  quelques  arrangemens  pour  continuer 


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LE   CABIER  ROUGE  DE   BENJAMlNS^ÔJfSTANT,  /        287 


) 


ma   route.  Mais  je  me  trouvai  tout  d'un  coup  complètement 

ivre,  au  point  de  sentir  que  je  ne  savais  plus  ce  que  je  faisais  et 

^jue  je  ne  pouvais  en  rien  répondre  de  moi-même.  J'eus  pourtant 

hissez  de  raison  pour  être  fort  effrayé  de  cet  état  dans  une  ville 

inconnue,  tout  seul  et  avec  si  peu  d'argent  dans  ma  poche.  Ce 

Tn'était  une  sensation  très  singulière  que  d'être  ainsi  à  la  merci 

dlu  premier  venu  et  privé  de  tout  moyen  de  répondre,  de  me 

4léfendre  et  de  me  diriger.  Je  fermai  ma  porte  à  clef,  et  m'étant 

2Linsi   mis   à  Tabri    des  autres,  je  me  couchai   à   terre   pour 

attendre  que  les  idées  me  revinssent.  Je  passai  ainsi  cinq  ou  six 

lieures,  et  la  bizarrerie  de  la  situation,  jointe  à  l'effet  du  vin,  me 

donna  des  impressions  si  vives  et  si  étranges  que  je  me  les  suis 

toujours  rappelées.  Je  me  voyais  à  300  lieues  de  chez  moi,  sans 

liens  ni  appui  quelconque,  ignorant  si  mon  père  ne  m'avait  pas 

ilésavoué  et  ne  me  repousserait  pas  pour  jamais,  n'ayant  pas  de 

quoi  vivre  quinze  jours  et  m'étant  mis  dans  cette  position  sans 

aucune  nécessité  et  sans  aucun  but.  Mes  réflexions  dans  cet  état 

d'ivresse  étaient  beaucoup  plus  sérieuses  et  plus  raisonnables  que 

celles  que  j'avais  faites,  quand  je  jouissais  de  toute  ma  raisola, 

parce  qu'alors  j'avais  formé  des  projets  et  que  je  me  sentais 

des  forces,  au  lieu  que  le  vin  m'avait  ôté  toute  force,  et  que  ma 

^ète  était  trop  troublée  pour  que  je  pusse  m'occuper  d  aucun 

Projet.  Peu  à  peu  mes  idées  revinrent,  et  je  me  trouvai  assez 

Rétabli  dans  l'usage  de  mes  facultés  pour  prendre  des  informa- 

"Ous  gup  \q^  moyens  de  continuer  ma  route  plus  commodément. 

^^*l©s    ne  furent    pas  satisfaisantes.  Je  ne  possédais  pas  assez 

^  ^^gent  pour  acheter  un  vieux  cheval  dont  on  me  demandait 

^^ii^e  louis.  Je  repris  une  chaise  de  poste,  adoptant  ainsi  la  mé- 

^^cie  la  plus  chère  de  voyager  précisément  parce  que  je  n'avais 

P^^Bque  rien,  et  je  fus  coucher  dans   un  petit  bourg   appelé 

^'^^^beach.  Je  rencontrai  en  chemin  un  bel  équipage  qui  avait 

^'^f^^.  Il  y  avait  un  monsieur  et  une  dame.  Je  leur  offris  de  les 

^^Hfiuire  dans  ma  voiture.  Ils  acceptèrent.  Je  me  réjouis  de  ce 

5^^    cette  rencontre  me  faisait  passer  une  soirée  moins  solitaire. 

^^îs  à  ma  grande  surprise,  en  mettant  pied  à  terre,  le  monsieur 

^*  ^^  dame  me  firent  une  révérence  et  s'en  allèrent  sans   dire 

^^t-  J'appris  le  lendemain  qu'il  y  avait  une  mauvaise  troupe 

^    oomédiens  ambulans  qui  jouaient  dans  une  grange:  et  me 

^^ vivant  aussi  bien  là  qu'ailleurs,  je  me  décidai  à  y  rester  pour 

^l^^r  au  spectacle.  Je  ne  sais  plus  quelle  pièce  on  représentait. 

TOME  XXXYII.  —  1907.  17 


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K^^'  ' 


2Î58 


REVUE   DES   DEUX   MONDES. 


Enfin,  le  jour  suivant,  je  pris  encore  une  chaise  de  poste  et  j  allai 
jusqu'à  Thrapston,  l'endroit  le  plus  voisin  de  la  cure  de  Wadenho 
où  je  comptais  trouver  M.  Bridges.  Je  pris  un  cheval  à  l'auberge 
et  je  me  rendis  tout  de  suite  à  Wadenho. 

M.  Bridges  était  effectivement  curé  de  ce  village,  mais  il 
venait  d'en  partir  et  ne  devait  être  de  retour  que  dans  trois 
semaines.  Cette  nouvelle  dérangeait  tous  mes  plans.  Plus  de 
moyens  d'avoir  l'argent  nécessaire  pour  aller  en  Ecosse,  aucune 
connaissance  dans  les  environs,  à  peine  de  quoi  retourner  à 
Londres  et  y  vivre  quinze  jours,  ce  qui  n'était  pas  même  assez 
pour  y  attendre  la  réponse  de  mon  père.  Il  ne  fallait  pas  déli- 
bérer longtemps,  car  chaque  dînée  et  chaque  couchée  me  met- 
taient dans  une  situation  plus  embarrassante.  Je  pris  mon  parti. 
Je  vis,  en  calculant  bien  strictement,  que  je  pouvais  arriver  jus- 
qu'à Edimbourg  en  allant  à  cheval  ou  en  cabriolet,  seul,  et  une 
fois  là,  je  comptais  sur  mes  amis.  Bel  effet  de  la  jeunesse,  car 
certes  s'il  me  fallait  aujourd'hui  faire  cent  lieues  pour  me  mettre 
à  la  merci  de  gens  qui  ne  me  devaient  rien,  et  sans  une  nécessité 
qui  excusât  cette  démarche,  s'il  fallait  m'exposer  à  m'entendre 
demander  ce  que  je  venais  faire  et  refuser  ce  dont  j'aurais  besoin 
ou  envie,  rien  sur  la  terre  ne  pourrait  m'y  résoudre.  Mais,  dans 
ma  vingtième  année,  rien  ne  me  paraissait  plus  simple  que  de 
dire  à  mes  amis  de  collège  :  «  Je  fais  trois  cents  lieues  pour  souper 
avec  vous  ;  j'arrive  san*  le  sou,  invitez-moi,  caressez-moi,  buvons 
ensemble,  remerciez-moi  et  prêtez-moi  de  l'argent  pour  m'en 
retourner.  »  J'étais  convaincu  que  ce  langage  devait  les  charmer. 
Je  fis  donc  venir  mon  hôte,  et  je  lui  dis  que  je  voulais  profiter  de 
l'absence  de  mon  ami  Bridges  pour  aller  à  quelques  milles  de  là 
passer  quelques  jours,  et  qu'il  eût  à  me  procurer  un  cabriolet.  Il 
m'amena  un  homme  qui  en  avait  un,  avec  un  très  bon  cheval. 
Malheureusement,  le  cabriolet  était  à  Stamford,  petite  ville  à  dix 
milles  de  là.  Il  ne  fit  aucune  difficulté  pour  me  le  louer.  Il  me 
donna  son  cheval  et  son  fils  pour  me  conduire,  pour  retirer  le 
cabriolet  des  mains  du  sellier  qui  avait  dû  le  raccommoder,  et 
nous  convînmes  que  je  partirais  de  Stamford  pour  aller  plus 
loin.  Je  me  réjouis  fort  de  ce  que  mon  affaire  s'était  conclue  si 
facilement,  et  le  lendemain  je  montai  sur  le  cheval.  Le  fils  de 
l'homme  à  qui  il  appartenait  monta  sur  une  mauvaise  petite  rosse 
que  l'hôte  de  l'auberge  lui  prêta,  et  nous  arrivâmes  très  heureu- 
sement à  Stamford.  Mais  là  m'attendait  une  grande  mésaventure. 


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LE   CAHIER  ROUGE   DE   BENJAMIN    CONSTANT.  259 

%Ji  cabriolet  ne  se  trouva  pas  raccommodé.  J'en  cherchai  un 

^utre  inutilement.  Je  voulus  engager  mon  jeune  conducteur  à 

S3ie  laisser  partir  à  cheval.  Il  s*y  refusa.  Peut-être  aurait-îl  cédé  ; 

X^B,\s  au  premier  mot,  je  me  mis  dans  une  colère  furieuse  et  je 

l'accablai  d'injures.  Il  se  moqua  de  moi.  Je  voulus  le  prendre 

"par  la  douceur.  Il  me  dit  que  je  l'avais  trop  mal  traité,  re- 

xnonta  sur  sa  béte  et  me  planta  là.  Mes  embarras  augmentaient 

ainsi  à  chaque  minute.  Je  couchai  à  Stamford  dans  un  vrai 

désespoir. 

Le  lendemain  je  me  déterminai  à  retourner  à  Thrapston  dans 

l'espérance  d'engager  mon  hôte  à  me  trouver  un  autre  véhicule. 

Quand  je  lui  en  reparlai,  je  l'y  trouvai  très  peu  disposé.  Une 

circonstance  assee  bizarre  et  que  je  n'aurais  jamais  devinée  lui 

avait  donné  très  mauvaise  opinion  de  moi.  Depuis  mon  ivresse 

°®    i-ynn,  j'avais  une  sorte   de  répugnance  pour  le  vin  et  de 

crainte  de  l'état  où  j'avais  été  pendant  quelques  heures.  En  con- 

séquence,  pendant  tout  le  temps  que  j'avais  passé  à  l'auberge  de 

Thrapston,  je  n'avais  bu  que  de  l'eau.  Cette  abstinence  peu  usitée 

^^  Angleterre  avait  paru  à  mon  hôte  un  vrai  scandale.  Ce  ne  fut 

pas  l^i  q^i  m'apprit  la  mauvaise  impression  qu'il  en  avait -reçue 

coutr^  moi,  ce  fut  l'homme  qui  m'avait  précédemment  loué  un 

cabriolet,  et  que  je  fis  venir  pour  tâcher  de  renouer  avec  lui 

celte    négociation.  Gomme  je  me  plaignis  à  lui  de  la  conduite 

^  ^^xi  fils,  il  me  répondit:  «  Ah!  monsieur,  on  dit  de  vous  des 

^*^oses  si  singulières  !  »  Cela  m'étonna  fort  et  comme  je  le  pres- 

?^^^  :   «  Vous  n'avez  pas  bu  une  goutte  de  vin  depuis  que  vous  êtes 

jci,  »  répliqua-t-il.  Je  tombai  de  mon  haut,  je  fis  venir  une  bou- 

^^le  de  vin  tout  de  suite,  mais  l'impression  était  faite,  et  il  me 

,      ixxipossible  de  rien  obtenir.  Pour  le  coup,  il  fallut  me  déci- 

^-  Je  louai  de  nouveau  pour  le  lendemain  un  cheval  sous  pré- 

^*^  d'aller  à  Wadenho  voir  si  M.  Bridges  n'était  pas  arrivé.  Le 

^*Vxeur   voulut  que,  de  deux  chevaux  qu'avait  mon  hôte,  le 

^  ^^   mauvais  était  seul  au  logis.  Je  n'eus  donc  pour  monture 

r^  ^ïl  tout  petit  cheval  blanc,  horriblement  laid  et  très  vieux. 

.        partis  le  lendemain  de  bonne  heure,  et  j'écrivis  de  10  à 

^^^Xiilles  de  là  à  mon  hôte  que  j'avais  rencontré  un  de  mes  amis 

^^    allait  voir  les  courses  de  chevaux  à   Nottingham  et  qui 

.    ^Vait  engagé  à  l'accompagner.  Je  ne  savais  pas  les  risques  que 

•.,    Courais.  La  loi  en  Angleterre  considère  comme  vol  l'usage 

^^  cheval  loué,  pour  une  autre  destination  que  celle  qui  a  été 


L 


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-  -y  : 


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REVUE   DES   DEUX    MONDES. 


alléguée.  Il  ne  tenait  donc  qu'au  propriétaire  du  cheval  de  me 
faire  poursuivre  ou  de  mettre  mon  signalement  dans  les  jour- 
naux. J'aurais  infailliblement  été  arrêté,  traduit  en  justice,  et 
peut-être  condamné  à  la  déportation  dans  les  Iles;  ou  tout  au 
moins,  j'aurais  subi  un  procès  pour  vol,  ce  qui,  même  en  suppo- 
sant  que  j'eusse  été  absous,   n'en  ,  aurait  pas  moins   été  fort 
désagréable  et,  vu  mon  escapade,  aurait  produit  partout  où  l'on 
en  était  instruit  un  effet  affreux.  Enfin  cela  n'arriva  pas.  Le  maître 
du  cheval  fut  d'abord   un  peu   étonné.  Mais  il    alla  alors  à 
Wadenho  où  par  bonheur  il  trouva  M.  Bridges  qui  arrivait,  et 
qui,  sur  un  mot  que  je  lui  avais  adressé,  répondit  de  mon  retour. 
Quant  à  moi,  ne  me  doutant  de  rien,  je  fis  le  premier  jour 
une  vingtaine  de  milles,  et  je  couchai  à  Kettering,  petit  village 
du  Leicestershire,  autant  qu'il  m'en  souvient.  Ce  fut  alors  que 
commença  vraiment  et  pour  la  première  fois  le  bonheur  d'indé- 
pendance et  de  solitude  que  je  m'étais  promis  si  souvent.  Jus- 
qu'alors, je  n'avais  fait  qu'errer  sans  plan  fixe,  et  mécontent  d'un 
vagabondage  que  je  trouvais  avec  raison  ridicule  et  sans  but. 
Maintenant  j'avais  un  but,  bien  peu  important,  si  l'on  veut,  car 
il  ne  s'agissait  que  d'aller  faire  à  des  amis  de  collège  une  visite 
(Jie  quinze  jours.  Mais  enfin,  c'était  une  direction  fixe,  et  je  respi- 
rais de  savoir  quelle  était  ma  volonté.  J'ai  oublié  les  différentes 
stations  que  je  fis  en  route,  sur  mon  mauvais  petit  cheval  blanc; 
mais  ce  dont  je  me  souviens,  c'est  que  toute  la  route  fut  déli- 
cieuse.. Le  pays  que  je  traversai  était  un  jardin.  Je  passai  par 
Leicester,  par  Derby,  par  Buxton,  par  Shortley,  par  Kendall,  par 
Carlisle.  De  là  j'entrai  en  Ecosse  et  je  parvins  à  Edimbourg. 
J'ai  eu  trop  de  plaisir  dans  ce  voyage,  pour  ne  pas  chercher  à 
m'en  retracer  les  moindres  circonstances.  Je  faisais  de  trente  à 
cinquante  milles  par  jour.  Les  deux  premières  journées  j'avais 
un  peu  de  timidité  dans  les  auberges.  Ma  monture  était  si  ché- 
tive  que  je  trouvais  que  je  n'avais  pas  l'air  plus  riche,  ni  plus 
gentlemanlike  que  lorsque  je  voyageais  à  pied,  et  je  me  sou- 
venais de  la  mauvaise  réception  que  j'avais  éprouvée  en  chemi- 
nant de  la  sorte.  Mais  je  découvris  bientôt  qu'il  y  avait  pour 
Topinion  une  immense  différence  entre  un  voyageur  à  pied  et 
un  voyageur  à  cheval.  Les  maisons  de  commerce  en  Angleterre 
ont  des  commis  qui  parcourent  ainsi  tout  le  royaume  pour  vi- 
siter leurs  correspondans.  Ces  commis  vivent  très  bien  et  font 
beaucoup  de  dépense  dans  les  auberges,  en  sorte  qu'ils  y  sont 


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LE   CAHIER  nOUGE   DE    BENJAMIN    CONSTANT, 


261 


reçus  avec  empressement.  Le  prix  de  la  dîiiée  et  de  la  coucWe 
est  fixé,  parce  que  les  aubergistes  s'en  dédommagent  sur  le  vin. 
J'étais  partout  considéré  comme  un  de  ces  commis^  et  en  consé- 
quence reçu  à  merveille.  Il  y  en  avait  toujours  sept  ou  huit 
avec   lesquels   je   causais,  et  qui,  lorsqu'ils   découvraient  que 
j'étais  d'une  classe  plus  relevée  que  la  leur,  ne  m'en  traitaient 
que  mieux.  L'Angleterre  est  le  pays  où,  d'un  côté  les  droits  de 
chacun  sont  le  mieux  garantis,  et,  où  de  l'autre  les  différences 
de  rang  sont  le  plus  respectées  :  je  voyageais  presque  pour  rien. 
Toute  ma  dépense  et  celle  de  mon  cheval  ne  «e  montaient  pas  à 
une  demi-guinée  par  jour.  La  beauté  du  pays,  celle  de  la  saison, 
celle  des  routes,  la  propreté  des  auberges,  l'air  de  bonheur,  de 
raison  et  de  régularité  des  habitans,  sont,  pour  tout  voyageur 
qui  observe,  une  source  de  jouissances  perpétuelles.  Je  savais  la 
langue  de  manière  à  être   toujours  pris  pour  un  Anglais,  ou 
plutôt  pour  un  Écossais,  car  j'avais  conservé  l'accent  écossais  de 
ma  première  éducation  en  Ecosse.  J'arrivai  enfin  à  Edimbourg 
le  12  août,  à  six  heures  du  soir,  avec  environ  neuf  à  dix  shil- 
lings en  poche.  Je  m'empressai  de  chercher  mon  ami  Wilde,  et, 
deux  heures  après  mon  arrivée,  j'étais  au  milieu  de  toutes  celleu 
de  mes  connaissances  qui  se  trouvaient  encore  en  ville,  la  saison 
ayant  éloigné  les  plus  riches,  qui  étaient  dans  leurs  terres.  Il 
en  restait  cependant  encore  assez  pour  que  notre  réunion  fiU 
nombreuse,  et  tous  me  reçurent  avec  de  véritables  transports 
de  joie.  Ils  me  savaient  'gré  de  la  singularité  de  mon  expédition, 
chose  qui  a  toujours  de  l'attrait  pour  les  Anglais.  Notre  vie  à 
tous  pendant  les  quinze  jours  que  je  passai  à  Edimbourg  fut  un 
festin  continuel.  Mes  amis  me  régalèrent  à  qui  mieux  mieux,  et 
toutes  nos  soirées  et  nos  nuits  se  passaient  ensemble.  Le  pauvre 
Wilde  surtout  avait  à  me  fêter  un  plaisir  qu'il  me  témoignait  de 
la  manière  la  plus  naïve  et  la  plus  touchante.  Qui  m'eût  dit 
que  sept  ans  après  il  serait  enchaîné  sur  un  grabat  (1)  !  KoHn^  il 
fallut  penser  au  retour.  Ce  fut  à  Wilde  que  je  m'adressai.  Il  me 
trouva  avec  quelque  peine,  mais  de  la  meilleure  grâce  du  moudo, 
10  guinées.  Je  remontai  sur  ma  bête,  et  je  repartis.  J'avais  été 

(1)  a  De  tous  les  amis  que  j'ai  eus,  les  neuf  dixièmes  au  moîQ^  ou  sodI  morU, 
ou  sont  devenus  fous  ou  ont  tourné  détestablement.  On  croirait  que  je  les  a^i 
choisis  à  plaisir,  pour  pouvoir,  en  faisant  beaucoup  de  sottises,  conserver  l'avau- ' 
tage  d'être  encore  le  plus  sage  de  la  compagnie.  »  Lettre  à  Rosalie  de  Cunstint 
(Lettres  de  B.C,  àsafamille^  publiées  par  Jean  H.  Menos.  Paris,  Savine^  lS8tJU 


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REVUE   DES    DEUX   MONDES. 


voir  à  Niddin,  ces  Wauchope  qui  m'avaient  si  bien  accueilli, 
quand  j'étudiais,  et  j'avais  appris  que  la  sœur  ainée  était  dans 
un«  petite  ville,  un  bain,  si  je  ne  me  trompe,  appelé  Moffat. 
Quoique  je  n'eusse  pas  trop  de  quoi  prendre  un  détour,  je  voulus 
pourtant  Taller  voir,  je  ne  sais  pourquoi,  car  c'était  une  per- 
sonne fort  peu  agréable,  de  trente  à  trente-cinq  ans,  laide, 
rouge,  aigre  et  capricieuse  au  dernier  point.  Mais  j'étais  en  si 
bonne  disposition,  et  si  content  de  la  réception  qu'on  m'avait 
faite,  que  je  ne  voulaiô  pas  manquer  une  occasion  de  voir  encore 
quelques-uns  de  ces  bons  Écossais  que  j'allais  quitter  pour  un 
temps  illimité.  En  effet  je  ne  les  ai  pas  revus  depuis.  Je  trouvai 
M*^*  Wauchope,  établie  solitairement  comme  il  convenait  à 
»on  caractère.  Elle  fut  sensible  à  ma  visite  et  me  proposa  de 
retourner  à  Londres  par  les  comtés  de  Cumberland  et  de  West- 
moreland.  Un  pauvre  homme  qu'elle  protégeait  3e  joignit  à  nous, 
et  nous  fîmes  une  course  assez  agréaile.  J'y  gagnai  de  voir  cette 
partie  de  l'Angleterre,  que  je  n'aurais  pas  vue  sans  cela.  Car  j'ai 
une  telle  paresse  et  une  si  grande  absence  de  curiosité  que  je 
uai  jamais  de  moi-même  été  voir  ni  un  monument,  ni  une 
contrée,  ni  un  homme  célèbre.  Je  reste  où  le  sort  me  jette  jus- 
qu'à ce  que  je  fasse  un  bond  qui  me  place  de  nouveau  dans  une 
tout  autre  sphère.  Mais  ce  n'est  ni  le  goût  de  l'amusement,  ni 
lennui,  aucun  des  motifs  qui,  d'ordinaire,  décident  les  hommes 
clans  l'habitude  de  la  vie  qui  me  font  agir.  Il  faut  qu'une  passion 
me  saisisse  pour  qu'une  idée  dominante  s'empare  de  moi  et  de- 
vienne une  passion.  C'est  ce  qui  me  donne  l'air  assez  raison^ 
nable,  aux  yeux  des  autres  qui  me  voient,  dans  les  intervalles 
des  passions  qui  me  saisissent,  me  contenter  de  la  vie  la  moins 
attrayante,  et  ne  chercher  aucune  distraction* 

Le  Westmoreland  et  le  Cumberland  dans  sa  belle  partie,  car 
il  y  en  a  une  qui  est  horrible,  ressemblent  en  petit  à  la  Suisse. 
Ce  sont  d'assez  hautes  montagnes  dont  la  cime  est  enveloppée 
de  brouillards  au  lieu  d'être  couverte  de  neige,  des  lacs  semés 
tilles  verdoyantes,  de  beaux  arbres,  de  jolis  bourgs,  deux  ou 
trois  petites  villes  propres  et  soignées.  Ajoutez  à  cela  cette  lir 
berté  complète  d'aller  et  de  venir  sans  qu'âme  qui  vive  s'occupe 
de  vous,  et  sans  que  rien  rappelle  cette  police  dont  les  cou- 
pables sont  le  prétexte,  et  les  innocens  le  but.  Tout  cela  rend 
toutes  les  courses  en  Angleterre  une  véritable  jouissance.  Je  vis 
h  Keswick,  dans  une  espèce  de  musée,  une  copie  de  la  sentence 


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LE  CAHIER  ROUGE  DE   BENJAMIN    CONSTANT.  263 

ie  Charles  !•'  avec  les  signatures  exactement  imitées  de  tous 
s^s  juges,  et  je  regardai  avec  curiosité  celle  de  Cromwell,  qui, 
Jtascf-u^au  commencement  de  ce  siècle,  a  pu  passer  pour  un  auda- 
^^^^X3et  habile  usurpateur,  mais  qui  ne  mérite  pas  de  nos  jours 
"l^c>'nneur  d'être  nommé. 

^prèsm'avoir  accompagné,  je  crois  jusqu'à  Carlisle,  M"'Wau- 

cno  jje  me  quitta,  en  me  donnant  pour  dernier  conseil  de  ùe 

P'^*s  jfaire  de  folies  pareilles  à  l'escapade  qui  lui  avait  valu  le 

pla^îsir  de  me  revoir.  De  là  je  continuai  ma  route*  ayant  précisé- 

'^^^^O.t  de  quoi  arriver  chez  M.  Bridges,  oîi  j'espérais  trouver  de 

'^P'*^  Telles  ressources,  et  toujours  plus  satisfait  de  mon  genre  de 

^^  >    dans  lequel,  je  m'en  souviens,  je  ne  regrettais  qu'une  chose, 

^  ^t^t  (ju'il  pût  arriver  un  moment  où  la  vieillesse  m'empêcherait 

^    A^oyager  ainsi  tout  seul  achevai.  Mais  je  me  consolais  en  me 

I^'^^^xnettant  de  continuer  cette  manière  de  vivre  le  plus  longtemps 

^^*^   je  pourrais.  J'arrivai  enfin  à  Wadenho  où  je  trouvai  tout 

P^^paré  pour  ma  réception.  M.  Bridges  était  absent,  mais  revint 

^   lendemain.  C'était  un  ficellent  homme,  d'une  dévotion  presque 

^^X^tique,  mais  tout  cœur  pour  moi  qu'il  s'était  persuadé,  sans 

T^^  je  le  lui  dise,  être  venu  tout  exprès  de  Paris  pour  le  voir.  Il 

'^^^    retint  chez  lui  plusieurs  jours,  me  mena  dans  le  voisinage,  et 

^^ï^mit  mes  affaires  à  flot.  Parmi  les  gens  auxquels  il  me  présenta, 

J^     xie  me  souviens  que  d'une  lady  Charlotte  Wentworth,  d'envi- 

•*^^^*:fc-  soixant-dix  ans,  que  je  contemplai  avec  une  vénération  toute 

P^-'K^ticulière,  parce  qu'elle  était  sœur  du  marquis  de  Rockingham, 

^*     <yie  ma  politique  écossaise  m'avait  inspiré  un  grand  enthou- 

^^^^-^me  pour  l'administration  des  Whigs  dont  il   avait  été  le 

Pour  répondre  à  toutes  les  amitiés  de  M.  Bridges,  je  me  pliai 

^^^1^ entiers  à  ses  habitudes  religieuses,  quoiqu'elles  fussent  assez 

^^  fiferentes  des  miennes.  Il  rassemblait  tous  les  soirs  quelques 

J^^xnes  gens  dont  il  soignait  l'éducation,  deux  ou  trois  servantes 

^^^*il  avait  chez  lui,  des  paysans,  valets  d'écurie  et  autres,  leur 

^*s^it  quelques  morceaux  de  la  Bible,  puis  nous  faisait  tous 

^^^ttre  à  genoux  et  prononçait  de  ferventes  et  longues  prières. 

^^^vent  il  se  roulait  littéralement  par  terre,  frappait  le  plancher 

^   Son  front  et  se  frappait  la  poitrine  à  coups  redoublés.  La 

^'^^îndre  distraction  pendant  ces  exercices,  qui  duraient  souvent 

P^'Us   d'une  heure,  le  jetait  dans  un  véritable  désespoir.  Je  me 

^^^is  volontiers  pourtant  résigné  à  rester   indéfiniment  chez 


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S6i 


REVUE   DES   DEUX    MONDES. 


M*  Bridges,  tant  je  commençais  à  avoir  peur  de  me  présenter 
devant  mon  père  ;  mais  comme  il  n'y  avait  plus  moyen  de  pro- 
longer, je  fixai  le  jour  de  mon  départ.  J'avais  rendu  au  pro- 
priétaire le  fidèle  petit  cheval  blanc  qui  m'avait  porté  durant 
tout  mon  voyage  :  une  passion  pour  cette  manière  d'aller  me  fit 
imaginer  d'en  acheter  un  sans  songer  à  la  difficulté  que  j  aurais 
à  le  sortir  d'Angleterre.  M.  Bridges  me  servit  de  caution,  et  je 
me  retrouvai  sur  la  route  de  Londres,  beaucoup  mieux  monté 
et  fort  content  de  mon  projet  de  retourner  de  la  sorte  jusque 
choz  mon  père.  J'y  arrivai,  je  ne  sais  plus  quel  jour  de  sep- 
tembre, et  toutes  mes  belles  espérances  se  dissipèrent.  J'avais 
pu  très  bien  expliquer  à  M.  Bridges  pourquoi  je  me  trouvais  sans 
argent  chez  lui.  Mais  je  ne  l'avais  pas  mis  dans  la  confidence 
que  je  serais  tout  aussi  embarrassé  à  Londres.  Il  croyait  au  con- 
traire qu'une  fois  rendu  là,  les  banquiers  auxquels  mon  père 
avait  dû  m'adresser  me  fourniraient  les  fonds  dont  j'aurais  be- 
soin.  Il  ne  m'avait  donc  prêté  en  argent  comptant  que  ce  qu'il 
me  fallait  pour  y  arriver.  Le  plus  raisonnable  eût  été  de  vendre 
mon  cheval,  de  me  mettre  dans  une  diligence  et  de  retourner 
ainsi  le  plus  obscurément  et  le  moins  chèrement  que  j'aurais  pa 
au  lieu  où  il  fallait  enfin  que  je  me  rendisse.  Mais  je  tenais  au 
mode  de  voyager  que  j'avais  adopté,  et  je  m'occupai  à  trouver 
d  autres  ressources.  Kentish  me  revint  à  l'esprit;  j'allai  le  voir, 
il  me  promit  de  me  tirer  d'embarras,  et  sur  cette  promesse,  je 
ne  m'occupai  plus  que  de  profiter  du  peu  de  temps  pendant 
lequel  je  jouissais  encore  d'une  indépendance  que  je  devais 
reperdre  si  tôt.  Je  dépensai  de  diverses  manières  le  peu  qui  me 
restait,  et  je  me  vis  enfin  sans  le  sol.  Des  lettres  de  mon  père, 
qui  me  parvinrent  en  même  temps,  réveillèrent  en  moi  des 
remords  que  les  désagrémens  de  la  situation  ne  laissaient  pas 
que  d'accroître.  Il  s'exprimait  avec  un  profond  désespoir  sur 
toute  ma  conduite,  sur  la  prolongation  de  mon  absence,  et 
me  déclarait  que,  pour  me  forcer  à  le  rejoindre,  il  avait  dé- 
fondu à  ses  banquiers  de  subvenir  à  aucune  de  mes  dépenses. 
Je  parlai  enfin  &  Kentish  qui,  changeant  de  langage,  me  dit  que 
j'aurais  dû  ne  pas  me  mettre  dans  cette  position  au  lieu 
de  me  plaindre  d'y  être.  Je  me  souviens  encore  de  l'impression 
que  cette  réponse  produisit  sur  moi.  Pour  la  première  fois  je  me 
voyais  à  la  merci  d'un  autre  qui  me  le  faisait  sentir.  Ce  n'est  pas 
que  Kentish  voulût  précisément  m'abandonner,  mais  il  ne  me 


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LE  cànmn  hfiUGE  de  benjamin  co>stant. 


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cachait,  en  m  offrant  encore  ses  secours,  ni  sa  désapprobation  de 
ma  conduite,  ni  la  pitié  qui  le  décidait  à  me  secourir,  et  son 
assistance  était  revt^lue  des  formes  les  plus  blessantes.  Pour  se 
dispenser  de  tne  prêter  un  sol,  il  me  proposa  de  venir  dîner  cbez 
lui  tous  les  jours  et  pour  me  faire  sentir  qu'il  ne  me  regardait 
paa  comme  un  ami  qu'on  invite,  mais  comme  un  pauvre  qu'on 
nourri tj  il  affechi  de  n'avoir  à  dîner,  pendant  cinq  ou  six  jours, 
que  ce  qu'il  fallait  pour  sa  femme  et  pour  lui,  en  répétant  que 
son  ménage  n'était  arrangé  que  pour  deux  personnes.  Je  suppor- 
tai cette  insolence,  parce  que  j^avais  écrit  aux  banquiers,  malgré 
la  défense  de  mon  pOre^et  que  j'espérais  me  retrouver  en  état  de 
faire  sentir  à  mon  prétendu  bienfaiteur  ce  que  ses  procédés 
nViûspiraient,  Mais  ces  malheureux  banquiers  étant,  ou  se  disant 
à  la  campagne,  me  firent  attendre  leur  réponse  toute  une 
semaine.  Celte  réponse  vint  enfin  et  fut  un  refus  formeL  II 
fallut  donc  nr expliquer  une  dernière  fois  avec  Kentish,  et  il  me 
prescrivit  de  vendre  mon  cheval  et  d'aller,  avec  ce  que  j*en  reti- 
rerais p  comme  je  pourrais,  où  je  voudrais.  Le  seul  service  qu41 
moffrit  fut  de  me  mener  chez  un  marchand  de  chevaux  qui  me 
l'achèterait  tout  de  suite.  Je  n'avais  pas  d'autre  parti  à  prendre; 
et  après  une  scène  attendrie  où  je  me  serais  brouillé  tout  à  fait 
avec  lui  s'il  ne  s'était  pas  montré  aussi  insensible  à  mes  re- 
proches  qu'il  Tavait  été  à  mes  prières,  nous  allâmes  ensemble 
chez  rhomme  dont  il  m'avait  parlé.  11  m'oiïrit  quatre  louis  de 
€8  cheval  qui  m'en  avait  coûté  quinze.  J'étais  dans  une  telle 
fureur  qu'au  premier  mot  je  traitai  in  dignement  cet  homme  qui 
au  fond  ne  taisait  que  son  métier,  et  je  faillis  être  assommé  par 
lui  et  ses  gens.  L'affaire  ayant  manqué  de  hi  sorte,  Kentish,  qui 
commençait  à  avoir  autant  d'envie  d'en  finir  que  moi,  m'offrit  de 
me  prêter  dix  guinéesà  condition  que  je  lui  donnerais  une  lettre 
de  change  pour  cette  somme,  et  que  de  plus  je  lui  laisserais  ce 
cheval  qu'il  promit  de  vendre  comme  il  le  pourrait  à  mon  profit. 
Je  n*étais  le  mnître  de  rieu  refuser. 

J'acceptai  donc,  et  je  partis,  me  promettant  bien  de  ne  plus 
faire  d'équipée  semblable.  Par  un  reste  de  goût  pour  les  expédi- 
tions chevaleresques j  je  voulus  aller  à  franc  étrier  jusqu'à 
Douvres.  C'est  une  manière  de  voyager  qui  n'est  pas  d'usage  en 
Angleterre,  où  Ton  va  aussi  vite  et  à  meilleur  marché  en  chaise 
de  poste.  Mais  je  croyais  indigne  de  moi  de  n  avoir  pas  un  che- 
val entre  les  jambes.   Le  pauvre  chien  qui  m'avait  fidèlement 


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RBYUB   DES   DEUX   MONDES. 


accompflgiié  dans  toutes  mes  courses  fut  la  victinie  de  cette  deP' 
ni  ère  folie.  Quand  je  dis  dernière,  je  parle  de  celles  que  je  fis  en 
Angleterre  d'où  je  partis  le  lendemain.  Il  succomba  k  la  fatigue 
h  quelques  milles  de  Douvres.  Je  le  confiai  presque  mourant  à 
un  postillon  avec  un  billet  pour  Kentish,  dans  lequel  je  lui 
disais  que,  comme  il  traitait  ses  amis  comme  des  cbiens,  je  me 
jQattais  qu'il  traiterait  ce  chien  comme  un  ami.  J'ai  appris  plu- 
sieurs années  après  que  le  postillon  s'était  acquitté  de  ma  com- 
mission et  que  Kentish  montrait  le  chien  à  un  de  mes  cousins 
/|ui  voyageait  en  Angleterre,  en  lui  disant  que  c'était  un  gage  de 
ramUié  intime  et  tendre  qui  le  réunissait  pour  toujours  à  moi. 
En  1794,  ce  Kentish  s'est  avisé  de  m'écrire  sur  le  môme  ton,  en 
me  rappelant  les  délicieuses  journées  que  nous  avions  passées 
ensemble  en  1787.  Je  lui  ai  répondu  assez  sèchement,  et  je  n'en 
ai  plus  entendu  parler. 

Au  moment  où  je  mettais  pied  à  terre  à  Douvres,  un  paque- 
bot allait  partir  pour  Calais.  J'y  fus  reçu  et. le  !•'  octobre,  je 
me  retrouvai  en  France.  C'est  la  dernière  fois  jusqu'à  présent 
que  j'ai  vu  cette  Angleterre,  asile  de  tout  ce  qui  est  noble, 
séjour  de  bonheur,  de  sagesse  et  de  liberté,  mais  où  il  ne  faut 
pas  compter  sans  réserve  sur  les  promesses  de  ses  amis  de  col- 
lège. Du  reste,  je  suis  un  ingrat.  J'en  ai  trouvé  vingt  bons  pour 
un  seul  mauvais.  A  Calais  nouvel  embarras.  Je  calculai  que  je 
n'avais  aucun  moyen  d'arriver  à  Bois-le-Duc,  où  était  mon  père, 
avec  le  reste  de  mes  dix  guinées.  Je  sondai  M.  Dessin,  mais  il 
était  trop  accoutumé  à  des  propositions  pareilles  de  la  part  de 
tous  les  a\  enturiers  allant  en  Angleterre  ou  en  revenant  pour 
ôtra  très  disposé  à  m'entendre.  Je  m'adressai  enfin  à  un  domes- 
tique rie  Tau  berge  qui,  sur  une  montre  qui  valait  dix  louis, 
m'en  prôta  trois,  ce  qui  n'assurait  pas  encore  mon  arrivée.  Puis 
je  me  remis  à  cheval  pour  aller  nuit  et  jour, jusqu'à  l'endroit 
où  je  n'avais  à  attendre  que  du  mécontentement  et  des  re- 
proches. En  passant  à  Bruges,  je  tombai  entre  les  mains  d'un 
vieux  maître  de  poste  qui,  sur  ma  mine,  avisa  avec  assez  de  péné- 
tration qu'il  pourrait  me  prendre  pour  dupe.  U  commença  par 
nie  dire  qu'il  n'avait  pas  de  chevaux  et  qu'il  n'en  aurait  pas  de 
plusieurs  jours,  mais  il  offrit  de  m'en  procurer  à  un  prix  exces- 
sif. Le  marulié  fait,  il  me  dit  que  le  maître  des  chevaux  n'avait 
pas  de  voiture.  C'était  un  nouveau  marché  à  faire  ou  l'ancien  à 
payer.  Je  pris  le  premier  parti.   Mais  quand  je    croyais   tout 


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LE    CAHIER  ROUGE  DE    BE»JAMlK    CONSTANT. 


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arrangé,  il  ne  se  trouva  pas  de  posLîllon  pour  me  conduire  et 
je  n'en  obtins  un  qu'à  des  conditions  tout  aussi  exorbitantes. 
J'étais  tellement  dévoré  au  fond  du  cœur  do  pensées  tristes,  et 
sur  le  désespoir  dans  lequel  je  me  figurais  mon  père,  dont  les 
dernières  lettres  avaient  été  décbiranleSj  et  sur  la  réception  que 
j'allais  éprouver,  et  sur  la  dépendance  qui  m*at tendait  et  dont 
j'avais  perdu  l'habitude,  que  je  n'avais  la  force  de  me  fâcher  ni 
de  disputer  sur  rien.  Je  me  soumis  donc  à  toutes  les  friponne- 
ries du  coqpiin  de  maître  de  poste,  el  enfiii  je  me  remis  en 
route,  mais  je  n'étais  pas  destiné  à  aller  vile.  Il  était  environ  dix 
heures  quand  je  partis  de  Bruges  abîmé  de  fatigue.  Je  m'endor- 
mis presque  tout  de  suite.  Après  un  assez  long  somme,  je  me 
réveillai,  ma  chaise  était  arrêtée,  et  mon  postillon  avait  disparu. 
Après  m'ôtre  frotté  les  yeux,  avoir  appeb.%  crié,  juré,  j'entendis 
à  quelques  pas  de  moi  un  violon.  C'était  dans  un  cabaret  oii 
des  paysans  dansaient  et  mon  postillon  avec  eux  de  toutes  ses 
forces. 

A  la  poste  avant  Anvers,  je  me  trouvais,  grâce  à  mon  fripon  de 
Bruges,  hors  d'état  de  payer  les  chevaux  qui  m  avutenl  conduit, 
et  pour  cette  fois,  je  ne  connaissais  personne.  Il  n'y  avait  per- 
sonne non  plus  qui  parlait  français,  et  mon  assez  mauvais  alle- 
mand était  presque  inintelligible.  Je  lirai  une  lettre  de  ma 
poche,  et  je  tâchai  dé  faire  comprendre  par  signes  au  maîtrede 
poste  que  c'était  une  lettre  de  crédit  sur  Anvers.  Comme  heu- 
reusement personne  ne  pouvait  la  lire»  on  me  crut,  et  j'obtins 
qu'on  me  conduirait  jusque-là,  en  promettant,  toujours  par 
signes,  de  payer  tout  ce  que  je  me  trouvais  devoir.  A  Anvers,  il 
fallut  encore  que  mon  postillon  me  prtMM  de  l'argent  pour 
payer  un  bac,  et  je  me  fis  conduire  à  Fiiu berge.  J'y  avtiis  logé 
plusieurs  foie  avec  mon  père.  L'aubergiste  me  reconnut,  paya 
ma  dette  et  me  prêta  de  quoi  continuer  ma  route.  Mais  il 
m'avait  pris  une  telle  peur  de  manquer  d  argent  que,  pendant 
que  l'on  mettait  les  chevaux,  je  courus  cliez  un  négociant  que 
j'avais  vu  à  Bruxelles,  et  que  je  me  fis  donner  encore  quelques 
louis,  quoique,  selon  toutes  les  probabilités^  ils  dussent  nTêtre 
fort  inutiles.  Enfin  le  lendemain,  j'arrivai  ù  Bois-le-Duc,  J'étais 
dans  la  plus  horrible  angoisse,  et  je  restai  quelque  temps  sans 
avoir  la  force  de  me  faire  conduire  au  logement  que  mon  père 
habitait.  Il  fallut  pourtant  prendre  mon  courage  à  deux  mains  et 
iïi'y  rendre.  Pendant  que  je  suivais  le  guide  qu'un  m'avait  donné^ 


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268  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

je  frémissais  et  des  justes  reproches  qui  pourraient  m'être  adres- 
séSy  et  plus  encore  de  la  douleur  et  peut-être  de  Tétat  de  maladie 
causé  par  cette  douleur  dans  lequel  je  pourrais  trouver  mon  père. 
Ses  dernières  lettres  m'avaient  déchiré  le  cœur.  Il  m'avait 
mandé  qu'il  était  malade  du  chagrin  que  je  lui  faisais,  et  que  si 
je  prolongeais  mon  absence,  j'aurais  sa  mort  à  me  reprocher. 
J'entrai  dans  sa  chambre.  Il  jouait  au  whist  avec  trois  officiers 
de  son  régiment.  «  Ah!  vous  voilà?  me  dit-il.  Comment  êtes- 
vous  venu?  «Je  lui  disque  j'avais  voyagé  moitié  h  cheval,  moitié 
en  voiture,  et  jour  et  nuit.  Il  continua  sa  partie.  Je  m'attendais 
à  voir  éclater  sa  colère  quand  nous  serions  seuls.  Tout  le  monde 
nous  quitta.  «Vous  devez  être  fatigué,  me  dit-il, allez  vous  cou- 
cher. »  Il  m'accompagna  dans  ma  chambre.  Comme  je  marchais 
devant  lui,  il  vit  que  mon  habit  était  déchiré.  «  Voilà  tou- 
jours, dit-il,  ce  que  j'avais  craint  de  cette  course.  »  Il  m'embrassa, 
me  dit  le  bonsoir  et  je  me  couchai.  Je  restai  tout  abasourdi  de 
cette  réception  qui  n'était  ni  ce  que  j'avais  craint,  ni  ce  que 
j'avais  espéré.  Au  milieu  de  ma  crainte  d'être  traité  avec  une 
sévérité  que  je  sentais  méritée,  j'aurais  eu  un  vrai  besoin,  au 
risque  de  quelques  reproches,  d'une  explication  franche  avec 
mon  père.  Mon  affection  s'était  augmentée  de  la  peine  que  je 
lui  avais  faite.  J'aurais  eu  besoin  de  lui  demander  pardon,  de 
causer  avec  lui  de  ma  vie  future.  J'avais  soif  de  regagner  sa 
confiance  et  d'en  avoir  en  lui.  J'espérais,  avec  un  mélange  de 
crainte,  que  nous  nous  parlerions  le  lendemain  plus  à  cœur 
ouvert. 

Mais  le  lendemain  n'apporta  aucun  changement  à  sa  ma' 
nière,  et  quelques  tentatives  que  je  fis  pour  amener  une  con- 
versation à  ce  sujet,  quelques  assurances  de  regret  que  je  ha- 
sardai avec  embarras,  n'avaient  obtenu  aucune  réponse  ;  il  ne 
fut,  pendant  les  trois  jours  que  je  passai  à  Bois-le-Duc,  ques- 
tion de  rien  entre  nous.  Je  sens  que  j'aurais  dû  rompre  la  glace. 
Ce  silence,  qui  m'affligeait  de  la  part  de  mon  père,  le  blessait 
probablement  de  la  mienne. 

Il  l'attribuait  à  une  insouciance  très  blâmable  après  une  aussi 
inexcusable  conduite  :  et  ce  que  je  prenais  pour  de  l'indifférence 
était  peut-être  un  ressentiment  caché.  Mais  dans  cette  occasion 
comme  dans  mille  autres  de  ma  vie,  j'étais  arrêté  par  une  timidité 
que  je  n'ai  jamais  pu  vaincre,  et  mes  paroles  expiraient  sur  mes 
lèvres,  dès  que  je  ne  me  voyais  pas  encouragé  à  continuer.  Mon 


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LE    CABIER  nOUGE    DE    eEMA>[l>    CONSTANT, 


269 


arrangea  donc  mon  départ  avec  un  jeune  Barnois,  officier 
son  régiment  (1), 

l  ne  nae  parla  que  de  ce  qui  se  rapportait  \k  mon  voyage,  et 
onlai  en  voiture  sans  une  parole  un  peu  claire  sur  Te'quipée 
je  venais  de  faire  ou  le  repentir  que  j*ea  eus  et  saas  que 
père  m^ût  dit  un  mot  qui  montrAL  qu*îl  en  eût  été  triste  où 
^nteot.  Le  Bernois  avec  qui  je  faisais  route  était  d^ln0  des 
les  aristocratiques  de  Berne.  Mon  père  avait  ce  gouverne- 
en  horreur  et  m'avait  élevé  dans  ces  principes.  Ni  lui  ni 
ne  savions  alors  que  presque  tons  les  vieux  gouverne  mens 
doux  parce  qu'ils  sont  vieux  et  tous  les  nouveaux  gouverne- 
\  durs,  parce  qu*ils  sont  nouveaux.  J'excepte  pourtant  le 
)tisme  absolu  comme  celui  de  Turquie  ou  de  Russie  parce 
ûut  dépend  d*un  homme  seul,  qui  devient  fou  de  pouvoir^ 
>rs  les  înconvéniens  de  la  nouveauté  qui  ne  sont  pas  dans 
i  tu  lion,  sont  dans  Thomme.  Mon  père  passait  sa  vie  à  décla- 
îontre  Taris tocratie  bernoise,  et  je  répétais  ses  déclamations. 
ne  réfli^chîssions  pas  que  nos  déclamations  mêmes,  par 
^eul  qu'elles  étaient  sans  inconvéniens  pour  nous,  se  démon- 
it  fausses;  elles  ne  le  furent  pourtant  pas  toujours  sans 
ivénient*  A  force  d'accuser  dlnjuslice  et  de  tyrannie  les 
rques  qui  n'étaient  coupables  que  de  monopole  et  d'inso- 
,  mon  père  les  rendit  injustes  pour  lui,  et  il  lui  en  coûta 
sa  place,  la  fortune  et  le  repos  des  vingt-cinq  dernières 
^s  de  sa  vie  (2).  Rempli  de  toute  sa  haine  contre  le  gouver- 
nt  de  Berne,  je  me  trouvai  à  peine  dans  une  chaise  de  poste 
un  Bernois  que  je  commençai  à  répéter  tous  les  argumens 
js  contre  la  politique,  contre  tes  droits  enlevés  au  peuple, 
D  Tautorité  héréditaire,  etc.,  ne  manquant  pas  de  promettre 
1  compagnon  de  voyage  que,  si  jamais  Toecasion  s  offrait,  je 
^erais  le  pays  de  Vaud  de  loppression  où  le  tenaient  ses 
atriotes.  L'occasion  s'est  oiïerte,  onze  ans  après.  Mais 
s  devant  les  yeux  lexpérience  de  la  France  où  j'avais  été 

tn  marge  du  manuscrit  se  trouve  ici  la  mentfon  «  argent  renvoyé  et 
*  U  s'agil  sans  doute  des  sommes  que  !uï  avaient  avancé**  ses  amis  en 
rrre, 

tl.  Juste  de  Couâtaat  eut  un  Jong  procts  à  soutenir  contre  les  autorités 
es  des  Pays-Bas,  procès  dans  lequel  Leurs  Exnpllences  do  Brrne  soute- 
ses  ennemis.  11  eomnient;a  pat*  Je  perdre,  mais  le  jujL,^emenî  fut  annulé  eu 
on  le  rétablit  dans  ses  grades.  Benjamin  durait  ce  temps  ne  tressa  de  faire 
>rts  pour  la  défense  de  âon  père. 


k. 


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BBVUK  DES  DEUX   MONDES. 


M 


témoin  de  ce  qu'est  une  révolution,  et  acteur  assez  impuissan 
dans  le  sens  d'une  liberté  fondée  sur  la  justice,  et  je  me  su 
bien  gardé  de  révolutionner  la  Suisse.  Ce  qui  me  frappe,  quan 
je  me  retrace  ma  conversation  avec  ce  Bernois,  c'est  le  peu  d'in 
portance  qu'on  attachait  alors  à  renonciation  de  toutes  les  opi 
nions,  et  la  tolérance  qui  distinguait  cette  époque. 

Si  Ton  tenait  aujourd'hui  le  quart  d'un  propos  semblable 
on  ne  serait  pas  une  heure  en  sûreté.  Nous  arrivâmes  à  Beri 
où  je  laissai  mon  compagnon  de  voyage,  et  pris  la  diligem 
jusqu'à  Ncuchâtel;  jû  me  rendis  le  soir  môme  chez  M""'  d 
Charrière.  J'y  fus  reçu  par  elle  avec  des  transports  de  joie,  < 
nous  recommençâmes  nos  conversations  de  Paris.  J'y  passi 
deux  jourSj  et  j'eus  la  fantaisie  de  retourner  à  pied  à  LausaniK 
W"^*  de  Charrière  trouva  lldée  charmante,  parce  que  cela  cadrai 
disaît-elle,  avec  toute  mon  expédition  d'Angleterre.  C'eût  été,  ra 
sonnablement  parlant,  une  raison  de  ne  pas  faire  ce  qui  pouva 
la  rappeler,  et  d^éviler  ce  qui  me  faisait  ressembler  à  Tenfai 
prodigue.  Enfin,  me  voilà  dans  la  maison  de  mon  père  et  sai 
autre  perspective  que  d'y  vivre  paisiblement.  Sa  maltresse,  qi 
je  ne  connaissais  pas  alors  pour  telle,  tâcha  de  m'y  arranger 
mieux  du  monda  (i).  Ma  famille  fut  très  bien  pour  moi.  Mais  j 
étais  à  peine  depuis  quinze  jours  que  mon  père  me  manda  qu 
avait  obtenu  du  duc  de  Brunswick,  qui  était  alors  à  la  tête  c 
l'armée  prussienne  en  Hollande,  une  place  à  sa  Cour,  et  que  , 
devais  faire  mes  préparatifs  pour  aller  à  Brunswick  dans  le  coi 
rant  Je  décembre.  J  envisageai  ce  voyage  comme  un  moyen  ( 
,  vi\Te  plus  indépendant  que  je  ne  l'aurais  pu  en  Suisse,  et  je  i 
fis  aucune  objection.  Mais  je  ne  voulais  pas  partir  sans  pass( 
quelques  jours  chez  M"""  de  Charrière,  et  je  montai  à  chcv 
pour  lui  faire  une  visîiL\  Outre  le  chien  que  j'avais  été  oblij 
d'abandonner  sur  la  route  de  Londres  à  Douvres,  j'avais  ramer 
une  petite  chienne  à  laquoUe  j'étais  fort  attaché  :  je  la  pris  av< 
moi.  Dans  un  bois  qui  est  près  d'Yverdon,  entre  Lausainne 
Ncuchâtel,  je  me  trompai  de  chemin,  et  j'arrivai  dans  un  vîllaf 
à  la  porte  d'un  vieux  château.  Deux  hommes  en  sortaient  préc 
sèment  avé^  des  chiens  de  chasse.  Ces  chiens  se  jetèrent  sur  n 
petite  bête,  non  pour  lui  faire  du  mal,  mais  au  contraire  p( 


(i)  Marianne  ïtariaj  méDa^ëre  de  M.  Juste  de  Constant,  que  celui-ci  épousa  p 
Ja  suite  lorsqu'il  sUa  s'établir  h  Brévans  près  Uôle. 


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ki^ 


LE  CAHIER  ROUGE   DE  BENJAMIN  CONSTANT.  271 

galanterie.  Je  n'appréciai  pas  bien  leur  motif,  et  je  les  chassai  à 
grands  coups  de  fouet.  L'un  des  deux  hommes  m'apostropha  assez 
grossièrement.  Je  lui  répondis  de  même,  et  lui  demandai  son 
nom.  Il  me  dit,  en  continuant  les  injures,  qu'il  s'appelait  le  che- 
valier Duplessis  d'Épendes,  et  après  nous  être  querellés  encore 
quelques  minutes,  nous  convînmes  que  je  me  rendrais  chez  lui 
le  lendemain  pour  nous  battre.  Je  retournai  à  Lausanne,  et  je 
lacontai  mon  aventure  à  un  de  mes  cousins  en  le  priant  de 
:ni'accompagner.  Il  me  le  promit,  mais  en  me  faisant  la  réflexion 
^'en  allant  moi-môme  chez  mon  adversaire,  je  me  donnais  l'ap- 
parence d'être    l'agresseur,    qu'il    était    possible   que    quelque 
domestique  ou  garde-chasse  eût  pris  le  nom  de  son  maître,  et 
qu'il  valait  mieux  envoyer  à  Épendes,  avec  une  lettre  pour  m'as- 
su  rer  de  l'identité  du  personnage,  et  dans  ce  cas  fixer  un  autre 
iieci  de  rendez-vous.  Je  suivis  ce  conseil.  Mon  messager  me 
'■apporta  une  réponse  qui  certifiait  que  j'avais  bien   eu  affaire 
avec  M.  Duplessis,  capitaine  au  service  de  France,  et  qui  d'ail- 
Ip^rs    était   remplie  d'insinuations  désobligeantes   sur   ce   que 
J  avais  pris  des  informations,  au  lieu  de  me  rendre  moi-même 
*^  lieu  et  au  jour  qui  étaient  fixés.  M.  Duplessis  indiquait  un 
autre  jour  sur  territoire  neuchàtelois. 

^ous  partîmes,  mon  cousin  et  moi,  et  pendant  la  route  nous 

^^^es  d'une  gaieté  folle.  Ce  qui  me  suggère  cette  remarque, 

^st   que  tout  à  coup  mon  cousin  me  dit  :  «  Il  faut  avouer  que  ' 

^<^Us  y  allons  bien  gaiement.  »  Je  ne  pus  m'empêcher  de  rire  de 

7^  <ïxi'il  s'en  faisait  un  mérite  à  lui  qui  ne  devait  être  que  spec- 

^^Vir.  Quant  à  moi,  je  ne  m'en  fais  pas  un  non  plus.  Je  ne 

^     donne  pas  pour  plus  courageux  qu'un  autre,  mais  un  des 

^^^43tères  que  la  nature  m'a  donnés,    c'est   un   grand  mépris 

*^^^^*  la  vie,  et  même  une  envie  secrète  d'en  sortir  pour  éviter 

..^  ^iii  peut  encore  m'arriver  de  fâcheux.  Je  suis  assez  suscep- 

^*^  d'être  effrayé  par  une  chose  inattendue  qui  agit  sur  mes 

^^^J's.  Mais  dès  que  j'ai  un  quart  d'heure  de  réflexion,  je  de- 

^^s  sur   le   danger  d'une  indifférence   complète.  Nous  cou- 

/^^ïnes  en  route  et  nous  étions  le  lendemain  à  cinq  heures 

^     matin   à  la  place  indiquée.  Nous  y  trouvâmes   le  second 

j  ^^  ^.  Duplessis,  un  M.  Pillichody  d'Yverdon,  officier  conmie 

^    en  France,  et  qui  avait  toutes  les  manières  et  toute  l'élé- 

^^^ce  d'une  garnison.  Nous  déjeunâmes  ensemble:  les  heures 

passaient,  et  M.  Duplessis  ne  paraissait  pas.  Nous   l'atten- 


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272 


REVUE   DBS   DEUX   MONDES. 


dîmes  ainsi  inutilement  toute  la  journée  (1).  M.  Pillichod}^  était  en 
fureur  et  s'épuisait  en  protestations  que  jamais  il  ne  reconnaî- 
trait pour  son  ami  un  homme  qui  manquait  k  un  rendez-vous 
de  cette  espèce.  «  J'ai  eu,  me  disait-il,  mille  affaires  pareilles  sur 
le  dos,  et  j'ai  toujours  été  le  premier  au  lieu  indiqué.  Si  Duplea- 
si s  n'est  pas  mort,  je  le  renie,  et  s'il  ose  m'appeler  encore  son 
ami;  il  ne  mourra  que  de  ma  main.  »  Il  s'exprimait  ainsi  dans 
son  désespoir  chevaleresque,  lorsque  arriva  subitement  un  de  mes 
oncles,  père  du  cousin  qui  m'avait  accompagné.  Il  venait  m'arra- 
cher  aux  périls  qui  me  menaçaient  et  fut  tout  étonné  de  me 
trouver  causant  avec  le  second  de  mon  adversaire  sans  que  cet 
adversaire  se  fût  présenté.  Après  avoir  ainsi  attendu  encore, 
nous  prîmes  le  parti  de  nous  en  retourner.  M.  Pillichody  nous 
devança,  et  comme  nous  passions  devant  la  campagne  qu'habi- 
tait M.  Duplessis,  nous  trouvâmes  toute  la  famille  sur  le  grand 
chemin,  qui  venait  me  faire  des  excuses  (2}. 


i't' 


r- 


(i)  Le  duel  avec  M.  Duplessis  finit  par  avoir  lieu,  car  il  se  trouve  mectîontii 
dans  le  Journal  intime  en  ces  termes  :  «  11  y  a  seize  ans  aujourd'hui  (la  date  man* 
que)  que  je  me  suis  battu  &  Colombier  et  très  bien  battu,  avec  M.  Duplessis.  > 

Journal  intime  de  Benjamin  Constant  et  lettres  &  sa  famille  et  à  ses  nmla,  pré- 
cédés d'une  introduction  par  D.  Melegari.  Paris,  OUendorff,  1895. 

(2)  Le  Cahier  Rouge  se  termine  au  milieu  du  récit  de  ce  duel  manqué.  Il  rcsie 
dans  le  manuscrit  plusieurs  pages  vides  qui  font  supposer  que  ce  journal  n*& 
point  été  continué.  Benjamin  Constant  a  d'ailleurs  passé  en  voyage  presqiie  toute 
l'année  1811.  Quittant  Paris  en  janvier,  ses  lettres  sont  datées  successivement  de 
Melun,  Lausanne,  Lyon,  BÂie,  Strasbourg,  Francfort,  Cassel,  et  enfin  depuis  la  Ga 
d*août  du  ch&teau  du  Ilardenberg,  où  il  fit  un  séjour  assez  prolonge  avec  sa 
femme  dans  la  famille  do  celle-ci.  II  est  possible  qu'il  ait  employé  les  loistns  de 
cette  villégiature  pour  rédiger  ces  notes  devant  servir  à  l'histoire  de  sa  vie. 

Il  y  a  lieu  de  supposer  que  c'est  le  Cahier  Rouge  dont  Benjamin  Constant  fit 
présent  à  son  secrétaire  peu  de  jours  avant  sa  mort,  ne  pouvant  autrement 
rémunérer  ses  services.  Les  traees  de  ce  journal  qui  devait  servir  à  la  rédaction  de 
ses  Mémoires,  et  dont  font  mention  I.oôve  Weimars  et  Sainte-Beuve*  se  sont  per- 
dues ;  il  est  probable  qu'il  a  été  racheté  par  M.  Auguste  de  Constant  d'Hermen- 
ches. 

Le  fils  de  ce  dernier,  M.  Adrien  de  Constant,  qui  transcrivit  en  lettres  latines  la 
Journal  intime,  écrit  en  caractères  grecs,  et  qui  y  pratiqua  les  [coupure»  néces- 
saires &  sa  publication,  fait  mention,  dans  une  notice  sur  Benjamin  Constant,  d'un 
autre  journal  rédigé  par  lui  dans  sa  jeunesse.  U  y  serait  question  def  débuts  de 
son  intimité  avec  M"*  de  Staêl,  et  ce  diarium  comblerait  donc  l'intervalle  entre  la 
fin  du  Cahier  Rouge  en  1787,  et  le  commencement  du  Journal  intime,  datant  de 
1804.  Ce  manuscrit,  si  tant  est  qu'il  existe  encore,  doit  se  trouver  entre  les  mains 
des  descendans  de  M.  Adrien  de  Constant. 

Voyez  pour  ces  détails  rintrodaction  du  Journal  intime,  par  D.  Melegari,  p.  vu, 
VIII,  IX,  OUendorff,  Paris,  1895. 


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HONNEUR  MIUTAIRE 


i.(i) 


GUERRE  DITALIE  (1859) 


Oo  De  sait  bien  qu'on  aime  que  loraqu'on 
le  quitte,  qu'on  ett  abnent  ou  qu'on  te  revoit. 
(NapolAon  au  prince  BuokxB.) 


I 


C*était  au  printemps  de  1859.  Après  une  vie  heureiuse,  auroi^e  très 
PïJre  d*un  jour  d'orage,  de  dures  épreuves  commencèrent. 

Nous  étions  cinq  :  un  père  intelligent  et  ferme,  une  mère  aimable, 

^y^pni  judicieux,   de  cœur  parfait;   trois  enfans  dont  deux  fils, 

*®ii  doués.  Jean,  notre  aîné,  sorti  de  Saint-Cyr  en  1857,  faisait  ses 

^i>uts  dans  on  régiment  d'Afrique,  et  Robert,  le  plus  jeune  de 

^^^8,  achevait  à  Brest  sa  seconde  année  d'études  maritimes  sur  le 

^sseau-école  le  Borda.  Je  restais  donc  seule  au  foyer  avec  mes 

tA    ^  ^®*^  époque  ma  famille  habitait  le  Havre,  que  nous  devions  bien- 
^  <Juitter,  car  mon  père,  officier  supérieur,  venait  d'être  appelé  à  l'un 

^  (^)  Sous  ce  titre  qui  semble  bien  le  seui  qui  ieur  convienne,  nous  avons 
iw^^i  les  lettres  écrites  pendant  les  campagnes  d'Italie,  de  Cochinchine  et  la 
I  ^^e  de  4870-1871,  par  trois  vailians  officiers,  le  père  et  les  deux  fils.  Nous  devons 
^  .^^uimunication  de  cette  correspondance,  jusqu'ici  inédite,  à  la  seule  personne 
^ri  ^<>it  restée  de  cette  famille  militaire.  Elle  a  voulu  que  ces  lettres  fussent  enfin 
^^liées,  en  souvenir  des  siens  dont  on  ne  donne  ici  que  les  prénoms,  et  pour  té- 
,l^*6ncr  aussi  de  l'esprit  d'abnégation,  d'héroïsme  et  de  foi  qui  animèrent  les  sol- 
^  d'une  armée  trop  souvent  mal  Jugée,  sinon  calomniée. 

TOMB  xxivii.- —  1907.  13 


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274  HEVUE  ÛB8  DEUX  M0N0E8. 

des  forts  de  Paris.  Il  s'y  rendît  aussitôt  et  nous  allions  le  rejoindre 
lorsque  la  guerre  d'Italie  fut  déclarée. 

Cette  résolution  de  Napoléon  III,  qui  devait  avoir  de  si  graves  con- 
séquences, nous  atteignait  déjà  en  nous  dispersant.  C'est  alors  qa( 
s'ouvrit  la  correspondance  qui  est  la  trame  de  ce  récit  et  son  principal 
intérêt. 

M^^  Le  Brieux  à  M.  Robert  Le  BrieuXy  à  Brest. 

24  avril  1859. 

Notre  père  est  arrivé  hier  soir  à  huit  heures  pour  nous  cher 

cher,  mais  les  bruits  de  guerre  nous  avaient  donné  une  telle  in 

'  quiétude  que  ce  retour  fut  sans  joie.  Cependant  il  nous  rassun 

par  sa  tranquillité  et  nous  causâmes  de  bien  des  choses,  de  to 

surtout. 

A  minuit,  on  lui  apporta  une  dépèche.  En  la  lisant,  il  devin 
très  pâle  et  nous  dit  brièvement:  «  Je  vais  en  Italie,  sous  le 
ordres  du  maréchal  Baraguay  d'Hilliers  qui  commande  le  1"  corp 
d'armée.  Je  pars  à  six  heures  avec  mes  hommes.  » 

C'était  la  foudre  tombant  sur  notre  tète  :  à  six  heures,  toutd 
suite I...  Nous  n'osions  pas  lui  parler,  ni  pleurer;  il  ne  l'aurai 
pas  permis.  Avec  une  surprenante  netteté  de  vues,  il  décida  c 
qui  nous  concernait,  prévoyant  tout.  Ni  ma  mère  ni  moi  nesem 
blions  l'entendre,  le  comprendre,  restant  debout  en  face  de  loi 
inertes,  les  bras  tombés  :  a  Résignez-vous,  dit-il,  comme  je  m 
soumets  moi-môme  ;  vous  ne  voudriez  peut-être  pas  m'empêche 
d'aller  &  mon  devoir?  »  Non,  sans  être  femmes  romaines,  ceti 
pensée  ne  nous  vint  pas. 

L'heure  s'avançait;  il  fallait  pourvoir  aux  préparatifs  d 
départ,  mais,  à  chaque  instant,  on  s'interrompait  pour  lui  d( 
mander  un  conseil,  lui  dire  un  mot  ou  simplement  le  regarder. 
A  Taube,  nous  descendons  avec  lui  sans  savoir  où  il  alla 
et,  inconscientes  comme  des  somnambules,  nous  le  suivons 
l'église  déserte  où  il  entra  en  nous  faisant  signe  :  il  avait  é1 
convenu  avec  Tofficier  porteur  de  la  fatale  dépêche  qu'une  mesî 
serait  dite  à  quatre  heures.  Ce  jour-là,  c'était  la  fête  de  Pâques  !. 

L'église  était  ouverte.  M.  l'abbé  Billard,  depuis  évêque  d 
Carcassonne,  montait  à  l'autel.  A  quelques  pas,  M.  G.  de  Lo. 
capitaine  adjudant-major,  était  agenouillé  à  côté  de  sa  jeun 
femme,  tous  deux  saisis  de  douleur,  mais  pleins  de  foi.  Jamai 


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nONMCUR    MILITAIHÊ» 


27S 


Bravions  autant  senti  le  besoin  du  secours  divin.  Après  la 
«,  nous  rentrons  k  la  maison  pour  le  dernier  adieu.  Je  ne 
dis  rien.,.  A  la  gare,  une  bousculade.  Tous  à  la  fois  les 
its  se  précipitaient  dans  les  wagons,  gais,  criant,  chantaiiti 

Très  graves^  les  officiers  montent  ensuite.  Sans  rien  diro, 
père  nous  serra  dans  ses   bras.  Le  train  s  éloigne,  se  perd 

le  lointain  et  notre  force  se  perd  aussi.  Sur  le  quai  déserl, 

étions  seules^  mornes,  regardant  Thorizon,  ce  grand  vide 
'avait  dérobé.  Au  revoir,  lorsque  j*aurai  l'adresse  de  noire 

je  te  renverrai  afin  que  tu  lui  écrives. 

s  jours  qui  suivirent,  nous  les  avons  passés^  ma  mère  et  moi, 

une  morne  tristesse,  mais  qui  n'était  pas  encore  rangoisse.  Nous 
s  au  bord  de  la  mer  dont  rimmensité  s^harmouisait  avec  nos 
es.  Le  temps  était  beau,  le  ciel  sans  nuages  et  dans  cet  aspect 
aille  des  choses,  je  me  plaisais  à  voir  de  favorables  présages, 
restions  là»  des  journées  presque  entières,  dans  un  grand 
e.  Que  nous  serions-nous  dit?  Il  semblait  néanmoins  que  la  paix 
eure  pénétrait  notre  cœur  lui-même  et,  avec  une  sorte  d'espé- 
,  de  rinfini  de  Tespace  noua  allions  à  Tinflui  de  Dieu, 
le  semaine  après  ledépai't  de  mon  père  nous  quiUons  le  Ha\Te 
it tendre  dans  notre  famille  et  suivre  auprès  d'amis  très  sûrs  la 
le  des  événemens.  Ainsi  qu'on  le  sait,  ces  événemens  se  succë- 
t  avec  promptitude  et  si  cette  guerre  éveilla  les  préoccupa- 
de  quelques-uns,  elle  était  populaire  et  l'intérêt  général  fut 
f. 

s  le  début,  nous  apprîmes  que  mon  frère  aîné  s'embarquait  pour 
L  Aujourd'hui  que  le  temps  a  réalisé  le.  malheur  qui  devait  le 
et  nous  frapper,  il  me  semble  que  nous  n'avons  compris  alors 
ï  seulo  chose  ;  son  avancement,  et  nous  étions  satisfaites  de  le 
3 joindre  son  père  à  qui  ma  mère  écrivit  aussitôt  :  «  Tu  auras 
l'un  à  toi,  ï> 


Jean  Le  Briintx  à  M"^  Le  Brieux. 


Très  chère  mère, 


Oraa,  4  nm  1839. 


m  régiment  est  désigné  pour  prendre  part  îï  la  pierre* 
eu  sommes  fiers,  non  seulement  en  vue  de  ravancement, 
w  les  divers  sentimens  qui  nous  aninu'ut. 


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Goos 


276 


KEVUE   DES   DEUX   MONDES. 


J'en  suis  heureux  tout  le  premier  et  je  ressens  une  joli 
très  vive,  celle  de  retrouver  mon  bien  cher  père. 

Je  réfléchis  que  le  devoir  est  un  composé,  un  ensembh 
sublime  d'abnégation,  de  sacrifice,  c'est  donc  très  noble.  Â  c( 
devoir,  je  suis  prêt.  Soyez  certaines  que  je  l'accomplirai  tou 
entier,  quel  qu'il  soit. 

Malgré  les  marches  rapides,  mon  père  supportait  bien  la  vie  dei 
camps;  plein  de  sollicitude  pour  celles  qui  vivaient  de  sa  pensée,  i 
nous  écrivait  aussi  souvent  que  possible,  et  je  m'empressais  de  com 
muniquer  à  mon  frère  les  lettres  que  nous  recevions. 

A  M.  Robert  Le  BrieuXj  au  ii  Borda.  » 

7  mai  1859. 

La  santé  de  notre  père  ne  semble  pas  souffrir  et  son  mora 
est  bon... 

Voici  ce  qu'il  écrit  :  «  Nous  sommes  partis  de  Cassano  pou 
venir  camper  &  Galiana.  Là,  mon  fils  (1)  est  venu  me  voir  c 
j'ai  été  bien  heureux  de  l'embrasser.  [1  est  resté  avec  moi  un 
partie  de  la  journée.  C'est  une  nature  loyale,  brave,  un  cœu 
chaud,  excellent.  Nous  sommes  heureux  dans  nos  enfans,  et  j 
sens  que  mon  second  fils  ne  me  démentira  pas;  qu'il  soit  pou 
vous  deux  affectueux  et  déférant,  qu'il  se  souvienne  du  bea 
rang  dans  lequel  il  est  entré  au  Borda  et  qu'il  n'en  descend 
pas.  » 

Certes,  le  futur  aspirant  de  marine  devait  justifier  cette  confianc 
On  en  peut  juger  par  cette  lettre,  écrite  presque  en  même  temps  qv 
la  précédente  : 

A  M.  Le  Brieux,  armée  d'Italie^  1^  corps  d'armée. 

Brest,  10  mai  1859. 
Mon  père, 

Permets-moi  de  t'adresser  cette  lettre  qui  te  portera  tout  me 
amour  pour  toi. 

Mon  ambition,  —  ma  volonté  plutôt,  —  est  de  me  montr 

(4)  Son  régiment  faisait  partie  du  2*  corps,  commandé  par  le   général  U 
Mabon. 


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le  de  toi,  mon  cher  père.  Tu  seras  toujours  content  de  noais. 
Bis»  Je  sais  que  mon  frère  est  en  Italie,  Dieu  veuille  qu  il 
te  rejoindre  pour  que  vous  puissiez  ensemble  vous  entre- 
r  de  nous,  de  la  France. 

fe  te  connais  assez,  pour  savoir  que  tu  ne  te  laisseras  pas 
tre. 

>epuis  que  la  ^crre  est  déclarée  h  TAu triche,  il  y  a  dans  ma 
notion  une  fermentation  inouïe.  Peut-ôtre  allons-nous  avoir 
i  h  guerre  avec  TAngle terre  (i),  ce  qui  serait  une  bonne 
re;  pour  nous  marins,  il  y  aurait  du  tirage,  mais  je  crois  que 
i  en  sortirions  vainqueurs.  Tu  me  verras  à  l'œuvre. 
]cris-raoij  mon  père.  Dis-moi  tes  chagrins,  ton  espoir,  — 
nte-moi  vos  batailles,  depeins-moi  vos  projets,  vos  marches, 
succès. 

îourage,  espoir,  force.  La  fin  viendra  bientôt,  et  la  victoire 
i-  Nous  nous  retrouverons  tous  les  cinq  et,  racontant  à  ma 
î,  à  ma  sœur  nos  périls,  nos  soullVances,  nous  les  verrons 
euses  de  notre  retour,  peut-être  fières  de  notre  gloire. 

près  la  lecture  de  ces  lettres,  nous  avions  quelques  heures  relatî- 
nt  heureuses,  moi  du  moins.  Je  le  répète,  nous  n'étions  qu'au 
t  delà  campagne,  et  ma  confiance  en  Dieu  était  absolue  :  j'atten- 
tout  de  Lui.  Un  mot  fier  et  patriotique  m'eulevait  à  des  sommets 
érance  incroyable  que  la  première  rencontre  sur  le  champ  de  ba- 
devait  bientôt  renverser^ 

Borda.  ^  Brest,  18  mai  i$%0. 
Mon  cher  père, 

[a  sûBur  m*ap  prend  que  notre  bien-aimé  Jean  est  auprès  de 
îUe  me  dit  tout  le  bonheur  que  vous  avez  goûté  en  vous 
uvaut. 

u  voisj  mon  excellent  et  cher  père,  que  Dieu  a  écouté  nos 
es,  puisqu'il  a  déjà  soulage!^  ton  cœur  en  te  rendant  un 
s  fils,  avec  qui  tu  puisses  parler  des  tiens  et  de  ta  patrie, 
ju'un  qui  te  comprend  et  qui  a  les  mômes  afl'ectious  que 

s  souffre  de  mon  inaction;  j'appelle  les  années,  le  danger, 
[|ue  tu  saches^  mon  père,  que  je  marche  sur  tes  traces. 

U  te  sou  venait  proJt^abJement  des  bnxiU  qui  s'éUleat  rùpaûduâ  m  133S 


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Gi 


278 


REVUE   DES    DEUX   MONDES. 


Il  paratt  que  TAngleterre  a  envoyé  son  escadre  dans  la  Médi- 
terranée avec  des  plis  cachetés.  Pourquoi?... 

Attendons,  et  nous  verrons  peut-être  des  choses  imprévues. 
Peut-être,  moi  aussi,  j'irai  me  battre,  on  n'est  jamais  trop  jeune 
pour  cela.  Demain  j'aurai  dix-huit  ans.  Du  reste,  c'est  Tâme,  le 
caractère,  la  résolution,  et  non  Tâge  qu'il  faut  considérer. 

A  M.  Le  Brieux,  1*^  corps^  armée  d'Italie. 


Mon  très  cher  père, 


Brest.  —  Borda,  mai  18594 


Bientôt  je  serai  aspirant,  libre  par  conséquent.  Tu  me  don- 
neras ces  conseils  que  tu  sais  si  bien  donner,  afin  que  le 
chemin  de  la  vie  me  soit  moins  difficile  et  me  mène  au  vrai  but, 
au  bien. 

Que  ton  expérience  me  serve.  Rends-moi  sage  par  ta  sagesse. 
Ne  crois  plus  parler  à  un  bambin,  ce  petit  Jean-Bart,  comme 
vous  m'appeliez,  mais  à  ton  fils  de  dix-huit  ans,  demain  officier 
de  marine.  Traite-moi  comme  un  homme,  je  te  comprendrai. 
Aime-moi  comme  ton  enfant,  je  te  le  rendrai.  Oh  I  oui,  père, 
de  tout  mon  cœur. 

Cette  nature  qui  s'annonçait  très  solide,  ces  sentimens  vrais  devaient 
contenter  mon  père  si  ferme  lui-même,  si  affectueux.  Communiquées 
à  ma  mère,  ces  lettres  devenaient  sa  seule  consolation,  et  je  ne  me  las- 
sais pas  de  les  lui  relire.  Nous  avions  un  besoin  réel  de  ces  éclaircies 
dans  notre  sombre  horizon,  car  notre  vie  devenait  de  plus  en  plus 
triste:  «  Aimer  c'est  être  inquiet,  »  dit  saint  Augustin. 

«  n  faut  tout  me  dire  —  écrivait  ma  mère.  —  Le  bien,  le  mal,  vos 
peines,  vos  souffrances,  vos  espoirs.  Pour  nous,  ménagez-vous  tous 
deux,  écrivez-moi,  quand  vous  le  pourrez,  deux  lignes,  quelques  mots, 
ton  nom.  » 

Les  jours  passaient.  Je  pensais  moins  à  la  victoire  qu'au  danger  et 
mon  anxiété  croissait.  Le  théâtre  de  la  guerre  fixait  seul  notre  atten- 
tion. Avec  les  journaux,  les  bulletins,  la  correspondance  avec  mon 
père  et  mon  frère,  nous  pouvions  les  suivre,  presque  jour  par  jour. 
Par  quelles  alternatives  nous  passions  ! 

Si  nous  demeurions  en  France,  nos  âmes  étaient  au  loin,  de  Rivolta 
à  Castel-Nuovo,  au  bord  de  la  Servia  ou  près  du  Mincîo. 

Notre  imagination  se  tourmentait  d'un  mirage  incessant  et  cruel  ; 
lorsqu'il  se  livrait  un  pombat,  nous  y  assistions,  tant  cette  idée  du 


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lîONKEtJp   MîtTTAlRE. 


279 


I  dêvetiaît  intense.  Après  MontebeUo,  ma  mère  écrivait  à  son  (ils  : 
tu  es  blessé»  je  veux,  Je  dois  le  savair.  Je  partirais.  Je  serais  iléjà 
te  si  ton  nom  était  sur  la  fatale  liste.  M""  de  LadniirauU  m'écrit  que 
'es  pas  atteint,  peut-être  m^épargne-t-elle.,.  Oh  lia  paix,  la  paix!  » 
i  aos  craintes  patriotiques  s'ajoutaitp  cela  se  comprendi  une  dou- 
ajguëp  personneUe^  mais  légitiuie.  «  Mon  mari  et  mon  fih,  »>  répé- 
ma  mère*  Chaque  jour,  à  tous  les  courriers,  elle  leur  écrivait  de 
ues  leltres,  dont  les  dernières  révélaient  d'extrêmes  alarmes  :  «  Ou 
ulgairement  qu*il  faut  faire  la  part  du  feu,  HÔÎ  bien,  je  la  fais, 
;  recevez  tous  les  deux  une  blessure,  légère,  je  vais  vous  soigner, 
I  emporter  et  vous  ramener  ici.  Ah!  je  ne  suis  plus  du  tout 
aine,  —  à  peine  Française  1  —  je  ne  désire  que  votre  retour,  pas 
le  uo  retour  glorieux.  Qu'on  me  rende  mon  bien,  voilà  ce  qu'est 
nue  ma  fierté  nationale.  Que  me  fait  la  gloire?.,.  Les  victoires^ 
iais  elles  s'achètent,  les  nctoires,.,  w 

on  mari  la  préoccupait  bien  plus  que  sou  fils  dont  la  jeunesse 
emblait  une  sauvegarde.  Mon  Dieu,  que  nous  étions  loin  du 


A  Af  ""*  Le  Brieux. 

MoDtebelïo,  24  mai  iSS9. 

Ma  chère  femme  et  toi  aussi,  ma  fille, 

foo  officier  de  service  est  venu  hier  me  réveiller  avant  le 
,  me  disant  que  le  maréchal  Baraguay  dllîlliers  voulait  nie 
>r.  Je  descendis  à  moitié  vêtu. 

Vous  et  vos  hommes,  — me  dit-il,  —  devez  prendre  posi- 
dans  le  château  de  Genestello,  vous  y  établir  militairement 

organiser  la  défense. 

Je  vous  préviens  que  vous  serez  probablement  attaqué  dans 
urnée  par  des  forces  de  beaucoup  supérieures  aux  vôtres» 

tiendrez  jusqu'au  bout,  Avez-vous  bien  compris?  — jus- 
I  bouL  —  Ah  î  parfaitement,  monsieur  le  maréchaK  » 
*  partis  aussitôt  Arrivé  au  château,  je  fis  la  reconnaissance 
intérieur,  de  l'extérieur  et  ce  fut  avec  un  vif  f^entiment 
uoil  que  je  reconnus  qu  on  pouvait  y  tenir  longtemps,  La 
ion  militaire  était  magnifique^  j  entrevoyais  déjà  un  peu  de 
9  pour  mes  enfans, 

peine  avais-je  terminé  l'occupation ^  que  je  reçus  Tordre  rte 
er  le  châleau  et  de  me  rendre  à  Montebello.  Voilà  comment 
>tiri  me  couduil.,.  et  m'écunduit. 


>l 


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280 


REVUE  DES   DEUX  MONDES. 


Après  un  séjour  à  Montebello,  mon  père  arriva  le  soir  du- 29  mai  à 
Bussignano;  le  lendemain,  il  se  trouvait  à  Valenza,  puis  à  Gasale,  à 
Yercelli,  non  loin  de  Robbio.  Il  y  eut  quelques  engagemens  auxquels 
il  prit  part,  sans  en  être  victime.  Un  mot  de  lui  nous  apprenait  sea 
mouvemens,  nous  informait  de  la  direction  que  suivait  mon  frère,  et 
chacune  de  ses  lettres  se  terminait  par  ces  paroles  :  «  être  courageuses 
et  confiantes  en  Dieu.  » 

De  son  côté,  le  général  Mac  Mahon  ayant  jeté  des  ponts  sui  le  Tes- 
sin  le  passait  pour  se  porter  à  Turbigo.  Il  s'approchait  de  Milan,  maû 
avant  d'y  arriver,  les  armées  ennemies  devaient  se  rencontrer  i 
Magenta. 

La  gloire  de  cette  journée  fut  payée  par  bien  des  vies.  Il  faut  avoii 
subi  «  la  loi  d'airain  »  pour  se  rendre  compte  de  ce  que  nous  avons 
éprouvé  aussitôt  après  cette  journée  où  mon  frère  combattit.  Pendan 
quarante-huit  heures  nous  traversâmes  toutes  les  phases  de  l'angoisse 
Enfin  cette  torture  cessa.  Sachant  sain  et  sauf  celui  pour  qui  noui 
avions  tremblé,  nous  retrouvons  des  forces  pour  rendre  grâces  à  Dieu 
mais  si  notre  bien-aimé  Jean  sortit  vivant  de  cette  lutte,  il  en  conser 
vait  une  étrange  amertume. 


A  ikf"'  Le  Brieux. 


Sous  la  tente. 


Ma  mère, 


Je  suis  épargné  et  ne  m'en  réjouis  que  pour  toi.  Qu'ai-j< 
donc  fait  au  ciel  pour  être  jeté  dans  une  carrière  où  on  tue  se 
semblables,  des  frères!...  Donner  la  mort  à  des  êtres  qu  on  vou 
drait  aimer,  crois-moi,  c'est  hors  nature. 

Non  qu'il  sentit  s'ébranler  son  courage,  mais  il  ne  connut  pa 
l'enivrement  qui  transporte  et  enlève  le  soldat.  Son  mérite  et  s 
valeur  se  révèlent  par  la  conception  austère  du  devoir.  «  On  croi 
dans  le  monde  que  la  bravoure  est  une  chose  commime  et  brutale.  Oi 
se  trompe  fort  :  elle  est  rare  et  raisonnée,  il  n'y  a  rien  de  plus  brav 
qu'un  honnête  homme  (1).  » 

Inégalement  épris  de  gloire,  mais  également  épris  d'honneur,  le 
yeux  levés  sur  leur  drapeau,  ils  remplirent  leur  devoir,  le  remplirei 
tout  entier,  dignement. 

En  somme,  quelle  est  la  source  du  courage,  qu'est-ce  qui  l'inspire 
Est-ce  la  générosité  qui  porte  l'homme  au  suprême  sacrifice,  le  don  d 
sa  vie?  Est-ce  l'ambition,  l'enthousiasme,  la  recherche  de  la  gloire 

(1)  Le  lieutenant-colonel  de  Maussion  en  parlant  du  général  Bugeaud. 


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HONNEUR   MILITAIRE.  281 

9fais  le  courage  civique  est,  dit-on,  supérieur  à  l'autre?  Est-ce  la  con- 
science <{ui  tend  à  se  grandir  dans  la  plus  belle  acception  du  mot? 
"^eut-on  savoir  ce  qu'on  vaut,  devant  soi  d'abord  et  devant  autrui? 
ï^egarder  en  face  le  péril,  mesurer  sa  capacité,  sa  résistance  morale, 
^on  endurance  ?  Quelle  énigme,  quel  ensemble  d'impressions  qu'on  ne 
^explique  pas,  puissantes,  fugitives,  mais  déterminantes  !  Est*-ce  une 
^piestion  d'élan  ?  Cependant  nous  voyons  des  homïnes  faits,  ayant  ces 
âJ'deurs,  les  ayant  réelles,  très  chaudes,  très  efficaces. 


Journal  de  mon  père  :  Nous  partons  de  San  Pietro  le  8  juin 
&  S  heures  du  matin.  Arrivée  à  Milan  à  9  heures.  Réception  fré- 
nétique de  la   part    des  habitans  et    surtout    des   habitantes. 
Sapristi,  quelles  belles  têtes!  les  beaux  traits!  On  pressent  le 
fc VI.   de  leur  âme  à  l'éclat  superbe  de  leur  regard.  Quelques-unes 
d'^:i:itre  elles  se  font  un  passage  dans  les  rangs,  —  les  plus  osées 
^ï*=^ Irassent  les  officiers,  —  qui  ne  se.  dérobent  pas.  Nous  avan- 
QO'M^^s  lentement,  notre  chemin  est  couvert  de  fleurs,  mon  cheval 
^    XX  ne  couronne  de  roses  sur  la  tête,  mon  épée  se  trouve  aussi 
^-■^^«cée;  que  n'étaient-ce  des  feuilles  de  laurier! 

Après  avoir  traversé  la  ville^  nous  devions  faire  une.  halte  et 
^^^uile   camper  au  delà  de  Milan.  Il  n'en  fut  pas  ainsi.  L'em- 


^^^as  causé  par  les  troupes  qui  encombrent  la  ville  nous  oblige 

^^ous  arrêter  une  heure  et  demie  dans  une  grande  rue.  Nous 

^^^^^fîtàmes  de  ce  moment  pour  faire  commander  notre  déjeuner 

^^^  un  bon  hôtel,  où  nous  devions  venir  après  avoir  établi  nos 

^^^pes  au  bivouac.  Il  en  fut  autrement. 

Hn  sortant  de  la  ville,  un  officier  d'état-major  vint  me  dire  : 
J  ^Oiis  allons  marcher  à  Tennemi  qui  est  à  trois  lieues  d'ici.  » 
^^    hommes  n'avaient  rien  pris  encore  et  nous  fûmes  médio- 
^^ïrxent  satisfaits  de  cette  nouvelle. 

^ous    partons    en   maugréant    intérieurement.    Après    une 

^^ohe  de  deux  heures,  on  fit  reposer  les  hommes  et  nous  nous 

^^^tmes  en  route,  sous   le  commandement  du  maréchal  Bara- 

?}^^y  d'Hilliers.  Nous  arrivâmes  vers  cinq  heures  au  village  de 

^ï^egnano  occupé  par  environ  5  000  Autrichiens  ayant  derrière 

^^^  "une  réserve  de  10000  hommes. 

^  ^ous  n'avions  ni  déjeuné,  ni  dîné.  Il  faisait  un  temps  affreux. 
^  pluie  tombait  à  torrens,  le  tonnerre  grondait.  Cette  scène 
^^t  quelque  chose  de  lugubre. 

L'attaque  commença  à  cinq  heures  par  nos  tirailleurs,  le 


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282 


REVUE   DES   DEUX   MONDES. 


canon  se  mit  bientôt  de  la  partie  et  le  combat  s'engagea  toui 
autour  du  village  qu'il  fallut  prendre.  Je  dus  mettre  pied  i 
terre,  lô  terrain  étant  coupé  de  rizières  et  de  fossés  profonds. 

Les  Autrichiens  firent  balayer  la  plaine  par  la  mitraille.  L< 
sifQement  des  projectiles  était  incessant.  En  traversant  un  grani 
champ,  le  général  ***  me  montra  du  doigt  une  ferme-redouU 
qui  faisait  tirer  sur  nous  un  terrible  feu  de  mousqueterie.  J< 
partis. 


II 


A  M"**  Le  Brieux. 


12  Juki,  Melagnano. 


Ma  bien  chère  femme,  et  toi  ma  fille, 

Je  ne  veux  pas  vous  laisser  plus  longtemps  sans  nouvelle! 
de  l'exilé. 

J'ai  bien  hâte  que  cette  guerre  se  termine.  Il  me  semble  qu( 
je  n'aurai  de  bonheur  qu'auprès  de  vous.  Ne  craignez  pas  qu( 
ces  pensées  de  regret  et  d'espoir  m'amollissent.  J*ai  confiance  ei 
Dieu  qui  vient  de  manifester  visiblement  sa  protection,  car  cett 
fois  encore,  j'ai  été  divinement  préservé. 

Une  rivière  et  un  vaste  champ  sillonné  par  les  balles  nou 
séparaient  d'une  ferme-redoute  (Capuccino)  qu'il  fallait  prendri 
et  cette  ferme  surmontait  un  roc.  Nous  étions  mitraillés.  Je  mi 
jetai  &  l'eau  le  premier.  Les  autres  me  suivirent,  mon  cher  e 
brave  L...  à  mes  côtés. 

Ensuite  nous  traversâmes  lestement  le  champ.  Littéralement 
nous  courions  sous  les  balles.  Au  pied  du  mamelon  j'enleva 
mes  hommes  :  «  Mes  enfans,  en  avant!  »  ^ 

Ils  volèrent  avec  un  ensemble  admirable,  j'ouvris  un  feu  trè 
vif  sur  l'intérieur  de  la  redoute  où  se  trouvaient  encore  200  Au 
trichiens  commandés  par  plusieurs  officiers. 

Le  combat  fut  rude.  Dès  que  les  Autrichiens  nous  vîren 
couronner  la  hauteur  et  pénétrer  dans  leur  redoute,  ils  jetèren 
les  armes  et  se  rendirent. 

J'eus  toutes  les  peines  du  monde  à  faire  cesser  le  feu.  M 
Voix  ne  pouvait  se  faire  entendre,  et  une  balle  vint  frapper  1 
commandant  autrichien. 


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HOKKEUR   militaire:. 


283 


Lorsque  jWrivaî  dans  llntérieurde  la  ferme  j'eus  un  nffreui 
i:tacle.  Le  sol  était  couvert  de  morts  et  de  blessés,  borrible- 
it  mutilés  par  nos  grosses  balles. 

Mon  premier  soin  fut  d'établir  une  ambulance.  La  vne  de 
5  ces  malheureux  me  faisait  mal.  Parlant  impai^ftutement 
r  langue,  je  pus  cependant  leur  faire  comprendre  ce  que  je 
drais  entendre,  si  j'étais  ainsi  frappé  loin  de  ma  patrie. 
Les  quatre  officiers  me  rendirent  leur  épée.  Je  leur  serrai  la 
n,  —  un  prisonnier  n'étant  plus  un  ennemi,  mais  un  Infor- 
é;  —  c'est  triste,  c'est  dur,  de  recevoir  Tépée  d'un  officier* 
Lorsque  toutes  mes  dispositions  furent  prises,  mes  prison- 
rs  installés  dans  une  grande  chambre,  et  bien  gardés ^  je  fis 
imer  du  feu  pour  nous  sécher,  apporter  du  pain  et  du  vin, 
nous  n'avions  encore  rien  pris,  — nos  habits  souillés  de  boue, 
hirés  nous  donnaient  quelque  ressemblance  avec  des  bri* 
ds, 

Après  avoir  accompli  ce  coup  de  raain,—  selon  la  modeste  e3:pres- 
i  de  mon  père,  — la  surlendemain  il  nous  écrivait  :  ^«L'Empereur 
it  de  me  nommer  officier  de  la  Légion  d'honneur,  » 
Puis  ses  lettres  devinrent  rares  et  courtes,  trac»^es  soit  pendant 
halte,  soit  sur  le  pommeau  de  sa  selle  :  des  marches  plus  rapides, 
ordres  immédiats,  un  qui-vîve  permanent,  an  un  mot  toutes  les 
ipéUes  de  la  guerre,  demain  ses  deruières  horreurs. 

M,  Lucien  de  F,..^  aide  de  camp,  à  M.  Robert  Le  Brieux, 

au  «  Borda*  » 


Cher  amiral, 


£3  Juin  lassp 


Je  viens  te  parler  de  ton  père.  Son  intrépidité,  sa  vaillance 
sont  dépassées  que  par  sa  modestie.  Ne  souris  pas  de  ce  mot^ 
té  tonne  pas  :    c*est  une  vertu  rare  dans    la  vie,    au  camp 
cime  ailleurs, 

Ta-t'il   écrit?  Sais- tu,    par  ta  mère  ou  ta    sœur,    sa   hdle 
ion?-,.  Si  tu  rignores  encore,  il  faut  que  tu  saches  ce  que 
vu,  c'est  un  exemple. 

ici,  on  ne  s  abuse  pas  sur  les  gens,  on  jauge  les  hommes.  J'en 
ni  quelques-uns,  je  te  réponds  que  parmi  ceux-là,  ton  père 
Tun  des  plus  forts. 


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,yG^gl! 


281  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Le  général  de  Ladmirauli  le  fit  appeler.  Celui-ci,  en  le  voyant 
venir,  alla  au-devant  de  lui  en  disant  :  «  Vous  n'avez  pas  à  me 
remercier  d'avoir  signalé  votre  conduite  à  l'Empereur.  C'est  à 
votre  bravoure,  à  votre  autorité  de  commandement  que  vous 
devez  cette  distinction. 

<c  Je  n'ai  pas  quitté  le  champ  de  bataille.  Je  vous  ai  vu. 

«  Vous  irez  loin,  mon  vaillant  ami.  » 

Il  a  ouvert  ses  bras;  ton  père  s'y  est  abandonné...  Tu  dois 
comprendre  ce  qu'il  éprouvait.  C'était  la  veillée  dés  armes.  Nous 
étions  silencieux  comme  on  l'est  au  moment  des  événemens 
définitifs.  Mais,  bah  !  il  faut  savoir  mourir. 

Le  soir,  dîner  sous  la  tente,  je  rentre  en  possession  de  ma 
gaîté,  de  mon  entrain.  Les  autres  aussi.  Au  dîner,  on  fit  sauter 
le  Champagne,  on  porta  des  tôasls...  Ton  père  était  en  verve. 

Cette  lettre,  nous  Tavons  lue  après  la  bataille  de  Solférino...  Les 
jours  passaient  interminables;  nous  demeurions  ainsi,  inactives  dans 
l'obsession  d'une  seule  pensée,  livrées  à  nos  terreurs  sans  vouloir  nous 
les  communiquer.  Voyez-nous  donc  dans  ces  heures  d'eflroi  où  Ton 
n'ose  ni  se  parler,  ni  se  regarder  dans  la  crainte  d*ajouter  au  trouble 
existant.  Et  ce  n'était  pas  encore  la  désolation  «  au  delà  des  forcés  » 
dont  parle  saint  Paul. 

A  M"^  Le  Brieux. 

23  Juin  1859 

Ma  chère  femme, 

En  allant  à  ce  village  avec  mon  cher  de  L...  j'ai  rencontré  le 
corps  Mac  Mahon.  J'ai  donc  revu  mon  fils.  Nous  avons  passe 
ensemble  une  partie  de  la  journée,  et,  le  soir,  il  est  venu  dîner 
avec  moi.  Avant  de  nous  séparer,  nous  nous  sommes  tendrement 
embrassés  dans  la  prévision  d'une  bataille  prochaine. 

J'ai  profité  de  cette  circonstance  pour  causer  avec  son  colo- 
nel qui  m'en  a  fait  grand  éloge. 

Il  n'y  a  plus  que  quelques  sous-lieu tenans  avant  lui.  Dans 
peu  de  temps,  il  sera  lieutenant  et,  si  la  campagne  dure,  il  ne 
serait  pas  impossible  qu'il  fût  nommé  capitaine  avant  sa  rentrée 
eta  France.  Comme  il  n'a  pas  encore  vingt-deux  ans,  il  aura  peu 
s^tendu  ce  grade. 

^*    Bien  que  celte  campagne  se  fasse  avec  une  activité  incroyable, 
je  m'ennuie  de  n'être  pas  avec  ceux  que  j'aime. 


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HONNEUR   MILITAIRE.  ^  285 

J'en  voie  à  ma  fille  un  bleuet  que  j  ai  cueilli  auprès  de  ma 
tente,  comme  une  caresse  de  celui  qui  soupire  après  le  retour. 

La  même  enveloppe  renfermait  une  lettre  de  Jean,  la  dernière  que 
nous  ayons  reçue  de  lui,  et  se  terminant  ainsi  : 

Toi,  mère,  ma  chère  Providence  sur  terre,  je  t'embrasse  de 
toute  mon  âme,  te  suppliant,  te  conjurant  de  ne  pas  te  tour- 
ipenter  pour  nous.  Les  balles  nous  épargneront  et  Dieu  nous 
réunira  bientôt. 

Ce  qui  ne  fut  jamais. 

III 


Le  26  juin  1859,  dès  l'aurore,  une  grande  victoire,  celle  de  Solfé- 
''iio,  fut  proclamée  dans  la  ville. 

Cette  nouvelle  nous  fit  tressaillir...  Toute  la  journée  se  passa  dans 

^Ue  anxiété  de  ne  rien  savoir  et  d'avoir  tout  à  redouter.  Mais  quelle 

^uit  plus  longue  et  cruelle,  écoulée  tout  entière  dans  les  visions  de 

^  «niort,  impression  impossible  à  rendre,  que  le  silence  et  Tobscurité 

^^^roissaient  encore  (  l  ) . 

N^ous  restions  accoudées  au  balcon...  écoutant  sonner  les  heures... 
.  ^ous  attendions...  quoi?  la  lumière,le  rév^il  humain?  £nse  levant, 
,t  ^^leil  sembla  nous  ranimer,  et  dans  le  lointain  que  nous  creusions 
,  ^^Xà  ardent  regard,  un  point  indéfini  se  mouvait.  C'était  un  employé 
^^  t^ostes  envoyé  bien  avant  la  distribution  :  «  Mesdames,  mesdames, 
^'^^  lettre  d'ItaUe!  » 

.         X^^  voilà,  cette  lettre.  Nous  la  serrions  dans  nos  mains  sans  pouvoir 
^^ cacheter,  tant  nos  doigts  tremblaient.  Avant  ou  après?  Du  père- 
^    ^^u  fils?  Nous  avions  peur,  une  mortelle  peur.  L'écriture  n'était  ni 
^^^  de  mon  père,  ni  celle  de  mon  frère, 

r 

Il  ^'^^  Bans  la  nuit  du  24  au  25,  mon  père  écrivit  pour  ma  mère  ces  dernières 
l^'^^s  au  crayon  :  «  J'allais  sur  une  hauteur  d'où  l'on  étudiait,  avec  la  longue-vue, 
1^  ^    *^ouvemens  de  l'ennemi  ;  —  nous  étions  plusieurs  à  tout  examiner.  11  est  dix 

^^^^'^«s,  la  nuit  est  pure.  Toute  l'armée  est  campée  sur  le  versant  de  la  montagne; 

^^^t:  un  spectacle  qui  nous  émeut  tous.  Les  feux  du  bivouac  sont  allumés.  Adieu» 

^^  ^    Voici  l'ordre  que  nous  recevons  :  Diane  à  deux  heures,  repas  h  2  heures  1  2f. 
^^.^^jrt  à  3  heures.  Où  allons-nous?...  Le  pres^eatiment  d'une  grande  bataille 
^ Weint  mais  me  transporte.  A  vous  tout  mon  cœur.  » 


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286 


REVUE   DES   DEUX  MONDES. 


De  l'ambulance  de  Castiglione,  25  juin  1859. 

Je  VOUS  ai  promis  de  ne  rien  vous  cacher.  La  vîcloire  d'hier, 
si  glorieuse  pour  l'armée  française,  a  dû  être  proclamée  dans  tout 
TEmpire.  Je  ne  vous  en  parlerai  donc  pas. 

Un  infirmier  vous  écrit  sous  ma  dictée,  car  je  n'ai  plus  mon 
bras  droit. 

J'ai  combattu  hier  depuis  six  heures  du  [matin  jusqu'à  onze. 
Je  descendis  de  cheval  k  huit  heures,  et  trois  heures  après  je 
tombai  l'épaule  brisée. 

On  m'a  porté  dans  une  chapelle  près  de  Castiglione,  un  chi- 
rurgien a  sondé  ma  plaie  et  je  fus  conduit  à  l'ambulance  où  le 
docteur  Larrey  (m'a-l-on  dit),  chirurgien  de  TEmpereur,  vient 
de  me  désarticuler  le  bras  (1). 

Ayant  été  chloroformé  je  n'ai  pas  souffert.  Je  vous  demande 
en  grâce  de  ne  pas  trop  vous  tourmenter,  de  vous  résigner  en 
pensant  que  j'ai  échappé  à  la  mort. 

Ne  soyez  pas  ingrates  envers  Dieu  qui  me  permet  de  vivre 
encore  avec  vous.  Remerciez-le  de  sa  protection  pour  nous  deux, 
car  je  viens  d'apprendre  que  mon  brave  et  cher  enfant  est  légè- 
rement blessé  au  poignet  droit,  après  avoir  combattu  toute  la 
journée. 

N'ayez  donc  pas  trop  de  chagrin.  Nous  serons  bientôt  réu- 
nis, car  la  paix  va  se  signer,  une  belle  paix.  0  ma  France,  com- 
bien je  t'aime  davantage  depuis  que  j'ai  versé  mon  sang  pour 
toil 

Je  ne  souffre  pas  beaucoup,  mais  je  suis  un  peu  fatigué  et 
je  vais  fumer  une  pipe. 

Chacun  des  mots  de  cette  lettre  entrait  en  nous  comme  un  glaive. 
Mon  père,  mon  frère... 

Ma  mère  se  montra  ferme  devant  le  malheur,  mais  ce  qu*elle  souf- 
f lit  est  inexprimable.  On  nous  entoura  beaucoup.  «  Songez,  madame, 
lui  dit  le  commandant  J.  T...;  songez  que  vous  êtes  la  femme  d'un 
héros.  »  Et  pendant  un  instant  ses  yeux  brûlés  de  larmes  reprirent 

'  (1)  Par  une  fatalité  inexplicable,  le  service  d'ambulance  n'était  pas  assuré  : 
pas  de  brancards  ni  de  civières,  ni  voitures  affectées  au  transport  des  blessés; 
relevé  par  deux  zouaves,  mon  père  fut  placé  sur  une  échelle  hors  d'usage.  Au 
premiers  pas  les  échelons  cédèrent  I  De  même,  après  l'opération,  on  ne  trouva  m 
.linge,  ni  couverture.  Un  religieux  franciscain  couvrit  mon  père  d'une  chasuble  ou'ii 
apporta  de  son  couvent. 


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HOSBËUR   mUTÂlRB. 


281 


vive  expression,  «  Oui,  oui,  je  suis  la  femme  d'on  héros*  »  Mais 
yon  â'obscuTciesait  bientôt  souâ  la  torture  renouvelée,  et  ma  mère 
ait  sa  fierté  pour  ne  songer  qu^à  sa  douleur,  Néanmoiue  eOe 
ait  à  tout,  *t  II  faut  préveûir  ton  frère  dont  Tinquiétude  doit 
Bxtrôme,  11 

Dépéohô  &u  B&rdaf  27  jota. 

^eux  [jue  nous  aimons  ne  sont  pas  restés  sur  le  champ  de 
tlle,  mais  tous  deux  à  Tambulanco:  mou  père  à  celle  de 
iglione;  Jean,  je  ne  sais  encore.  • 

oiâque  Robert  reçut  la  lettre  de  son  père  que  nous  lui  envoyâmes, 

m  prit  ce  caractère  exceptionnellement  fort,  cette  exquise  bonté  i 
un  mot  de  regret  pour  ce  bras  qm  lui  manque,  ni  de  son  avenir 

L  Nul  retour  personnel  et  a  sa  tendresse  pour  les  siens  s*accroU 
i  compassion  qu'il  leur  inspire,  »» 


A  M"'  Le  Eneux. 


Brescia,  Je  27  [uia  1B50. 


Mes  chères  affections, 


tlier  matin,  le  lendemain  du  soir  oîi  a  eu  lieu  la  désarticula- 
de  mon  bras,  je  me  suis  trouvé  si  mal  couché,  tellement 

mvé  par  Todeur  du  sang  et  les  plaintes  des  blessés,  que  je  me 
fait  transporter  à  Brescia  dans  le  palais  Rossi  où  je  trouve 

\  les  soins  que  vous  pouvez  désirer  pour  moi, 

lai   un   peu  dormi  cette  nuit.  Soyez  tranquilles   sur  moi. 

i  fils  est  blessé  très  légèrement. 


A  M^  Lu  Brieux. 


Brescia,  29  juin  1359. 


Mes  chères  aimées, 


Je  puis  vous  affirmer  que  je  suis  un  des  hommes  les  plus 
reux.  J*ai  métne  au  fond  de  Tàme  un  profond  senti oienÊ  de 
I  et  de  reconnaissance  envers  Dieu.  On  nie  dit  que  dans  un 
is  peut-être  je  pourrai  retourner  en  France  !  Voui>  devez  com- 
ndre  combien  je  suis  joyeux  (?);  pour  comble  de  bonheur,  on 
soigne  comme  une  madone.  Je  me  remettrai  donc  plus  vite. 


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288 


REVUE  DES   DEUX   MONDES. 


Si  Dieu  le  veut,  j'irai  bientôt  Vous  embrasser  et  réclamer  les  soins 
que  votre  tendresse  voudra  prodiguer  à  votre  vieil  invalide. 

Ma  plaie  est  couverte  de  glace  à  cause  de  l'extrême  chaleur, 
et  je  ne  prends  que  des  sorbets.  Je  n'ai  pas  de  fièvre,  ce  qui  est 
surprenant.  Les  contusions  des  jambes,  produites  par  les  éclats 
d'obus,  sont  moins  sensibles,  et  j'ai  un  peu  dormi  cette  nuit. 

Dans  une  quinzaine  de  jours  j'espère  me  faire  transporter  à 
Milan. 

Un  jeune  franciscain  du  couvent  de  Saint-Joseph,  le  frère 
Emilio,  ne  me  quitte  pas.  Il  a  pour  moi  des  attentions  filiales. 

C'est  lui  qid  vous  écrit  sous  ma  dictée.  Il  m'a  procuré  des 
nouvelles  de  mon  cher  enfant  et  de  mon  ami  de  L...,  tous  deux 
blessés  peu  grièvement. 

Merci  de  vo$  tendres  lettres.  Certes,  on  n'est  pas  à  plaindre 
qpuand  on  se  sent  aimé  ainsi.  Cela  me  fait  du  bien  et,  en  attendant 
que  vous  me  guérissiez  là-bas,  vous  me  rende?  bien  heureux 
dans  mon  exil. 

Si  mon  père  écrivait  aussi  fréquemment,  on  doit  pressentir  ce  que 
devaient  être  les  lettres  de  ma  mère  I  Je  ne  puis  les  communiquer,  il 
me  semble  qu'elles  sont  à  celui-là  qui  seul  les  inspirait,  mais  le  cri 
maternel  s'y  faisait  entendre,  angoissé,  profond  :  «  Mon  fUs,  où  est- 
il?...  »  puis  le  lendemain  :  «  L'as-tu  vu,  où  est-il  blessé  ?....  Mon  Dieu, 
quelle  épouvante  me  saisit!  On  ne  trouve  son  nom  sur  aucune  liste 
d'ambulance,  pourquoi?  Je  vais  écrire  à  Paris;  à  Gènes,  où  M.  de 
Cambis  est  intendant  de  l'armée^  n  nous  connaît  assez  pour  m'en- 
voyer  une  dépêche...  Que  pouvons-nous,  pauvres  femmes?  Rien... 
rien...» 

M.  Robert  Le  Brieux  à  M"^  Le  Brieux. 


Brest,  30  juin  1859. 


Ma  mère,  ma  sœur, 


Je  suis  si  seul,  si  affligé  que  je  demande  au  moins  quelques 
lignes  chaque  jour. 

Je  suis  dans  mes  etamens  jusqu'au  cou.  Je  travaille  beau- 
coup, mais  mal,  car  la  bataille  de  Solférino  est  toujours  pré- 
sente à  mon  esprit.  Je  n'ai  plus  d'autre  pensée. 

Je  suis  las  de  cette  vie  solitaire.  Si  ce  chagrin  est  le  premier 
tfue  je  connaisse,  oh  !  qu'il  est  lourd! 


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KOr^NËUa    MILITAIRE. 


289 


A  M*  Le  Brieux  à  Brescia. 

Brest,  ÊcoU  du  Borda,  2  juillet  1&S3* 

ai  beaucoup  souffert  pour  toi,  mon  admirable  père,  j*aî 
'é  Ion  bras  perdu,  ce  bras  qui  nous  portail  tous  les  trois 
d  vlous^  étions  petits  et  que  plus  tard  tu  mettais  à  mon  cou 
ant  nos  promenades.  Ce  pau\Te  bras,  il  me  manque,  mais 
remplacerai  pour  toi, 

codant  mes  congés,  je  serai  toujours  h  tes  côtés  pour 
îr,  en  voyage,  pour  te  soutenir,  te  porter  sll  le  faut;  à 
pour  te  servir.  Pendant  ta  convalescence,  mon  père,  je  te 
lônerai  dans  le  parc;  au  potager,  je  cueillerai  pour  toi  les 
beaux  fruits.  S'il  fait  froid,  je  te  conduirai  dans  les  serres, 
avant  de  te  revoir,  je  sens  tout  mon  chagrin  et  m  en  laisse 
der.  Mon  père,  ne  m'accuse  pas  de  manquer  d^énergie, 
es  enfans  ne  déchoiront  pas.  Je  te  le  promets.  En  le  prou- 
Jean  m*a  ouvert  la  voie^  tes  deux  tils  te  ressembleront, 
père* 

attends  toujours  de  tes  nouvelles^  —  dçs  siennes ,  —  fais- 
domier,  je  t*en  prie.  Mon  père  et  mon   frère  blessés  me* 
ent  seuls  au  cœur,  le  reste  n'est  rieo, 

iB  alarmes  fraternelles,  aous  les  éprouvions  doublement,  ma  mère 
oi.  Pourquoi  ne  recevions-nous  pas  de  lettre  de  notre  pauvre 
?  Lui,  si  soucieux  de  notre  tranquillité  ?...  Chaque  jour  accrois- 
LOtre  anxiété» 

De  mon  père  à  ma  mère. 

n  voyez- moi  souvent  des  lettres,  des  dé  pèches.  Ne  pouvant 
voir^  j'ai  besoin  de  vi\Te  avec  vous  par  la  pensée  et  le  sou- 


ïS  derniers  mots  répondaient  au  vif  désir  de  ma  mère,  qui  vou- 
Uer  en  Italie,  à  Brescia  d'abord,  puis  diercher  mon  frôre,  le  ra- 
r  el  le  soigner  en  même  temps  que  mon  père* 

Ma  mère  à  mon  père. 

'otre  infirmière  sera  moi.  Qui  saura  vous  soigner,  vous  con- 
,  ^  toi  mon  ami  et  toi  mon  fils,  —  vous  guérir,  comme 
TowB  xsxvn,  —  19Ô7.  if 


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Goos 


290 


REVUE   DES   DEUX   MONDES. 


moi?  Car  j'irai  le  chercher,  mon  fils,  je  le  trouverai.  Quelle  es 
donc  sa  blessure?  dans  quelle  ambulance  Ta-t-on  conduit?...  J 
ne  reçois  rien  de  lui  ni  sur  lui.  J'ai  peur;  pardonne  ce  mot  e 
comprends-le,  c'est  mon  enfant. 

Le  3  juillet,  ma  mère  écrivait  encore  : 

J'envoie  lettres  et  dépèches  à  Milan,  partout  où  il  y  a  de 
hôpitaux,  partout  où  il  y  a  des  blessés.  Il  faut  que  ye  sache  oi 
est  mon  fils.  Je  viens  d'écrire  au  ministre  de  la  Guerre.  Je  veu; 
lui  parler  de  Jean.  Aussitôt  que  j'aurai  sa  réponse,  je  partira 
pour  Paris  et  de  là  pour  l'Italie. 

Non  seulement  ma  mère  ne  put  se  rendre  à  Paris,  mais  sondépai 
pour  Brescia  fut  retardé.  Tous  les  moyens  de  transport  étaient  réseï 
vés  au  service  des  armées  ;  l'intervention  deTImpératrice  put  seule  Iv 
ouvrir  la  route.  La  touchante  prévoyance  de  Sa  Majesté  avait  mêm 
préparé  Tappuî  moral  que  ma  mère  devait  trouver  à  chaque  station. 

Le  6  juillet  à  41  heures  du  matin,  ma  mère  me  quitta,  calm 
comme  on  Test  au  lendemain  des  résolutions  prises. 


IV 


6  juiUet. 


Le  jour  finissait.  On  m'apporta  une  lettre  timbrée  de  Brescia,  d'un 
écriture  inconnue,  signée  d'un  nom  également  inconnu.  Dans  une  i 
ces  émotions  où  les  faits  les  plus  contradictoires  deviennent  admi 
sibles,  je  lus  cette  lettre  qui  me  transporta  de  bonheur.    . 

Jean  vivait  î  On  l'avait  vu. 

Je  télégraphiai  à  toutes  les  gares  du  Sud  et  de  l'Italie  où  deva 
s'arrêter  ma  mère  :  Jean  vil.  Va  être  dirigé  sur  Brescia.  Je  prévien 
Robert,  seul  là-bas  et  tourmenté  comme  moi  :  Jean  vit.  U  n'y  ava 
pour  nous  d'autres  mots  à  entendre  et  à  dire. 

Deux  jours  après,  je  reçus  la  réponse  de  Robert  : 

Quelle   bonne,  adorable  pensée  tu  as    eue,  ma    sœur,  i 

m' envoyer  d'abord  une  dépêche,  puis  cette  bienheureuse  lettre 

C'est  une  résurrection.  Mon  bonheur  est  d'autant  plus  gran 


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^ 


ROl^EUR  BntlTAIRE.  291 

tpjÊ.^  j'avais  perdu  tout  espoir.  Que  Dieu  soit  loué  !  Je  Tai  re- 
m^  jpcié  avec  une  ferveur  que  tu  comprendras. 

Je  ne  vous  avais  pas. tout  dit  afin  de  vous  leurrer  encore,  si 
o'é^^it  possible.  Je  te  confesse  aujourd'hui  que  je  ne  travaillais 
plmiB^s.  Je  ne  pouvais  pas,  pensant  toujours  aux  miens,  à  leurs 
so^cs.  (frances  ;  je  ne  pleurais  pas,  explique-moi  comment  aujour- 
dlsL^i,  dans  ce  grand  bonheur  retrouvé,  j'inonde  mon  papier  de 
»s  larmes.  Malgré  cela,  tu  liras  bien,  n'est-ce  pas? 
Je  t'embrasse  dans  les  transports  d'un  cœur  tout  joyeux 

Depuis  la  commencement  de  la  campagne,  mon  frère  traversait 

>  phase  d'excitation  extrême.  L'exaltation  de  patriotisme,  i  épreuve 

filiaie  et  fraternelle  qu'il  venait  de  subir,  sa  solitude,  le  surmenage 

dee  examens,  c'était  trop  pour  son  âge.  La  nature  qui  revendique  tou- 

joixrs  ses  droits  le  rendait  aujourd'hui  à  ses  forces  ordinaires.  Cet 

*tat  me  préoccupait  et  je  le  calmai  en  lui  écrivant  chaque  jour, 

^*^vai8-je  pas  à  le  tenir  au  courant  de  ce  qui  se  passait  loin  de  nous? 


A  M.  Robert  Le  Brieux^  au  «  Borda,  »> 

9  JoUlet  1859. 

Mon  ami, 

!-•«  voyage  de  notre  mère  s'est  achevé  non  sans  traverses, 

°^^B  son  énergie  et  son  calme  les  ont  aplanies.  Voici  ses  propres 

^^ï^ï^essions  :  «  La  pensée  de  revoir  mon  cher  et  bien-aimé  Jean 

^^   lïiême  temps  que  ton  père  m'a  donné  une  force  qui  peut- 

^^^  m'eût  manqué  sans  cela.  Était-il  sur  la  liste  des  blessés,  l'a- 

^^^  cru  disparu?  comment  expliquer?  Enfin,  remercions  DieudA 

^   Consolation  qu'il  nous  accorde  dans  notre  malheur;  n'est-ce 

*^^^  trop  déjà  que  de  voir  votre  père  atteint  aussi  cruellement  ?  » 

Je  vais  maintenant  te  résumer  la  substance  de  cette  longue 

^Itt*^.  Arrivée  à  Milan  vers  minuit,  s'orientant  avec  peine  dans 

^*-le  ville  inconnue,  sans  guide,  sans  voiture,  se  trompant,  ma 

^^^ï*e  erra  ainsi,  et  atteignit  seulement  à  l'aube  l'hospitalière  de- 

^^Ure  C...  derrière  le  Dôme.  Elle  prit  seulement  le  temps  de  s  y 

^^poser,  ef  malgré  sa   lassitude,  ces   excellens  amis  n'osèrent 

^^Bîster  pour  la  garder  jusqu'au  lendemain. 

Enfin  elle  put  se  faire  conduire  à  Brescia  et  ne  trouva  qu'une 


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292 


REVUE  DES   DEUX  MONDES. 


mauvaise  voilure,  des  chevaux  fourbus.  Que  lui  importe,  n'est- 
eiie  pas  indifférente  à  ce  qui  la  concerne  seule?  Sur  la  route,  des 
arrêts  fréquens  et  longs  :  un  régiment  [en  marche,  ou  un  c(Mivoi 
de  blessés.  Arrivée  à  Brescia,  elle  descendit  aux  premières  mai- 
sons. Là,  des  ambulances  sur  les  places,  sous  les  voûtes,  partout 
la  douleur,  des  plaintes,  des  appels,  des  cris;  dans  l'ombre  des 
portes,  des  blessés,  des  mourans.  Saisie  d'une  compassion  pro- 
fonde, notre  mère  passait,  disait  un  mot  de  consolation  aux  uns, 
pour  les  autres  une  prière.  Ils  étaient  nombreux,  la  plupart 
jeunes.  —  Si  je  n'avais  pas  su, —  m'écrit-oUe,  —  votre  frère  sauvé 
et  à  l'abri,  je  l'aurais  cherché  là.  Mais  je  souffrais  pour  les 
mères,  les  femmes,  les  sœurs  de  ceux  qui  languissaient  ainsi  on 
mouraient  isolés.  L'air  était  lourd,  le  soleil  d'orage  doublait  la 
fièvre,  hâtait  le  trépas.  Oh  I  la  guerre,  mes  enfans,  c'est  épou- 
vantable ! 

Vers  midi,  ma  mère  atteignit  le  palais  Rossi.  A  cette  heure  de 
sieste,  la  maison  était  close  ;  il  lui  semblait  que  les  pierres  la 
repoussaient,  car  on  tardait  à  lui  ouvrir.  Enfin  introduite,  elle 
fait  prévenir  mon  père  et  attend...  A  la  porte  de  sa  chambre,  une 
pancarte  était  suspendue,  quelques  lignes  en  italien  y  étaieal 
écrites.  Son  attention  ne  s'y  fixe  pas.  «  Je  ne  pensais,  écrit-elle, 
qu'à  votre  père,  séparé  de  moi  seulement  par  une  cloison. 
Lorsque  j'entrai,  il  dit  ou  plutôt  il  murmura  :  «  Ma  femme.  « 
Je  ne  saisis  qu'un  son  faible.  Etait-ce  bien  lui?  Défiguré, 
amoindri...  Combien  il  était  changé  et  qu'il  a  dû  souffrir  sani 
nous  le  dire!  Je  compris  seulement  alors  la  délicatesse. de  soi 
cœur  où  il  trouvait  l'énergie  de  ne  pas  ajouter  ce  tpïïi  suppor- 
tait à  ce  que  nous  éprouvions. 

Ma  fille,  je. n'en  puis  plus.  Je  sens  à  présent  la  fatigue  di 
voyage.  Demain,  je  te  parlerai  de  ton  frère  que  je  fais  cherche) 
et  prévenir;  il  doit  être  dans  une  ambulance  des  environs,  mai 
je  le  veux  ici. 

J'étais  néanmoins  dans  une  sorte  d'apaisement  réparateur.  Malgré 
la  tristesse  que  ma  mère  avait  ressentie  en  voyant  mon  père,  j'étai 
tranquille  de  les  savoir  ensemble.  Je  goûtais  igie  émotion  toute  non- 
velle  comme  si  je  remontais  les  pentes  d'un  obscur  abîme  pour  con 
templer  la  lumière.  Je  ne  m'étais  pas  demandé  tout  d*abord  commen 
et  par  qui  m'était  parvenue  la  nouvelle  heureuse  d'une  simple  blessure 
reçue  par  mon  frère  aîné.  J'avais  cru,  parce  que  je  voulais  croire,  ht 
désarroi  qui  suit  une  campagne,  un  renseignement  inexact,  —  voill 


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HONNEUR   MILITAIRE.  293 

l'oirîgine  de  ce  qui  nous  avait  rendus  si  heureux,  —  et  devait  nous 
reiidre  plus  malheureux  aujourd'hui.  Pour  nous,  cette  paix  dura 
Q^ niques  jours  seulement.  De  ma  fausse  quiétude,  je  retombai  dans 
1^  g-ouffre.  C'était  trop  beau  pour  être  vrai,  et  notre  cœur,  —  broyé 
et  x^avivé,  puis  meurtri  de  nouveau  d'une  immense  douleur,  —  se 
^^^'■^ "tracta  sous  la  main  du  destin  qui  se  jouait  de  notre  paix,  de  nos 
^^S'oisses. 

Le  Frère  Émilio  à  W^  Le  Brietix. 

Couvent  de  Saint-Joseph,  des  Franciscains  de  Brescia, 

14  juiUet  1859. 

Signorina, 

Hon  ministère  est  quelquefois  cruel.  Je  crois  vous  ap- 
pï^^ndre  que  mon  devoir  m'oblige  à  vous  dire  ce  qui  concerne 
^^^ssieurs  vos  parens. 

Lorsque  Madame  votre  mère  entra  auprès  de  Monsieur  son 
^^ï^^tïi,  son  émotion  fut  fort  grande. 

Je  ne  sais  pas  ce  que  Madame  dit  à  Monsieur  son  mari,  car 
^Is    parlaient  fort  bas  et  je  m^étais  mis  à  Técart  d'eux. 

Après,  Madame  me  demanda  pour  écrire  à  Messieurs  ses 
^i^  fans. 

Je  donne  à  Madame  le  carton  où  Monsieur  son  mari  fermait 
s^s  lettres  et  ses  papiers  secrets. 

Madame  lut  ces  lettres.  Je  la  vis  en  tenir  une  plus  que  les 
^^tres,  la  retourner,  la  laisser,  la  relire  et  après  se  mettre  de- 
bout en  jetant  les  mains  sur  sa  figure. 

Je  vois  que  Madame  â  trouvé  la  lettre  de  Monsieur  le  colo- 
^^1  de  Monsieur  son  fils,  trépassé  le  jour  de  la  glorieuse  bataille 
*®  Solférino. 

Madame  ne  savait  pas.  Sur  la  porte  de  Monsieur  son  mari 
^^    avait  écrit  :  Défense  de  parler  à  Monsieur  de  Monsieur  son 

Je  vous  exprime,  sîgnorina,  d'interroger  votre  devoir  sur  ce 
^î  est  propre  à  dire  à  Madame  de  ma  misérable  communiquée 
*^ioint  la  copie  de  lettre  que  Madame  vient  de  lire. 

Mon  cher  ami, 

C'est  avec  une  profonde  douleur  que  je  vous  annonce  que 
^^tre  fils,  sous4ieutenant  au  ...,  après  s'être  bravement  battu 


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REVUE   DES   DEUX   MONDES. 


pendant  la  journée  du  24,  est  tombé  le  soir,  frappé  morteliemei 
de  deux  balles,  Tune  au  front,  l'autre  au  cœur. 

Après  avoir  combattu  depuis  le  point  du  jour,  à  neuf  heure 
votre  fils  fut  blessé  au  poignet  droit;  aussitôt  après,  le  régîmei 
décimé  quitta  le  champ  de  bataille. 

A.  quatre  heures,  il  s'agissait  de  couronner  Taotion  général 
et  de  s'emparer  du  village  de  Cavriana  où  se  cantonnait  l'ennen 
encore  en  force. 

Le  maréchal  (1)  passant  à  cheval  nous  cria  :  Des  hommes  t 
bonne  volonté!  On  comprend  ce  mot  et  parmi  ceux  qui  se  lèvei 
fut  votre  vaillant  fils  qui  prit  son  sabre  de  la  main  gauche.  Il  fi 
une  des  dernières  victimes. 

C'était  un  brillant  officier  que  ses  soldats,  ses  camarades  < 
ses  chefs  ont  pleuré. 

Il  n'est  point  de  mots  pour  une  telle  douleur.  Si  une  semblab 
souffrance  m'étreignait,  que  devait  être  celle  de  sa  m^re.  Je  v 
sa  torture  comme  je  vis  ce  champ  de  bataUle  où  finissait  not 
bonheur. 

Il  me  restait  on  pénible  devoir  à  remplir.  L'enfant  qui  nous  éti 
conservé,  comment  Ta  vertir  et  l'épargner?...  Que  faire...  une  dépèch 
une  lettre  ?  Je  partis  pour  Brest. 


En  vingt-quatre  heures  je  traversai  la  France,  et  au  Borda  je  réel 
mais  mon  frère.  A  ma  vue  il  chancela.  —  «  Papa  est  mort?  —  Non.  - 
Mon  frère?  »  Je  me  tus,  il  comprit. 

Son  visage  fut  subitement  creusé  et  comme  rayé  de  pleurs  :  * 
ti  Ma  sœur,  emmène-moi.  » 

Nous  restons  ainsi  tous  deux,  nous  isolant  sur  ce  vieux  bateau  ses 
blable  à  une  ruche,  tant  il  y  avait  de  jeunes  gens  allant  et  venant  pa 
tout,  jusque  dans  les  vergues.  Nous  causions  tout  bas,  navrés,  ma 
soulagés  d'être  ensemble^  plus  unis  encore  par  notre  malheur  commi 
que  par  les  souvenirs  de  notre  enfance. 

Après  le  premier  saisissement,  il  se  laissa  raisonner.  «  Oui,  je  re 
terai,  il  le  faut;  mais  ne  dis  pas  à  papa  que  tu  m'as  trouvé  si  faible. 

Faible,  non,  mais  touché  jusqu'au  fond  de  l'âme.  Il  me  fut  pénib 

(1)  Canrobert. 


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m^Hjy^^^s^^. 


HONNEUR   MILITAIRE.  295 

A&  le  goiiter  ainsi,  non  que  je  doutasàe  de  sa  solidité,  mais  de  le  voir 
eoKE^mencer  déjà  cette  vie  d'isolement  à  laquelle  il  était  destiné. 

Je  partis,  seule  aussi.  Pour  la  première  fois,  mon  beau  pays  de 
Praxice  me  sembla  moins  beau  malgré  sa  splendeur  d'été.  Cependant 
ce-tt:^  splendeur  était  réelle,  Sjaperbel  La  merveilleuse  harmonie  des 
do^ixz  et  de  la  terre  était  si  complète  que  j'en  fus  pénétrée,  presque 
firoissée.  Plus  cette  évidence  me  saisissait,  plus  vivement  j'en  souf- 
frais, impression  de  l'être  moral  étreint  du  plus  cruel  chagrin  en  pré- 
seràce  des  choses  qui  ne  sentent  rien  et  qui  ne  changent  pas. 

r^on  seulement  les  choses,  mais  les  hommes  me  blessaient  par 
leiix-  joie  bruyante.  Un  tel  triomphe,  la  paix  conclue  par  la  France  (i), 
les  transportaient  et  m'auraient  naguère  exaltée.  Mais  aujourd'hui 
xnon  âme  était  moins  ouverte  aux  enivremens  de  la  gloire  nationale, 
—  J 'en  savais  le  prix;  —  nous  l'avions  payée  de  notre  sang. 

Combattue  par  des  sentimens  si  divets,  j'avais  hâte  d'arriver  et  de 
n^vre  dans  cette  région  sauvage  où  j'avais  passé  une  partie  de  mon 
eurance,  coin  perdu  au  bord  de  la  Suisse,  entre  les  grands  monts  et  un 
large  cours  d'eau.  J'y  avais  autrefois  vécu  des  jours  très  heureux  avec 
me^  parens  et  mes  deux  frères.  , 

L'aîné,  tendre  et  déjà  sage,  surveillait  «  les  petits  »  comme  il  nous 
appelait.  —  «  Ne  les  suis  donc  pas  toujours,  disait  ma  mère.  —  Mais 
8*ils  se  noyaient,  qui  les  sauverait?  »  C'est  alors  que  s'éveilla  en  son 
cœur  maternel  cette  prédilection  pour  lui  dont  son  amour  nous  ména- 
geait les  nuances.  Ainsi  tous  mes  souvenirs  jaillissaient  du  passé, 
^^XQine  cette  rivière  jaillissait  de  sa  source  inépuisable.  Devant  ces 
eaux  qui  fuyaient  rapides,  je  songeais  aux  générations  qui  se  suc- 
^dent  et  disparaissent  comme  ces  flots,  alors  que  la  nature  reste  in- 
^Qsible  à  tout  tressaillement  humain. 

VI 

Non  moins  indifférent,  le  temps,  lui  aussi,  poursuit  sa  marche. 
^^  frère  Robert  achevait  péniblement  ses  études,  mais  l'effort  der- 
^^  lui  valut  un  succès. 

A  M.  et  Af"**  Le  Brieux,  à  Brescia. 

Août  1859. 

Mes  bien  chers  parens, 

J'ai  quitté  Brest  hier  matin  et  depuis  quelques  heures  seulement 
ï^  Btiis  dans  notre  famille  de  ***.  Sans  vous,  que  ce  retour  me  fut 

U)  Signée  le  8  juillet. 


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296  REVUE  DES   DEUX   MONDES. 

pénible  !...  Ici  nous  sommes  bien  tristes.  Tous  ceux  qui  te  con- 
naissent, mon  père,  et  qui  t'aiment  par  conséquent ^  sont  très 
émus.  Ton  énergie  et  ta  valeur  excitent  la  sympathie  et  l'admi- 
ration générales.  A  Téglise  du  village,  il  y  a  eu  un  service  pour 
notre  chère  malheureuse  victime  de  Cavriana;  on  le  plaignait, 
lui  si  jeune,  d'avenir  si  beau.  Quelle  belle  un  I  —  mourir  sur 
le  champ  d'honneur  !  —  S'il  devait  nous  être  ravi  aussitôt,  il 
était  juste  qu'il  le  fût  ainsi.  Je  l'envie  d'être  mort  pour  sa 
patrie. 

il/*"*  I^  Brieux  à  31"*  Le  Brieux. 
Mes  enfans, 

Quand  vous  reverrai-je?  quand  parlerai-je  avec  vous  de  moB 
cher  perdu  ?  Ici  je  n'ose  pas  prononcer  son  nom  ni  le  pleurerj 
cela  pourrait  émouvoir  votre  père.  Sa  convalescence  ne  fait  paî 
de  progrès.  Son  désir  de  retour  est  extrême;  malgré  cela,  il  s'as- 
sombrit. Les  médecins  remarquent  cette  prostration  sans  en  dé 
couvrir  la  cause.  La  plaie  est  saine:  bellacame,  disent-ils. 

La  position  horizontale  lui  est  insupportable,  et  cependani 
il  ne  peut  quitter  son  lit.  Il  parle  de  sourdes  douleurs  dans  1( 
dos  et  plusieurs  chirurgiens  le  visitent  chaque  jour.  L'Empe- 
reur a  fait  prendre  de  ses  nouvelles.  Le  général  de  LadmirauH 
et  le  Père  Souaillard  (dominicain)  sont  venus  le  voir.  Il  est  de 
plus  en  plus  sombre  ;  cet  état  si  contraire  à  sa  nature  m'in- 
quiète beaucoup. 

Deux  jours  après,  je  recevais  la  lettre  suivante  : 

1-  août  1859. 

Mes  enfans, 

Après  avoir  ausculté  votre  père,  on  a  reconnu  la  présence 
d'une  balle,  celle-là  même  qui  a  brisé  l'humérus  et  l'omoplate 
Il  est  question  de  l'extraire;  le  pauvre  patient,  admirable  de  force 
morale,  d'acceptation  chrétienne,  ne  se  plaint  pas  et  demande 
que  cette  seconde  opération  se  fasse  sans  retard  aujourd'hui 
même. 

Ce  matin,  les  deux  chirurgiens  habituels  ont  extrait  une 
balle  énorme,  déformée,  à  laquelle  adhèrent  des  parcelles  de 
drap,  de  toile  et  d'os.  Votre  père  ne  voulut  ni  qu'on  l'endormît, 


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HONNEin^   MILITAIRE. 


297 


ni  qu'on  le  soutînt.  L'incision  fut  large  et  profonde.  «  Fôuillezi 
docteur,  disait-il,  je  ne  souffre  pas,  »  —  et  il  frémissait. 

Pour  l'extraction,  on  l'avait  appuyé  sur  son  lit,  le  dos  en 
pleine  lumière.  A  ce  moment  le  maréchal  Baroguay  d'Hilliers 
entra  :  Pardon,  monsieur  le  maréchal,  dit-il. 

—  Allez,  allez,  mon  cher,  les  Autrichiens  ne  vous  ont  jamais 
vu  ainsi,  c'est  l'essentiel,  et  j'avais  hâte  de  savoir  le  résultat; 
permettez- vous,  madame,  que  je  reste? 

Il  resta,  et  après  l'opération,  ils  s'embrassèrent, 

—  Je  voudrais  vous  serrer  dans  mes  bras,  dit  le  maréchal  à 
votre  père,  maisf  deux  pauvres  manchots  comme  vous  et  moi  ne 
font  plus  ce  qu'ils  veulent.  Contentons-nous  d'une  bonne  acco- 
lade, ce  qui  vaut  bien  quelque  chose,  entre  hommes. 

A  cette  lettre  succéda  un  silence  de  quarante-huit  heures,  puis 
quelques  lignes  :  le  même  abattement  s*accusait  chez  mon  père,  chose 
inexplicable  avec  une  âme  aussi  fortement  trempée.  Chacun  s'en  pré- 
occupait et  je  proposai  d'envoyer  mon  frère,  mais  sa  présence  dlait 
être  inutile. 

Revenant  un  matin  d'un  service  funèbre,  ma  mère  acheta  une 
branche  d'héliotrope  qu'elle  lui  donna.  «  —  Cela  ne  te  rappelle-t-il 
pas  le  grand  massif  qui  est  devant  le  salon?...  — Oh!  ce  parfum,  » 
dit  mon  père  très  ému.  Saisissant  la  fleur,  il  la  baisa.  — <c  Ma  France, 
ma  France,  »  répétait-il  en  mordant  les  feuilles  et  la  tige. 

Tout  s'expliquait.  Il  mourait  de  nostalgie.  «  Il  faut  partir  au  plus 
tôt,  ordonnèrent  les  médecins;  demaiu  si  c'est  possible.  » 

Quatre  jours  après,  mon  père  et  ma  mère  arrivaient  à  Paris  où 
j'étais  depiiis  la  veille  ainsi  que  mon  frère.  Le  lendemain,  12  août, 
Tarmée  française  faisait  sa  rentrée  triomphale.  Aucun  de  nous  n'y 
assista. 

Enveloppé  d'an  burnous  blanc,  mon  père  nous  apparut  horrible- 
ment maigri,  son  visage  était  anguleux  et  aminci.  Quoique  bien  faible, 
il  se  tenait  très  droit,  sa  démarche  était  lente  et  comme  spectrale.  Nous 
étions  bouleversés,  nousn'osioDs  l'embrasser.  Parlerai-je  de  ma  mère? 
«  Mon  fils,  nous  disait-elle,  je  voulais  le  ramener  en  France,  ce  fut  im- 
possible. On  l'avait  déposé  en  dehors  du  cimetière  de  Cavriana  avec 
deux  autres  officiers,  j'obtins  de  les  faire  inhumer  à  l'intérieur.  On  ne 
put  reconnaître  ni  lui  ni  les  autres.  Pour  tous  les  trois,  je  fis  mettre  une 
seule  croix  avec  ces  mots  :  «  Tombés  au  champ  d'honneur.  »  Étôit-ce 
bien  lui?...  L'irréparable  fait  ne  pouvait  encore  la  pénétrer.  C'est 
Thistoire  de  toutes  les  guerres,  —  et  l'espérance  de  toutes  les  mères. 
—  Un  homme  pris  pour  un  autre,  un  nom  à  la  place  d*un  autre  nom. 


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298 


REVUS  PBS  PEUX  M0NPE3. 


Diapârti  peut-ôtre.  Qui  ne  sait  cela  dans  le  désordre  qui  soit  ane  ba- 
taille ?  Son  cœur  s'obstinait  malgré  tout,  malgré  la  lettre  suivaute 
écrite  par  son  lieutenant-colonel  et  qui  ne  laissait  plus  d'espoir  : 


Mon  cher  ami, 


Paris,  Val-de-GMce,  29  août  1859, 


J'ai  souffert  si  atrocement  que  je  n'ai  pas  pu  jusqu'ici  vous 
écrire.  Votre  fils  est  mort  à  la  tôte  de  sa  compagnie,  comme 
savent  mourir  les  braves .  Avec  quel  courage  ^  quel  entrain  il  i 
rempli  son  devoir  1 

Dès  le  premier  moment  il  a  inspiré  à  ses  hommes  ime  cou- 
hance  solide  qui  ne  s'est  pas  démentie  jusqu'au  moment  où  i 
est  tombé  pour  ne  plus  se  relever. 

Par  sa  belle  conduite  pendant  l'action,  Le  Brieui  s'était  ac 
quis  des  droits  incontestables  à  la  décoration  de  la  Légion  d'hon 
neur* 

n  n'y  avait  que  quelques  momens  que  je  venais  de  le  lu 
dire  devant  tous,  lorsqu'il  a  été  frappé. 

Votre  fils  n'a  pas  souffert.  Vous  l'avez  bien  pleuré,  c'étai 
justice,  car  c'était  un  excellent  cœur,  une  intelligence  Torte,  m 
officier  de  valeur  et  d'avenir. 
Croyez... 

Et  nous  restions  silencieux,  plus  désolés.  «  Est^il  vraiment  mor 
ainsi,  sans  souflfïir  7  Si  Ton  me  trompait,  disait  ma  mère,  je  veu: 
savoir.  » 

Alors  nous  allons  à  Bourges  où  était  son  réfpment;  elle  arrêtait  lei 
soldaU*  «  Ah  I  ce  petit  lion,  qu'il  était  brave  et  âer  1  disalL  Tun.  —  l 
nous  enlevait,  ajoutait  un  autre.  —  Est-il  tombé  detix  fois  frappé?  E 
ils  répondaient  :  *—  Oui.  —  «  Ils  essaient  de  me  tromper,  ils  m'on 
reconnue  pour  sa  mère.  Va  leur  parler,  »  me  suggéra-t-elle.  —  E 
j'allais  leur  parler.  »  —  Il  est  mort  tout  de  suite,  frappé  id,  »  —  disai 
un  caporal  en  touchant  son  front.  Un  sergent  parlait  d'une  baUe  a; 
cœur,  et  nos  cœurs  de  plus  en  plus  déchirés  se  fermaient  à  tout< 
consolation.  Nous  y  pensions  toujours,  et  dans  îe  dur  présent  et  dauj 
le  passé  heureux.  Je  le  vois  encore  lorsqu'il  sortit  de  Saint-Cyr,  pim 
pant  dans  son  uniforme  qu'il  portait  avec  la  crânerie  de  ses  dix-neu 
ans,  et  ensuite  à  Marseille,  s'embarquant  pour  TAfrique,  libre,  heu 
reux.  Qui  m'aurait  dit  alors  que  cette  Méditerranée,  si  belle  soua  let 
ardeurs  du  ciel  de  Provence,  cette  mer  bleue  qui  remportait  si  loii 
de  noua  ne  le  ramènerait  jamais  I 


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HOISNKUR   MIUTAIRE.  299 

• 


CAMPAGNE  DE  GOGHINGHINE  (1859-1861) 

SoQ  caractère  se  dessine  et  se  précise  au- 
tant par  ce  qui  lui  manque  que  par  ce  qu*il 
possède. 

YlBGILB. 

1 

s 

Trois  mois  après  Ids  événemens  dont  on  vient  de  lire  le  récit,  moD 
^r^re  cadet;  mon  seul  frère,  reçut  Tordre  d'embarquer  pour  les  mers 
dô   Chine. 

Son  départ  était  prévu,  mais  une  destination  aussi  lointaine  nous 
iet.3.  dans  de  grandes  perplexités,  d'ordre  différent. 

Assurément  il  était  bien  trempé.  Cependant  il  lui  manquait,  comme 
i  tout  adolescent,  la  maturité  physique  et  morale  qui  achève  Thomme, 
et  l'on  peut  dire  que  ses  facultés  l'exposaient  autant  qu'elles  le  distin- 
guaient. Là  était  notre  souci. 

Son  ingénuité,  —  le  terme  est  exact,  — n'excluait  pas  les  passions. 
A^u  contraire,  il  était  capable  des  plus  fortes,  et  Ton  pouvait  à  cet  âge 
^^  nioins  redouter  la  témérité  de  Télan.  Si  l'éducation  avait  agi  sur 
'^f  elle  ne  l'avait  pas  affiné  au  point  d'altérer  sa  virilité  originelle. 
•  Que  les  circonstances  le  poussent,  ce  sera  un  caractère.  » 

Ouverte  et  heureuse,  sa  physionomie  rayonnait  des  ihouvemens  de 

^Oie.  Incapable  de  feindre,  on  pouvait  suivre  sur  son  front  la  nature 

^   Ses  pensées.  Une  joie  ressentie  ou  simplement  espérée  éclairait 

^ïi  visage,  de  même  qu'une  amertume  réelle  ou  seulement  imaginaire 

Pft.lissait,  et  des  rôves  heureux  il  tombait  aux  ténèbres. 

f^hysiquement  je  n'en  puis  guère  parler.  Le  souvenir  n'est-il  pas 

p^  portrait  embelli?  Je  le  trouvais  charmant  et  n'étais  pas  la  seule... 

P^^ia,  ce  qu'on  veut  savoir  d'un  homme,  c'est  son  être  moral;  l'intel- 

S^ïice  importe  plus  que  la  beauté. 

XJn  matin  d'octobre,  sous  un  ciel  gris  el  bas,  il  s'en  alla,  lui,  notre 

^Von  de  soleil,  notre  bonheur;  U  était  tout  cela  pour  nous  et  il  em- 

^^^tait  tout.  Au  moment  de  le  quitter,  mon  père  l'attira  près  de  lui  et, 

^^^  on  regard  où  son  âme  passa  tout  entière,  il  lui  adressa  ces  seuls 

^^^Is:  «  Sois  fort,  équitable,  sage.  »  Lorsque  sa  mère  l'embrassa,  elle 

5^^ça  sur  son  front  le  signe  de  la  croix,  bénédiction  maternelle  et 

^"^^^e  qu'il  se  rappela  toujours  :  ce  qui  est  sacré  ne  s'efface  jamais. 

"Tout  au  chagrin  de  nous  quitter  et  d'imposer  aux  siens  son  propre 

^^^ïifice,  Robert  eût  voulu  peut-être  retarder  ce  <[ue,  dans  les  trans- 


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300  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ports  de  sa  quinzième  année,  il  avait  A  ardemment  désiré.  Je  l'en  vis 
souffrir  mais  aussi  se  maîtriser: 


Au  revoir,  maman,  ne  pleure  pas  ainsi,   et  embrasse-mi 
sans  chagrin.  Tu  le  sais,  j'ai  mon  étoile,  elle  me  ramènera  a 
jour  joyeux  du  retour,  pensons-y  et  ne  soyez  pas  toujours  dai 
les  larmes,  je  vous  en  conjure,  elles  pourraient  me  gagner, 
que  tu  ne  voudrais  pas,  mère. 


Au  colonel  de  Gouyon  de  Beaucof'ps. 


Mon  cher  ami, 

Le  départ  de  mon  fils  date  d'hier  et  me  voilà  dé  nouv^^-^u 
dans  le  chagrin.  Qui  m'aurait  dit  que  nous  éveillions  en  lui  c^  •^'e 
vocation  lorsque  autrefois,  vous  et  moi,  à  Lorient,  l'emportiez^ :»s 
sur  notre  dos  dans  la  mer? 

Je  le  sais,  ce  qui  m'appartient  appartient  à  la  France.  Je  1^' 
donne  tout,  jusqu'à  mes  enfans.  Je  trouve  cela  dur. 

Encore  brisé  de  mes  blessures  (celle  de  mon  bras  droit  i^" 
guérissable),  je  n'ai  pu  Tembarquer  moi-même. 

Le  reverrai-je?  et,  s'il  revient,  reviendra-t-il  indemne  de  c^^^ 
première  rencontre  avec  la  vie?  Conservera-t-il  cette  absol""^® 
droiture,  cet  attrait  original  dont  sa  mère  est  si  fière? 

Que  Dieu  le  protège  et  le  garde  tel,  et  que  sa  divine  bonté,  ""^ 
j'allais  dire  sa  justice,  —  nous  le  ramène  un  jour. 

Je  compte  sur  votre  jeune  ami  pour  le  guider,  l'éclairer,  *^ 
préserver.  Nous  sommes  heureux  de  le  confier  à  des  mains  blXM^^^^^ 
loyales  (1). 

On  le  voit,  mon  père  ne  vivait  que  de  la  patrie  et  de  la  fannUJ^' 
N'aime-t-on  pas  mieux,  —  ou  plus  encore,  —  à  mesure  qu'on  sacr^^^ 
davantage?  Aussi  ce  culte  de  la  France  se  retrouvait-il  en  lui  d'aut^»-^^ 
plus  fort  qu'il  lui  abandonnait  son  enfant. 


(1)  M.  de  K...,  sans  être  officier  de  marine,  fut  chargé  d'une  fonction  dap^^**" 
vernement  et  sur  le  vaisseau  qui  le  transportait  il  vivait  avec  l'état-major,  d^-^^ 
le  même  esprit  de  camaraderie. 


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HONNEUR   MILITAIRE.  301 

M**  Le  Brieux  à  Monseigneur  Plantier,  évéque  de  Nîmes. 

Monseigneur,       • 

Mon  fils,  à  qui   vous  avez  témoigné  tant  de  bienveillance, 

^vî^But  de  me  quitter  et  mon  amour  ne  peut  rien  contre  sa  vo- 

lonB^té.  Il  a  fait  preuve  de  cette  qualité  que  vous  vouliez  bien  lui 

rec^onnaître,  —  la  fermeté, —  mais  j'ai  compris  tout  son  chagrin 

lor-cqu'il  m'a  dit  adieu.  Je  n'oublierai  jamais  ni  l'expression  de 

sojQ  regard,  ni  l'émotion  de  sa  voix  à  ce  moment. 

Cette  mer  qui  l'emporte,  je  la  redoute  comme  une  ennemie. 

I-i^5S  naufrages,  les  climats  meurtriers,  —  les  guerres  possibles  (1), 

les  maladies,  tout  m'épouvante.  A  ces  terreurs  se  joint  une  autre 

crainte.  Son  enthousiasme  l'exalte  et  l'excite  ;  mais  il  ignore 

1^    prudence  nécessaire  à  tout  contact.  Je  crains  ce  qui  pourrait 

•e  troubler. 

Cependant  nous  avons  un  appui  dans  la  personne  de  M.  de 

^*"  présenté  par  un  ami  de  mon  mari.  Il  a  une  distinction  rare 

^^s  des  formes  très  simples;  c'est  aussi  un  Breton,  un  cœur 

^  ^^.  Il  n'a  que  vingt-huit  ans,  mais  ses  principes  de  religion  et 

il®  morale  sont  solides.  Je  puis  le  regarder  comme  le  soutien  et 

^^^Lemple  de  Robert;  car  il  y  a  de  bonnes  contagions.  Il  va  en 

^uiixe  sur  la  Renommée  et  nous  recourons  à  tputes  nos  influences 

Poix^r  que  mon  cher  enfant  embarque  avec  lui.  Si  cela  est,  ils 

ï^itteront  Brest  le  mois  prochain,  pour  revenir  après  trois  ans, 

^*    liieu  le  veut.  J'ai  été  trop  frappée  dans  mon  fils  aîné  pour 

t^y^   encore  en  confiance,  et  si  la  Chine  nous  est  aussi  fatale  que 

*-^lie,  que  deviendrai-je  ?  Faut-il  donc  donner  le  jour  à  des 

^'^^ns;  les  chérir  et  les  perdre?... 

II 

A  mon  père  y  à  ma  mère. 

Permettez-moi  de  vous  embrasser  comme  je  le  faisais  naguère 
^^  tant  de  bonheur. 

En  arrivant  à  Brest,  j'ai  rendu  visite  au  vice-amiral,  préfet 

^^     Cl]  A  cette  époque,  la  guerre  de  Chine  préoccupait  peu  les  esprits,  on  en  parlait 
^^'enjent. 


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302  REVUE  DES  DEUX  M0NPE8. 

maritime,  auquel  j'ai  parlé  de  mon  désir  d'embarquer  sur  la 
Renommée.  Grande  fut  ma  frayeur  lorsqu'il  me  dit  que  tous  les 
aspirans  étaient  désignés  et  que,  pour  cela,  il  eût  fallu  un  ordre 
spécial  du  ministre.  J'étais  furieux. 

En  le  quittant,  je  me  rendis  chez  le  major  général  qui  me  Gt 
1  accueil  le  plus  affable.  Du  diable  si  je  savais  pourquoi,  lorsqu'il 
m'apprend  qu'une  dépêche  ministérielle  de  ramiral  Hamelin 
ordonne  mon  embarquement  sur  la  frégate  que  je  visais,  J  en  fus 
très  heureux.  Je  révais  beau,  en  fumant  ma  cigarette;  j'aurais 
voulu  exprimer  cette  joie,  ne  fût-ce  qu'à  un  camarade. 

M'élant  présenté  au  commandant  de  ma  frégate,  ]  en  reçus 
un  aussi  bienveillant  accueil. 

Je  commence  demain  mon  service,  je  m'ennuyais  déjà. 

Ne  vous  préoccupez  pas  de  mon  moral.  Il  est  bon.  C'est  vrai» 
notre  séparation  m'a  beaucoup  coûté  et  me  coûte  encore  beau- 
coup. Mais  il  y  a  les  lettres,  puis  encore  des  lettres,  et,  quand 
çUes  manquent,  il  y  a  la  pensée. 

Oui,  je  songe  au  bonheur  que  j'aurai  à  vous  retrouver  dans 
trois  ans  ;  je  vous  en  supplie,  ne  vous  inquiétez  pas  de  moi  ;  pen- 
sons ensemble  au  retour,  à  la  joie  immense  d'être  réunis.  Vous 
verrez,  alors  votre  midshipy  avec  de  la  barbe,  un  vrai  loup  de 
mer. 


La  frégate  s'armait  lentement  au  vif  déplaisir  de  I*aspirant.  L^ennuî^ 
son  démon  familier,  le  hantait  déjà  pour  ne  jamais  le  quitter. 

J'ai  hâte  d'en  finir.  Les  journées  sont  interminables.  Nous 
ne  faisons  rien  que  surveiller  l'armement  de  la  frégate,  rembar- 
quement du  charbon,  du  vin,  scruter  les  noires  profondeurs  de 
la  cale  avant  de  l'abandonner  aux  rats,  car  i)  faut  s'assurer  que 
les  s>outes  sont  en  bon  état. 

Heureusement,  ce  service  ne  durera  pas  longtemps.  Une  fois 
en  pleine  mer,  nous  remplirons  les  fonctions  qui  conviennent  à 
un  officier  de  vaisseau. 

Le  commandant  a  reçu  à  mon  sujet  une  lettre  de  Tamirale 
Baudin  et  m'a  félicité  à  cette  occasion.  Gela  me  contrariait  excès-* 
sivement,  car  c'est  à  vous,  à  vous  seuls,  mes  amis  les  meilleurs, 
que  doivent  revenir  ces  flatteuses  paroles,  à  vous  à  qui  je  dois 
ce  qui  embellit  ma  vie. 


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HOWEUR  MÎUTAIRB,  308 

Eorives-moi  souvent.  Pout  bien  faire  il  faut  que  je  sois  heu- 
reux et  mon  bonheur  est  en  vous. 

Le  môme  courrier  nous  apportait  une  lettre  de  son  commandant, 
dont  voicries  dernières  lignes  : 

Ainsi  disposé  k*  se  bien  conduire,  ferme  et  résolu,  il  arrivera 
de  bonne  heure.  On  peut  beaucoup  attendre  de  son  intelligence, 
de  son  sens  du  devoir.  Je  me  connais  en  honunes.  Celui-ci  est 
solide,  j'en  réponds. 

Il  n'a  qu'à  se  montrer,  —  disait  sa  mère,  —  pour  se  rencire 
sympathique. 

Jusqu'ici,  elle  supportait  bien  Téloignement  de  son  fils;  mais 
foialles  seraient  ses  pensées  au  moment  du  départ?  Ainsi  que  les 
marins  au  début  de  leur  carrière,  notre  futur  amiral  attendait  ce  jour, 
rêvait  à  «  Taurore  de  sa  destinée,  »  comme  s'U  devait  se  plaire  dans 
Texil  ou  s'y  accoutumer. 

Le  9  novembre,  à  midi  seulement,  nous  avons  appris  que 
B0U3  partions  le  soir  môme,  à  trois  heures.  Tous  nous  nous 
attendions  à  cette  nouvelle  ;  cependant  elle  a  produit  sur  moi  un 
étrange  effet. 

Je  ne  pouvais  me  faire  h  cette  idée  que,  dans  troid  heures, 
j'allais  quitter  mon  beau  pays.  Je  ne  sais  quel  serrement  de 
cœur  se  fit  en  moi  sitôt  que  je  vis  qu'il  fallait  m'éloigner  de 
cette  chère  France,  où  je  laissais  ma  famille  qui  m'a  témoigné 
tant  d'amour  intelligent,  tant  de  soins  dévoués,  et  où  j'ai  tra- 
vaillé pour  me  faire  ce  que  je  suis. 

Ce  que  je  vous  raconte  là  vous  paratt  probablement  un  peu 
niais  et  vous  vous  dites,  peut-être,  que  je  ne  fais  que  répéter  ce 
qui  se  trouve  dans  tous  les  livres  de  marine.  Mais  si  vous  aviez, 
conune  moi,  abandonné  la  France  et  les  vôtres,  vous  verriez, 
vous  sentiriez  par  vous-mêmes  ce  que  j'éprouve. 

Ayant  terminé  les  derniers  préparatifs,  je  me  rendis  à  la 
cale.  C'est  là  que  je  ressentis  les  plus  fortes  émotions.  Je  voyais 
arriver  les  officiers  de  la  Renomméey  jusqu'à  des  matelots  ayant 
leur  famille  avec  eux;  qu'ils  étaient  heureux!... 

Quanta  moi,  je  n'avais  qu'une  chose  à  embrasser,  c'était  la 
terre.  Je  l'ai  embrassée.  Je  n'ai  pas  regardé  si  on  me  voyait. 


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304  REVUE  DES  '  DEUX  MONDES. 

Qjael  est  donc  le  poète  qui  a  dit  :  La  patrie  est  ce  coin  mysté 
rieux  de  l'âme  où  Thomme  et  la  terre  se  parlent  d'amour? 

Je  restais  là  immobile,  élargissant  nion  âme  et  mon  regara 
pour  mieux  saisir  et  garder  ce  que  je  voyais  pour  la  dernière- 
fois,  afin  d'emporter  infinissable  en  moi,  inoubliable,  le  soif  ^^ 
l'espace,  la  lumière,  les  cieux,  tout  ce  qui  constitue  la  Patrie^^  ^e. 
Vous  trois,  aimez-moi,  écrivez-moi. 

Nous  aurions  dû  être  avec  lui  jusqu'à  ce  moment,  comment  noc^r-^Qg 
être  refusé  cette  joie?, Surtout,  pourquoi  ne  la  lui  avoir  pas  donnée?-.    ^... 
Regrets,  reproches,  remords,  tout  est  vain,  stérile,  alors  qu'il  a  f^^^    fa 
paru.  C'était  avant  qu'il  fallait  l'aimer:  après,  qu'importe? 

Cette  heure  devait  trop  .tôt  sonner.  L'ineffable  sagesse  qui  no^^^us 
laisse  ignorans  de  l'avenir,  noUs  livrait  à  des  préoccupations  dczz^DQt 
quelques-unes  devaient  nous  charmer.  Craindre,  attendre,  espérer  ^z=Jd 
vie  humaine  s'écoule  dans  ces  alternatives.  En  ce  moment  c'é^=dt 
Tattente  des  nouvelles  de  l'absent.  Quelle  est  la  mère,  la  femme  oi^hl  la 
sœur  d'un  marin  qui  n'a  comme  nous  dirigé  ses  pensées,  ses  regai^Kxis 
vers  les  pays  inconnus  ? 

Lorsqu'on  se  trouve  en  face  de  quelque  chose  de  nouveau,  qui  ne 
sait  ce  que  notre  imagination  peut  se  créer  de  fausses  idées,  de  tz.^r- 
reur?  Un  ciel  sans  étoiles  me  semblait  menaçant;  les  tempêtes,  les 
cyclones,  les  récifs,  les  naufrages,  les  requins...  J'avais  la  crainte  ^es 
plus  petits  incidens  et  ces  puérilités  faisaient  sourire  les  miens.  Ils 
voyai^ent  mieux  et  plus  loin.  Ce  à  quoi  je  ne  pensais  pas,  c'était  ^  la 
guerre  (et  fatalement  il  y  allait  !).  Mes  parens  avaient  tous  les  troubles, 
toutes  les  inquiétudes  et,  sans  la  chercher  dans  sa  mémoire,  mon  pôr« 
répétait  tristement  cette  strophe  que  chantaient  naguère  mon  frère  et 
ses  amis  : 

Où  sont-ils  les  marins  tombés  dans  les  nuits  noires  ? 
0  flots,  que  vous  savez  de  lugubres  histoires  ! 
Flots  profonds  redoutés  des  mères  à  genoux... 
Vous  vous  les  racontez  en  montant  les  marées 
Et  c'est  ce  qui  vous  fait  ces  voix  désespérées 
Que  vous  avez  le  soir  quand  vous  venez- vers  nous. 

III 

Le  départ  de  uobert  précéda  le  nôtre.  Mon  père  se  rendit  à  Roue?^ 
où  se  trouvait  son  régiment,  et  nous  l'y  suivîmes.  Ce  régiment  vint    ^ 
sa  rencontre.  Il  eut  alors  une  heure  vraiment  heureuse,  et  son  cœ\J^ 
battit  avec  transport.  Entouré,  acclamé,  il  s'élança  sur  son  cheval;  1^ 


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HONNEUR  MILITÂIRB.  305 

musique  joua  ses  fanfares  de  triomphe,  et  les  soldats  marchaient  allè- 
grement. Les  officiers  supérieurs  s'étaient  groupés  autour  de  leur 
camarade.  Hélas!  le  membre  perdu  enlevait  au  vaillant  mutilé  l'équi- 
libre nécessaire,  il  fléchissait.  Mettant  pied  à  terre,  d'amères  pensées 
couvrirent  son  front  de  tristesse. 

Sur  la  grande  place  où  se  trouvait  notre  demeure,  les  bataillons  se 
rangèrent,  manœuvrant  sous  le  commandement  de  mon  père.  L'alté- 
ration profonde  de  sa  voix  nous  frappa,  et  nous  sentîmes  que  quelque 
chose  d'étrange  se  passait  en  lui.  £n  effet,  il  venait  de  comprendre 
la  nécessité  de  renoncer  à  cette  vie  qu'il  avait  aimée  avee  le  double 
sentiment  «  de  la  passion  et  du  devoir.  »  Cette  résolution  soudaine 
fut  absolue. 

Vinrent  les  amertumes,  la  fin  de  tout  ce  qui  enflamme  le  cœur  du 
soldat.  Vint  la  nuit  des  impuissans  regrets,  l'irréparable  ;  une  exis- 
tence désormais  sans  intérêt,  voilà  ce  qui  suivit  et  ce  qui  dura.  Aimant 
les  siens  d'un  amour  sans  limite,  mon  père  s'enferma  dans  cet  horizon 
pins  étroit,  de  nouveaux  devoirs  s'imposent,  «  d'autant  plus  sacrés 
qu'ils  se  montrent  plus  austères.  » 

Rompant  avec  le  passé,  qui  lui  fut  si  cher,  il  en  parlait  peu,  appor- 
tant dans  cette  acceptation  d'un  fait  très  dur  la  fermeté  de  son  carac- 
tère. Je  ne  dirai  pas  qu'il  se  résigna  ni  qu'il  eut  «  le  courage  allègre; » 
mais  ce  qu'il  faut  affirmer,  c'est  qu'un  sentiment  religieux  ne  fut  pas 
étranger  au  calme  supérieur  qui  le  soutint  alors.  Cette  force  nouvelle 
ne  devait  jamais  se  démentir. 

Le  maréchal  Baraguay  d'HUliers,  le  général  de  Ladmirault  se  réu- 
nirent pour  modifier  une  résolution  qui  fermait  son  avenir  militaire. 
Cette  décision  était  très  regrettable,  il  faut  le  reconnaître.  Mon  père  n'y 
changea  rien. 

Calme  et  sérieuse,  notre  vie  morale  s'alimentait  de  souvenirs  et 
d'espoirs,  ceux-ci  arrivant  par  delà  l'Océan,  chaude  clarté  capable  de 
nous  réjouir,  car  il  n'est,  parai t-il,  si  triste  saison  qu'un  rayon  ne 
colore, 

La  première  lettre  de  Robert  nous  parla  de  Ténériffe  : 

Nous  n'y  descendons  pas.  Le  temps  menace.  La  petite  viUe 
espagnole  de  Santa-Cruz  n'est  d'ailleurs  qu'une  baie  sans 
intérêt. 

N'en  parlons  pas;  revenons  à  mon  bateau,  à  ses  habitans. 
Savez-vous  ce  qu'est,  sur  un  bâtiment,  le  «  carré?  »  Tout  à  la  fois 
salle  à  manger,  salon,  fumoir;  aspirans  et  enseignes  y  vivent 
ensemble,  c'est  là  où  se  forment  les  plus  durables  amitiés  du 
marin,  et  quelquefois  aussi  où  naissent  ses  plus  tenaces  anti- 
pathies. 

TOME  XXXVII.  —  1907.  20 


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REVUE  DES  DEUX  MONDES. 


Le  contact  permanent  d'êtres  différens,  de  nature,  d*origin( 
goûts,  peut  amener  ce  résultat. 

A  l'époque  ou  mon  frère  y  vivait,  rien  ne  lui  révélait  les  pos 
Jités  fâcheuses  dont  je  parle;  d'un  caractère  heureux,  très  gai,  1 
veillant  quoique  susceptible,  il  voyait  plutôt  la  surface  que  le  1 
o&  qui  est  le  privilège  de  cet  âge,  et  c'était  son  premier  essai  d 
sociale  et  personnelle. 

Le  carré  était  également  fréquenté  par  l'aumônier  du  bord  : 
de  la  Renommée,  jeune  et  bien  élevé,  était  en  bonne  intelligence 
ke  Midships:  sa  présence  n'apportait  aucune  contrainte  à  la  j 
mais  en  modérait  toutefois  les  démonstrations. 

Notre  abbé,  —  écrivait  Robert,  —  est  un  excellent  pi 
soucieux  de  ses  devoirs,  convaincu,  très  strict  dans  ce  qi 
garde  son  ouaistère,  mais  son  bon  esprit  est  dégagé  de 
caractère  d'intolérance. 

Nous  causons  très  ouvertement  avec  lui,  il  partage  nosi 
notre  gatté  et  nos  cigarettes,  mais  jamais  il  n'accepte  les  : 
spiritueux  que  nous  nous  offrons  aux  fêtes  carillonnées. 

Malgré  les  ressources  de  l'esprit  et  de  la  jeunesse,  on  s'enn 
souvent  au  carré.  —  «  Cette  vie  monotone  me  lasse,  »  i 
Robert. 

Ce  qu'O  fallait  à  cet  être  de  vigueur  et  de  ressort,  c'était  Tai 
On  le  verra  au  feu,  d'une  bravoure  froide,  plus  rare  que  l'élan, 
avant  de  donner  sa  mesure  sur  le  champ  de  bataille,  on  put  jug 
quel  dévouement  courageux  il  était  capable. 

L'occasion  s'en  présenta  dès  le  début  de  la  traversée. 

A  Ténériiïe,  —  écrivait-il,  —  le  gros  temps  nous  s 
éprouver  des  avaries.  Nous  avons  la  poulaine  défoncée  i 
mou  dans  notre  gréement. 

Notre  poste  offrait  le  spectacle  d'un  désordre  affreux 
coussins  roulaient  par  terre  avec  ceux  de  nous  que  rendait 
pables  le  mal  de  mer.  Nos  boites  à  claques  allaient  choque] 
pile  d'assi elles.  Nos  sextans,  par  esprit  d'imitation,  roulaiei 
milieu  des  conserves  de  sardines  et  autres  précieuses  chos 
ce  genre. 

La  brise  augmentant  de-fureur,  et  nous  faisant  petits  d( 
la  colère  aérienne,  notre  voilure  diminua  successivement 
qu'à  ce  que  trois  ris  fussent  pris  dans  les  huniers. 

Ce  jour-là,  j'étais  de  quart  de  quatre  à  huit  heures  du  soi 


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HONNEUR   MILITAIRE.  307 

voulant  pas  me  laisser  pincer  par  le  mal  de  mer,  je  montai  sur  le 
gaillard  d'avant  pour  respirer  à  pleine  poitrine. 

Souvent  des  paquets  de  mer  embarquaient  par-dessus  le  bord. 
Le  roulis  était  très  fort  et  il  m'est  arrivé  plus  d'une  fois  dé 
rouler  jusqu'à  ce  que  le  parapet  m'arrêtât.  L'homme  qui  était 
en  vigie  à  mes  côtés  ne  voulut  pas  se  tenir  debout  comme  moi, 
et  une  demi-heure  après  que  j'eus  quitté  mon  quart,  ce  mal- 
heureux, assis  sur  les  bastingages,  tomba  à  la  renverse  I  On 
vira  de  bord  aussitôt,  des  bouées  de  sauvetage  furent  jetées,  mais 
la  nuit  était  noire;  cependant  le  vent  faiblit. 

n  n'en  dit  pas  davantage .  Voici  ce  qu'un  lieutenant  de  vaisseau, 
—  M.  Regrény,  je  crois,  —  écrivit  : 

Le  danger  était  trop  grand  encore  pour  que  le  commandant 
crAt  pouvoir  donner  des  ordres.  Donc,  chacun  était  libre. 

Notre  aspirant  se  jeta  dans  une  embarcation  et,  par  son 
exemple  téméraire,  entraîna  deux  matelots.  «  Nage,  nage, 
garçons!  »  A  ils  ramaient  ferme>  les  braves  garçons,  enlevés  par 
leur  officier.  Haletant,  celui-ci  les  excite,  et  leur  regard,  — à  tous 
trois,  —  trompé  par  une  fausse  apparence,  restait  attaché  sur  le 
point  qu'ils  cherchaient  à  atteindre.  «  Courage,  courage,  criait 
le  sauveteur,  nous  arrivons  !  »  Sa  voix  s'étranglait.  Beau  de  sa 
volonté,  il  se  jette  à  l'eau,  s'élance  vers  l'infortuné  qu'il  croit 
élreindre.  Il  n'étreignit  que  le  vide,  une  épave  seule  sur- 
nageait... Ainsi  restaient  infructueux  ses  périlleux  efforts,  le 
matelot  avait  à  jamais  disparu. 

On  tient  moins  à  l'existence,  —  écrivait  mon  frère  quelques 
jours  après,  —  lorsqu'on  la  voit  inutile  aux  autres.  Quel  début 
dans  ma  carrière  I  A  quelque  distance,  un  être  en  péril,  et  je 
n'ai  pu  le  sauver I  Qu'était-il?  un  inférieur  soit,  mais  un  homme. 
L'équipage  et  nous,  ne  sommes-nous  pas  solidaires?  et  nous  ne 
pouvons  pas  abandonner  nos  matelots.  Moi  son  officier,  n'avoir 
pu  l'arracher  à  une  semblable  mort  !  Quelle  fatalité  si  réelle,  si 
frappante!  Je  ne  m*en  consolerai  jamais. 

n  ne  connaissait  pas  assez  la  vie  pour  savoir  qu'on  se  console  de 
blendes  choses!... 

Il  faut,  —  lui  répondit  son  père,  —  devenir  plus  fort  que  le 

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ÎLEVL'E    DES    DEUX   MONDES. 


chagrin,  savoir  le  porter  et  non  se  laisser  porter  par  lui.  Cecî( 
pour  toute  Ion  existence. 

A  regretter  l'impossible  on  s'use  inutilement  :  Ténerf 
tombe.  A  ton  âge  et  dans  ta  position^  on  n'a  plus  le  droit  d'écoul 
sa  seule  sensibilité.  Pour  agir^  il  faut  savoir  employer  toutes  é 
ressources,  acquérir  un  sang^froid  nécessaire  àTaction. 

N'ou\Te  jamais  la  porte  au  découragemenL  Travaille-toi,  sa 
relâche.  Sois  calme  et  paiieniy  exerçant  la  maîtrise  nécessai 
à  ton  perfectionnement  moral* 

Sois  heureux,  mon  cher  entant,  afin  que  nous  puissonâlè 
encore. 

Mon  père  en  parle  k  son  aise,  —  répondait  mon  frère,  — 
n'ai  pas  comme  lui  un  long  acquis  de  douleur 

Le  temps  consolateur  devait  atténuer  ces  souvenirs,  la  jeuness 
une  lelle  mobilité  tf esprit!  La  solitude  des  quarts  de  nuit  qui* 
dit'ûD,  la  retraite  la  plus  j>ï'û fonde,  plaisait  ii  mon  frère  d'une  nali 
tout  à  la  fois  méditative  et  active.  A  ces  heures  tranquilles,  les  f; 
tomes  familiers  prenaient  aspect  de  vie,  s'allongeaient,  grandîssaie 
chers  revenans  des  lointains. 

D'autres  apparitions,  celles-ci  radieuses,  idéales,  s'élevaient  < 
petilt^s  vagues  phosphorescentes.  Des  traits  à  peine  entrevus, 
parfum^  un  son  de  voix...  que  sais-je?  Ce  n'était  rien,  mais  à  ce 
dislancGjC^était  tout,  car  un  amour  qui  s'ignore  s'alimente  de  bien  [ 
de  chose.  Certaines  impressions  de  jeunesse  sont  si  vives  qu'on 
porte  à  jamais  la  marque.  Le  cadre  austère  où  se  mouvait  notre  ma 
favorisait  ces  souvenirs  flottans,  les  entretenait  dans  le  clair-obsi 
où  s'attardent  les  rêveurs.  Le  silence  des  mers  et  de  la  nuit  le  pi 
geait  dans  l'inûni  des  songes,  mais  Téclat  du  jour  le  rendait  à  la 
commune,  k  son  devoir. 

A  ce  devoir,  —  écrivait  M.  de  K***,  —  il  est  le  premier.  Il 
fait  obéir,  se  fait  aimer,  grand  art  parmi  nous;  puis  il  est  gai, 
alors  le  carré  tout  entier  se  livre  à  la  joie  la  plus  étourdissan 

Le  mois  dernier,  on  vous  a  raconté,  madame,  comment  ro 
brave  enfant  s'est  risqvié  à  une  mort  à  peu  près  certaine  pc 
sauvar  un  pauvre  diable  qui  s'est  noyé  à  quelques  brassées  de 
frégate.  Mais  votre  fils  sest  emballé  et  au  péril  de  ses  jou 
bravant  les  grandes  lames  encore  furieuses,  il  a  poursaivn  p< 
dant  une  heure  le  couvre-chef  du  matelot^  mirage  auquel  i'in< 
périence  est  sujette. 


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HONNEUR   MILITAIRE.  309 

Ce  matin,  —  écoutez  bien,  madame,  —  ce  matin,  dîs-je,  nous 
étions  un  peu  partout,  lorsqu'on  bat  un,  ban.  Nous  voici  tous 
sur  le  pont,  donnant  à  notre  tenue  un  coup  de  fion  (excusez- 
inoi,  madame),  car  un  ban  est  chose  sérieuse.  L'équipage  se  met 
en  rang,  Tétat-major  en  avant,  et  tous,  en  silence,  nous  atten- 
dons la  grrrande  révélation. 

Est-ce  un  changement  de  direction,  un  attentat  à  la  vie  de 
^Empereur?  Rien   de  tout  cela,  c'était  mieux.   Le  comman- 
darki  tenait  une  lettre  du  ministre  de  la  Marine  félicitant  votre 
6ïs  au  sujet  du  sauvetage  qu'il  tenta  et  que  vous  savez. 

Après  nous  en  avoir   fait  la  lecture  à  haute  et  intelligible 

voi  X,  —  tout  se  passe  très  bien   chez  nous,  —  le  commandant 

vÎ3::^t  serrer  la  main  de  l'intéressé  :  «  —  Vous  ne  chômez  pas,  mon- 

si^^r,  »  lui  dit-il,  faisant  allusion  à  un  premier  sauvetage  (1). 

De  celui-là  vous  n'en  saviez  rien,  madame,  et  ne  connaîtriez 

psKs  davantage  le  dernier  sans  ce  bavard  qui  vous  écrit  aujour- 

d^ïxui,  d'abord  parce  qu'il  est  loquace  (défaut  rare  chez  les  Bre- 

U>x^),  et  qu'ensuite  il  tient  beaucoup  à  vous  faire  plaisir,  ce 

gr^.nd  plaisir  d'orgueil  et  d'amour  des  mères.  Suis-je  dans  le 

vx^,  madame  ?  Si  oui,  veuillez  me  le  dire  et  agréer  tous  mes 

respects. 

£t  ma  mère  répondait  aussitôt  à  ce  jeune  homme  qui,  si  fièrement, 
fusait  battre  son  cœur  :  «  Sans  lui,  disait-elle,  je  ne  saurais  rien  de 
ï^obuii.  »  On  peut  donc  s'imaginer  combien  étaient  longues  et  fré- 
^n^ates  ses  lettres  à  son  fils.  La  leçon  s'unissait  à  la  tendresse  et  sa 
PluQie  courait  alerte,  ailée.  «  Ne  lui  donne  pas  tant  de  conseils,  » 
^^Sgérait  mon  père;  mais  ce  que  femme  veut,  elle  le  veut  bien,  — ma 
^ère  surtout,  —  et  la  fine  pointe  d'acier  continuait  sa  course  rapide. 
f^©n  de  plus  indépendant  que  ce  charmant  esprit  qui,  suivant  son 
*dée,  recommandait  aimablement  qu'on  fût  bien  raisonnable,  enfer- 
^^t  dans  ces  quatre  syllabes  mille  choses  délicates  et  sous-enten- 

Quel  vif  souci  était  le  sien  au  sujet  des  îles  «  parfumées,  encban- 
^^s,  1»  ou  les  vaisseaux  font  escale!  Cela  s'appelle  les  relâches.  Pour 

(1)  «  Au  port  de  Brest,  écrit  M.  H...,  un  homoie  tombé  h  la  mer  d'un  chaland 
^*^costé  le  long  du  bord  allait  périr,  lorsque  mon  ami  sauta  sur  le  chaland,  de  huit 
^^^i^s  de  haut.  Bien  qu'étourdi,  il  se  précipita  à  l'eau  et  sauva  le  matelot.  H  eût 
^  trop  long  pour  son  dévouement  de  descendre  par  les  échelles  sur  le  chaland, 
p  iour-l&,  son  courage  ne  fut  pas  impuissant.  Con\|)ien  il  fut  heureux...  heureux 
î^qu'aux  larmes.  »  —  «  Dans  son  existence,  me  disai^il,  il  s'exposa  sept  fois 
^^^  sauver  ses  semblables.  •  —  Colonel  P.„ 


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3!0 


RETUE   DES   DEUX    MONDES- 


ma  mère,  ce  dernier  mot  était  lourd  de  menaces,  car  les  orficiers  àî 
marine  que  nous  connaissions  se  plaisaient  malicietisement  à  lui 
dépeindre  les  écueils  de  ces  rives  perfides,  autrefois  habitées  par  les 
fiirénes  de  la  fable,  et  ils  appuyaient '^sur  certains  souvenirs,  glissani 
flUT  d'autres. 

Alors,  songeuse  et  préoccupée,  ma  mère  revenait  à  M,  doit-».: 
n'avait-elle  pas  confié  son  fils  autant  à  sa  conscietice  qu'à  son  affec 
tîon?ll  était,  en  effet,  beaucoirp  plus  complet  que  mon  frère.  «  Veille; 
sur  lui,  écrivait-elle  à  Mentor,  me  pardonnerez-vous  de  prendre  si  àb 
lettre  votre  bonne  volonté?  » 

Non  seulement  M.  de  K...  devint  son  confident,  mais  son  complia 
dans  cette  oeuvre  de  protection  occulte.  J^aurais  voulu  lire  les  lettrei 
que  lui  adressait  ma  mère,  —  dont  l'esprit  très  cultivé  était  fin  e 
solide,  le  cœur  lumineux,  pénétrant,  —  vraies  lettres  de  femme  don 
Tun  et  Tatitre  gardaient  le  secret.  Mais  ce  mystère  n'était  pas  g 
profond  que  le  voUe  n'en  fût  parfois  soulevé.  Voici  une  lettre  écrit 
du  large  et,  malgré  sa  longueur,  je  la  cite  tout  entière  : 

En  mer. 
Madame, 

Puisque  vous  m*honorez  si  particulièrement  de  votre  con 
Bance,  je  vais  vous  parler  en  marin,  non  sans  atténuer  la  har 
diesse  de  notre  langage. 

Eh  bien  !  monsieur  votre  fils  s'est  grisé  hier  (le  mot  fatal  es 
écrit)  et  grisé  très  joliment. 

Nous  nous  sommes  arrêtés  à  Gorée,  8  heures  passées  à  terr 
en  relâche  1  En  cinq  minutes,  des  chevaux  furent  commandés 
sellés,  enfourchés.  C'est  le  «  lâchez  tout.  »  Une  fois  lancés,  nou 
chantons  des  airs  d'opéras,  —  d'opéras  très  comiques,  ameutan 
les  populations. 

Noue  filons  ventre  k  terre*  Pour  arriver?  Non,  mais  poo^ 
courir,  vivre  dans  Tespace,  respirer  l'odeur  des  prés,  être  em 
porté»  -  Quelle  furia!...  Nous  avions  grand  air,  madame,  qm 
vous  en  semble? 

On  pouvait  nous  prendre  pour  des  échappés  de  Charenton 
En  effetj  un  vaisseau  n  est-il  pas  l'asile  de  ces  détraqués  qui  n< 
connaissent  ni  l'intrigue  ni  le  trafic,  assez  fous  pour  quittm 
plaisirs,  famillcj  pairie,  et  voguer  sur  les  mers,  prodigues  d<t 
leur  vie,  parlant  de  Dieu  et  de  la  France  aux  races  jaunes^ 
cuivrées  ou  noires? 

Je  reviens    à  mes..,  chevaux,  fourbus,  blancs  d'écume,  à 


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HONNEUR   MILITAIRE.  311 

demi  morts.  Cet  emportement  à  dos  d'animal  ayant  cessé  de 
plaire,  les  plaisirs  champêtres  et  gastronomiques  leur  succé- 
dèrent. 

Madame,  ce  fut  délicieux,  j'allais  dire  idéal,  mais  la  fin 
prouverait  le  contraire.  Dès  ce  moment,  mon  rôle  de  mentor 
devint  absolument  platonique. 

Vous  n'avez  jamais  vu,  madame,  je  l'espère,  le  carré  dé- 
barqué? Jugez-en.  On  se  roule  sur  le  gazon,  on  mange  de  la 
prairie  ;  nous  récitons  des  vers  à  la  plus  humble  fleur.  On  dit 
des  bêtises  grosses  comme  notre  bateau  ;  plus  c'est  bête,  plus 
on  rit,  et  sans  le  vouloir  nous  avons  infiniment  d'esprit,  ayant  le 
bon  goût  de  rire  de  nous  avant  que  les  autres  s'en  mêlent. 

Hier,  chacun  a  divagué.  Nous  avons  déjeuné  par  terre,  couchés 
dans  l'herbe.  Oh  !  madame,  que  nous  sommes  mal  élevés  lorsque 
vous  n*êtes  pas  làl  II  faut  l'avouer,  ce  fut  une  véritable  dé- 
bauche, la  première  que  votre  fils  ait  faite;  mais,  je  l'affirme, 
on  n'eut  pas  à  riniljer.  Il  était  d'une  gaîté  folle,  communicative. 
C'était  bien  innocent,  mais  voici  qui  l'est  moins.  Il  se  grisa  d'une 
coupe  de  Champagne. 

En  réalité,  ce  qui  l'enivrait,  mon  fistaud,  c'était  le  grand 
soleil,  la  terre  où  il  marchait,  —  c'était  sa  joie,  sa  liberté,  —  il 
s'excitait  de  son  beau  rire  franc. 

A  l'unanimité  on  but  à  la  France,  à  nos  foyers.  Oh  I  ces  sou- 
venirs de  France!  ces  choses-là,  madame,  nous  montent  du  cœur 
au  cerveau,  l'exaltent...  et  tout  est  dit. 

Votre  fils  sentit  cela  d'une  étrange  façon,  ce  que  voyant,  et 
pour  qu'il  ne  s'attendrit  pas  davantage,  on  lui  donna  du  Moêt 
avec  beaucoup  de  mousse. 

Ce  qu'il  nous  amusa,  nous  les  anciens  I  II  vint  tour  à  tour 
nous  saluer,  faisant  à  celui-ci  un  souhait  de  tempérance,  à  celui-là 
une  déclaration  d'amour,  s'interrompant  pour  exécuter  un  pas  de 
zéphyr,  mais  restant  toujours  élégant.  On  ne  s'encanaille  pas, 
madame,  dans  la  marine  impériale;  on  y  est  bête,  mais  voilà 
tout. 

Veuves  de  leur  contenu,  les  bouteilles  à  col  doré  volent  en 
l'air,  moins  haut  cependant  que  notre  raison. 

Vint  le  moment  psychologique  :  il  fallut  remonter  à  cheval. 
Pour  nous  en  imposer,  monsieur  votre  fils  sauta  lestement  sur  le 
sien...  Voilez-vous  la  face,  madame,  il  se  mit  en  selle  en  face 
de  la  croupe... 


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312  REVUE  DES  DEUX  MÛHDES. 

Voilà,  foi  de  galant  homme,  comment  se  passa  cette  pu 
mière  relâche.  Mais  croyez-en  mon  expérience,  les  retâcheî 
c'est  comme  les  années»  elles  ae  suivent  et  ne  se  ressemble! 
pas. 

Les  courriers  suivans  apportèrent  d'autres  lettres  qui,  elles  ne 
plus,  ne  ressemblaient  pas  à  celle-ci.  Plus  de  mousse  de  champa^i 
de  gazon  fleuri,  de  fines  griseries  d'esprit.  De  nouveau  le  génie  <le  1 
guerre  se  dressa  devant  nous.  Après  qualgiies  mois  de  trêve,  i'ancie 
tourment  allait  recommencer. 


IV 

Les  souvenirs  de  la  campagne  de  Chine,  où  Français  et  Angla 
combattirent  ensemble,  me  sont  si  pré  s  en  s  que  je  pourrais  en  ra 
peler  toutes  les  péripéties.  Mais  le  cadre  de  ce  récit  ne  doit  enferm 
qu'un  fait,  xm  nom. 

Commencée  en  1858,  cette  campagne,  d'un  caractère  pariîcuîi 
et  avec  des  difficultés  exceptionneUes,  ne  pouvait  se  poursuivre  et 
terminer  avec  la  rapidité  de  la  guerre  d'Italie.  Les  anxiéti^s  de  ceU 
d,  les  malheurs  qui  en  furent  la  conséquence,  nous  impressionoaîe 
encore  profondément,  et  nous  étions  aussi  trop  satisfaits  des  lenteu 
de  Faction  pour  partager  l'impatience  de  Robert.  De  cette  lente 
nous  voulions  bien  augurer;  mais  le  calme  relatif  dans  lequel  no 
vivions  à  cette  heure  n'était  pas  exempt  de  crainte;  chacun  de  no 
faisait  effort  pour  se  donner  mutuellement  T espérance  et  la  foi 
l'avenir  :  par  une  convention,  une  entente  tacite,  nous  résernons  n 
idées. 

Non  seulement  en  France,  mais  au  point  même  où  se  conlinuaie 
les  mouvemens,  rincertitude  persistait  et  chacun  sVn  plaignait.  « 
faut  reconnaître,  écrivait  un  officier,  que  cette  guerre  est  faite  po 
désarçonner  Thomme  le  plus  patient.  Si  le  Céleste-Empire  garde  si 
secret,  les  alliés  aussi  gardent  le  leur,  v 

—  Oui,  ajoutait  mon  frère,  je  suis  en  Chine,  irrité  d'y  être  sa 
avoir  rien  à  y  faire.  Je  m'ennuie  à  mourir. 

Nous  recevions  les  journaui  français  et  anglais,  —  des  cari 
étaient  sur  nos  tables,  et  ces  cartes  nous  indiquaient  la  configuraîi 
du  pays  lointain,  les  points  où  se  portaient  Tarmée  alliée  et  ] 
flottes.  En  dehors  de  cette  question  d'Extrême-Orient,  tout  nous  c 
venait  indifférent,  nous  était  distant.  Et  il  fallait  vingt-six»  vingt-hi 
jours,  —  un  mois,  —  pour  la  traversée.  Que  de  choses  pouvaie 
s'être  passées  entre  le  départ  et  Tairivée  de&  courriers  I 


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HONNEUR  HILITiaRB.  313 

Ce  que  nous  connaissions  des  débuts  de  la  guerre,  de  ses  compli- 
cations, ajoutait  à  nos  craintes.  Ma  mère,  qui  s'alarmait  des  événe- 
mens  et  même  des  choses,  savait  que  les  canaux,  appelés  là-bas  des 
arroyos,  avaient  des  bords  dangereux,  pouvant  abriter  des  caïmans; 
de  plus,  les  rives  des  cours  d'eau  si  nombreux  dans  ces  régions 
étaient  un  fouillis  de  plantes  souples  et  impénétrables  à  rœil.  Mon 
frère  nous  en  avait  décrit  l'aspect  enchanteur,  surprenant,  tout  nou- 
veau pour  lui.  Mais  quelle  facilité  pour  les  surprises,  les  embuscades 
<l*ennemis  toujours  prêts  à  l'attaque  perûde,  pouvant  frapper  sûre- 
ment et  se  dérober  aussitôt  I  «   Ce  sont   des  fourbes,  —  écrivait 
Aobert,  —  Us  l'ont  été,  ils  le  sont,  Us  le  seront  toujours;  —  au  fait, 
comment  les  juger?  ils  n'ont  pas  notre  &me.  » 

Non  sans  motif,  nous  redoutions  la  cruauté  de  ces  peuples  ayant 
^ixtes  les  finesses,  les  ruses  des  races  orientales.  Les  Français,  — 
^'^^^ent  les  Annamites,  —  sont  des  lions,  mais  nous  sommes  des 


Rade  de  Che-Fou,  12  juillet  1860. 

Mes  chers  aimés, 

ï^isqu'ôn  ne  me  dit  rien  de  personne,  j'augure  que  vous  allez 
^^s  bien.  Quant  à  moi,  je  me  porte  divinement.  Nous  sommes 
^*^^îxitenant  très  occupés,  c'est  ce  qu'il  me  faut. 

^ïoutes  les  forces  navales  et  terrestres  sont  réunies  ici,  et  cet 
^Pp^reil  de  force  est  très  beau  à  voir. 

Après  leur  arrivée,  les^  troupes  ont  débarqué  et  établi  leur 

i^^*^pement  dans  une  petite  presqu'île,  en  se  groupant  auprès 

^^X^e  grande  tour  carrée  qu'on  avait  d'abord  prise  pour  un  fort, 

^Jxii  n'est  qu'un  tombeau  do  mandarin. 

Il  est  arrivé  à  ce  sujet  une  chose  assez  drôle.  Lorsque  les  pre- 

^^^^Ts  bâtimens  abordèrent  à  Che-fou,  l'amiral  Protêt  qui  les  com- 

^^^Xidait  prit  cette  tour  grise  pour  un  fort  sérieusement  gardé.  Les 

^^loupes  portèrent  sur   le  rivage   les   troupes  de    débarque- 

^^Xit. 

Pigurez-vous  le  désappointement  général  quand  on  vit,  au 
^^ïtimet  de  la  tour,  flotter  le  pavillon  français  sans  qu'un  seul 
^^Xap  de  fusil  se  fit  entendre. 

Tout  notre  vocabulaire  de  jurons,  —  et  je  vous  assure  qu'il 
^  ^n  a,  —  témoigna  de  notre  colère.  Je  vous  en  épargne  l'énu- 


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314 


RBVUE   DES   0£tJX   HÛNDEB. 


mération  à  cause  de  mes  dames  les  plus  chères  qui  me  renie- 
raient- 
Lés  malheureux  Chinois,  bien  loin  de  songer  à  la  défense  de 
leur  territoire,  avaient  à  peine  aperçu  les  troupes  que^  remplis  de 
terreur^  ils  fuyaient  à  toutes  jambes. 

I  En  descendant  à  terre  pour  étiiblir  leur  camp,  uos  soldats  trou- 

(  vèrent  les  maisons  ouvertes,  abandonnées  pet  leur  instinct  de  pil- 

!  lagô  put  se  satisfaire.  On  y  mit  bon  ordre. 

Tranquillisés,  les  Chinois  revinrent  petit  à  petit  retrouver 

'  leurs  pénates  et  organisèrent  tout  de  suite  un  marché,  car  ils 

sont  très  rapaces,  et  chttque  matin  nos  cuisiniers  vont  s'appro\i- 

(  sionner  chez  eux.  Voilà  le  vrai  tempérament  chinois.  Ainsi  que 

les  fils  d'Israël  les  plus  avisés,  ils  préfèrent  la  proie  de  largenl 

,  &  Tombre  de  Thonneur. 

Il 

A  cette  lettre  en  succéda  une  autre,  —  ou  plutôt  elles  furenl  toutei 
deux  apportées  par  le  môme  paijuebot;  —  mon  père  trouva  déplacé 
la  ton  de  cette  dernière. 


Chère  mère, 

Je  suis  chef  do  gamelle  comme  tu  es  maîtresse  de  maison, 
je  te  plains. 

L-u  Lat/ie  du  carré  me  donne  un  souci  extraordinaire-  Pas 
moyen  de  varier;  de  plus,  la  vie  animale,  comme  nous  disons 
humblement,  est  fort  chère  maintenant. 

Naguère  on  avait  vingt-cinq  poulets  pour  deux  piastres  et 
tout  était  dans  les  mômes  proportions;  mais  depuis,  ces  coquins 
ont  haussé  leurs  prix,  ce  qui  me  met  dans  rembarras,  car  souvent 
nos  ressources  ne  sont  pas  au  niveau  de  notre  appétit. 

Comment  se  nourrir  convenablement,  aujourd'hui  que  les 
poulets  valent  de  75  à  90  centimes  ?  Il  faut  reconnaître  qu'ils 
sont  énormes. 

Hier,  j'ai  pu  offrir  à  mes  camarades  un  potage  à  la  tortue,— 
(imitation  Champeaux), —  et  un  plat  royal,  des  nids  d^hirondelles^ 
Mais  à  certahis  jours,  notre  table  est  d'un  frugall..-  la  salade, 
c'est  du  gazon,  très  bonne  quand  même. 

Une  autre  cause  de  souci  est  mon  maître  coq.  Comme  il  ûô 
^  peut  rendre  son  tablier,  je  le  soupçonne,  ayant  fait  sauter  toutes 

t 

i 

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HONNEUR  MIUTAIBS.  315 

les  anses  de  tous  nos  paniers,  de  majorer  cruellement  les  prix. 
Ah!  ah  I  je  veux  dire  à  ma  sœur  que  je  crois  voir  poindre, aux 
côtés  est  et  ouest  de  mon  visage,  des  favoris  I  Qu'elle  ne  me  com* 
plimente  pas  trop,  ces  favoris  naissans  manifestent  une  tendance 
au  blond  roux  !  gare  à  moi,  quand  elle  me  verra  ainsi  !  Est-ce  le 
voisinage  de  nos  alliés  qui  leur  donne  ces  tons  chauds  ?  ne  me 
prenez  pas  pour  un  fils  d'Albion,  je  vous  en  prie;  néanmoins 
ceux  qui  sont  ici  sont  fort  bien  soùs  tous  les  rapports. 

«  —  A  quoi  pensa-t-ll?  s'écria  mon  père.  Q  va  se  battre  et  nous  conte 
des  balivernes.  —  J'en  suis  enchantée,  reprit  ma  mère,  cela  prouve  la 
liberté,  Télasticité  de  son  esprit,  n  me  platt  ainsi.  » 

Mes  chers  aimés,  nous  approchons  du  moment  où  les  affaires 
graves  vont  commencer.  Le  25  juillet,  après  avoir  embarqué, 
nous  rejoindrons  la  flotte  anglaise  qui  se  trouve  à  vingt  heures 
d'ici,  et  alors  nous  irons  tous  ensemble  débarquer  sur  un  point 
que  personne  autre  que  l'amiral  et  le  général  ne  connaît. 

Toujours  est-il  qu'on  ne  pourra  débarquer  au  Peï-ho,  car 
avant  d'arriver  au  fort,  il  faudrait  marcher  pendant  trois  milles 
dans  une  vase  où  l'on  risquerait  d'enfoncer  jusqu'à  la  tète. 

On  a  reformé  les  compagnies  de  débarquement.  La  marine 
française  fournira  un  bataillon  composé  de  six  compagnies. 

Ce  bataillon  de  marine  est  attaché  à  la  deuxième  brigade 
commandée  par  le  général  CoUineau.  Je  fais  partie  d'une  des 
compagnies  et  les  hommes  qui  la  composent  appartenaient  à  la 
NémésiSf  depuis  longtemps  dans  les  mers  de  Gochinchine.  C'est 
pour  moi  un  grand  avantage,  car  les  autres  compagnies  n'ont  pas 
encore  vu  le  feu.  Quelle  joie  d'y  conduire  ces  hommes  aguerris, 
résistans,  tous  bravesl      ' 

Il  est  temps  que  je  prenne  contact  avec  l'ennemi.  Ne  vous 
alarmez  pas  à  l'avancé.  Je  prie  Dieu,  non  d'é<^rter  de  moi  tout 
danger,  mais  de  faire  briller  en  vous  l'espérance  qui  est  en  moi. 

Lorsque  le  service  n'exige  rien,  je  trouve  le  temps  long.  Ah  ! 
noble  Shakspeare,  comme  tu  savais  lire  dans  notre  esprit  en 
é^Yant:  The  souh  joy  in  doing. 

Cette  guerre,  —  ajoutait  M.  de  K...,  —  est  le  mystère  de 
l'avenir.  Quand  et  comment  finira-t-elle?  Assurément  la  paix  nous 
coûtera  cher. 


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316 


BEVUE  DES  BEtJI  MONDES, 


Je  suis  content  de  votre  fils  et  je  puis  vous  dire  à  son  BTije 
ce  qu'un  de  vos  auteurs  préférés  disait  du  sien  :  u  C'est  un  beai 
jeune  homme  qui  croit  en  Dieu  et  n'a  pas  peur  du  canon.  ^^Celu 
qui  vous  occupe  si  chèrement  gurde  toute  son  ardeur,  je  devrai 
dire  toute  sa  fougue,  sHrritant  parfois,  d'une  manière  que  je  m 
puis  traduire,  des  ohstacles  qui  le  séparent  de  son  but. 

Vous  comprenez,  que,  dans  cet  état  de  fièvre,  les  lectures 
la  musique,  les  aquarelles,  les  fusains  soient  Tobjct  d'un  dédaii 
jusqu'ici  inconnu. 

J*ai  le  vif  regret  de  vous  annoncer,  madame,  que  mon  sei 
vice  me  sépare  momentanément  de  lui.  Je  ferai  tout  au  mondi 
pour  ne  pas  le  perdre  de  vue  et  je  vous  le  ramènerai  fortifié  pa 
Tépreuve.  Si  j  ai  embarqué  avec  un  enfant^  je  rentrerai  avec  ui 
homme.  Attendez- nous,  madame^  dans  la  belle  et  sainte  espé 
rance. 

Une  aussi  fâcheuse  nouvelle  nous  troubla,  mais  nous  préoccupi 
davantage.  L'aîné  était  si  nécessaire  à  Tautre.  «  Me  voiià  sans  alfec 
tien,  —  écrivait  Robert*  —  Je  l'aimais  tout  en  le  craignant.  Sa  niisoi 
m'orientait,  son  entrain  chassait  mes  découragemens.  Cet  ami  suie 
parfait  sera  toujours  mon  modèle  et  restera  toujours  mon  ami 
Entre  cœurs  comme  les  nôtres,  ramitié  ne  cesse  pas.  Vous  ne  pou?e 
savoir  combien  je  me  sens  plus  seul,  plus  loin,  car  lui  c'était  un  pei 
vous*  Il  me  faudrait  une  bonne  bataille  pour  m'occuper*  j> 


Ctmp  de  Tieti-Tsin,  ^  siptembre  ISfia. 

Le  Peï-ho  a  fié  pris  le  21  août. 

Les  Anglais  et  la  brigade  CoUineau  se  sont  dirigés  sur  iefori 
nord  de  Takou,  Pendant  ce  temps j  les  canonnières  françaises  el 
anglaises  forçaient  Tenir ée  de  la  rivière,  détruisant  les  estacades 
admirablement  faites  où  Tennemi  devait^  selon  les  Chinois, 
s  abîmer  infailliblement. 

Pendant  que  les  canonnières  les  démolissaient,  les  troupes, 
prenant  le  fort  à  revers,  ne  tardèrent  pas  à  déployer,  sur  ces 
forts  si  redoutables,  les  pavillons  alliés.  La  garnison  de  celui 


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HONNEUR   MILITAIRE.  317 

.u  avait  attaqué  se  composait  de  Félite  des  troupes  tartarcs. 

succès  leur  fit  comprendre  qu'il  leur  serait  impossible  de 

eux  défendre  les  autres  forts.  Us  nous  les  abandonnèrent. 

Nous,  compagnies  de  débarquement,  fûmes  mises  en  garni- 

on  dans  ces  forts.  Une  fois  établis,  nous  y  avons  vécu  d'une 

içon   très  agréable,  comparativement  à  notre  vie  précédente. 

fous  avons  trouvé  des  glacières,  et  les  Chinois  de  Takou  nous 

approvisionnent  de  vivres  moyennant  quelques  vieux  habits  et 

ie  vieilles  peaux  de  mouton.  En  up  mot,  nous  nageons  dans 

'abondance. 

Le  Peï-ho  occupé,  il  ne  restait  qu'une  ressource  qui  était 
'obtenir  un  traité.  En  conséquence  on  partit  immédiatement 
oiir  Tiepi-Tsin  avec  les  ambassadeurs. 

Les  mandarins,  plénipotentiaires  (je  ne  sais  quels  sont  leurs 
*tres),  vinrent  s'entendre  avec  le  baron  Gros  et  lord  Elgin. 

Les  clauses  du  traité  furent  établies.  Quand  il  s'est  agi  d'ap- 
poser les  sceaux  du  souverain,  ces  coquins-là  nous  ont  appris 
^'ils  ne  les  avaient  pas  et  qu'ils  n'étaient  pas  plénipotentiaires 
^   l'Empire  (7  septembre). 

Flien  n'était  donc  terminé  et  immédiatement  les  troupes  se 
''^i  ^î  gèrent  sur  Pékin . 

Ce  mouvement  hardi  révolta  les  Célestes.  La  violation  du 
Jtroit  des  gens^  crie  vengeance,  et  nous  sommes  tous  enfiévrés  à 
^^  f^ensée  d'un  certain  nombre  de  Français  et  Anglais  victimes 
^  ^^»^ne  trahison  odieuse  et  probablement  de  la  cruauté  la  plus 
^^^'tï^ême. 

31.  Parker,  vice-consul,  le  consul  anglais  et  un  Français  de 
S^^^de  race,  M.  d'Escayrac-Lauture,  chef  d'une  mission  d'explo- 
^^*-ion  et  un  autre  Anglais,  M.  Wade  ou  Varde  allant  à  Tong- 
^*^^ou,  suivis  d'une  escorte  de  15  à  18  hommes,  furent  emmenés 
^*     ^aits  prisonniers  (18  septembre). 

Réclamations  ardentes  de  la  part  des  chefs  alliés,  fallacieuses 

^^*<:iinessesdes  Tartares.  Voilà  où  nous  en  sommes.  Une  telle  action 

^ Vit  des  représailles,  et  la  barbarie,  la  cruauté  avec  lesquelles 

^^^^ent  traités  les  prisonniers,  sont  odieuses  et  révoltantes,  leur 

^^Xaffrance  me  fait  mal.  Nous  arrivons  à  Pékin,  décidés  à  tout, 

artillerie  établit  ses  batteries. 

Brûlera-t-on  la  capitale  du  Milieu,  ne  la  brûlera-t-on  pas? 
'^at  is  the  question.  Je  crois  qu'on  la  brûlera.  La  vengeance 
^^^U8  enflamme,  nous  sommes  prêts  à  tout. 


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318  REVtJK   DES    DEUX   MONÛES. 

L'Empereur  a  fui.  Les  Tartares  sont  en  nombre  bien  supé- 
rieur au  nôtre.  Qu'importe,  nous  nous  précipitons  pour  les 
réduire  à  zéro...  Ils  ont  disparu...  Nous  nous  reprécipitons  à  leui 
poursuite,  mais  vainement  —  point  d'ennemis.  —  Dans  cett^ 
course,  la  colonne  arrive  en  face  du  Palais  d'Été  de  i'Empereui 
(  Yuen-Min-Yuen) . 

Quand  je  dis  nous,  c'est  par  confraternité,  pure  alliance  dJ 
sentimens,  car  je  parle  des  terrestres  seulement.  Les  marin 
rentrent  sur  leurs  bateaux,  où  ils  apprennent,  que  ce  ou  ca 
palais  de  l'Empereur  ont  été  envahis  les  7  et  8  octobre.  Le 
troupes  du  général  Cousin-Montauban  y  campent  !...  —  Pas  d< 
I  commentaires,  s'il  vous  plaît. 

Que  de  trésors  jetés  au  vent...  Que  de  perles,  de  laques,  di 
jades,  des  merveilles  d'art,  d'antiquité,  que  de  richesses  entassée 
depuis  des  siècles,  dans  ces  palais,  résidence  préférée  des  souve 
rains. 

On  affirme  que  l'ordre  de  destruction  fut  donné  par  loii 
Elgin. 

Rien  n'était  lamentable  et  curieux  comme  ce  pillage.  J'ai  vi 
des  soldats  anglais  payer  deux  ou  trois  piastres  des  bijoux  d*uii 
valeur  inestimable. 

Avec  nos  économies,  pauvres  midships,  nous  leur  av^ 
acheté  quelques  objets  et  j'emporte,  pour  mes  dames  les  pllo 
chères,  un  petit  cloisonné  ancien,  portant  le  chiffre  impérial 
Elles  y  mettront  des  violettes  en  se  disant  que  je  l  ai  payé  d 
mes  deniers,  car  nos  mains,  —  à  nous,  marins,  —  sont  nettes 
!  C'est  pourquoi  je  me  permets  de  vous  tendre  les  miennes. 

Cependant  nous  ne  sommes  pas  venus  en  Chine  pour  voî 
saccager  des  palais,  mais  pour  sentir  l'odeur  de  la  poudre. 

Les  réclamations  réitérées  pour  la  remise  de  nos  prisonniers 
l'approche  des  forces  en  vue  de  la  capitale,  la  menace  de  ra&e 
la  demeure  impériale  de  Pékin  hâtèrent  les  conclusions  de  h 
paix.  MM.  d'Escayrac-Lauture,  Parker  et  quelques  soldats  furen 
rendus  aux  alliés,  mais  les  autres?...  et  ceux  que  je  viens  d^ 

f  nommer  donnèrent  à  comprendre  les  cruautés  odieuses,  les  mu 

tilations,  les  injures...  Je  vous  le  répète,  de  tels  faits  crieo 
vengeance. 

Après  une  négociation  honorable  chez  les  alliés,  tortueux 
de  la  part  de  l'ennemi,  des  traités  d'amitié,  de  commerce  et  di 
navigation  furent  enfin  ratifiés.   Notre   ambassadeur,  le  baroï 


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HONNEUR  inUTAM,  9{9 

Gros,  joignit  à  sa  fermeté  une  dignité  très  remarquable.  Le  d 
Slgin  pour  l'Angleterre,  le  prince  de  Hong,  représentant  de 
Vempereur  de  Chine,  signèrent,  le  25  octobre  1860,  la  conYen- 
tion  de  Pékin. 

Les  cimetières,  les  églises  furent  rendus  aux  catholiques,  dans 

cette  ville  de  Pékin,  ennemie  irréductible,  et  au  milieu  d'une 

population  foncièrement  hostile   aux  Européens,  le  chant  du 

Te  Deum  se  fit  entendre  dans  la  cathédrale.  Nous  y  avons  tous 

assisté  avec  un  bonheur,  une  fierté  qui  se  pressentent  plus  qu'ils 

ûe  s'expriment.  C'est  une  vraie  gloire  française,  mais  la  vieille 

haine  de  l'ennemi  se  retrouvera,  toujours,  toujours  :  l'avenir  le 

prouvera. 

L'armée  et  la  flotte  anglaises  se  séparèrent  de  notre  armée  et 
^^    notre  flotte.  Nos  forces  se  divisèrent  en  deux  escadres.  La 
P'^emière  commandée  par  le  vice-amiral  Protêt  resta  en  Chine 
Poiii-  le  maintien  des  conventions. 

La  seconde  devint  le  corps  expéditionnaire  de  Cochinchine 
«oixa  l'autorité  supérieure,  —  et  générale,  ^-  de  l'amiral  Chamer 
L©  'v^ice-amiral  Page  eut  le  commandement  de  la  flottille  et  mit 
®^^tt  pavillon  sur  la  Renommée,  Je  vis  à  l'ombre  de  ses  plis,  moi, 
cli^  tâf  aspirant,  en  passe  de  devenir  quelqu'un,  de  faire  quelque 
^*^ose  pour  mon  pays,  de  l'honorer!... 

"Tout  est  prévu,  ordonné.  Aucune  hésitation  dans  le  plan, 
^^^^iine  confusion  dans  les  services.  Sans  irrésolution  on  peut 
^l^rde  l'avant  et...  vaincre. 

Si  je  n'étais  venu  ici  que  pour  ajpprendre  mon  métier,  ce  serait 
^^J^  une  belle  avance.  La  valeur  dé  mes  chefs,  la  précision  de 
^^^^ï*  parole,  leur  sang-froid  donnent  confiance  et  m'en  imposent. 
^^"^s  en  jugez,  j'ai  le  feu  sacré...  et  je  ne  puis  voir  sans  admi- 
^^tîon  nos  officiers  donner  des  ordres  sages  et  sûrs,  régner 
^^^  ieur  autorité,  leur  capacité,  le  beau  dédain  de  leur  existence, 
^t  entière  soumise  au  devoir.  J'ai  eu,  avec  M.  de  Surville, 
^^^   conversation  qui  me  prouve  sa  valeur,  l'élévation  de  son 

*^^,  la  hauteur  de  ses  vues. 
I        A.utour  de  moi  des  officiers  de  vaisseau  plus  jeunes,  parmi 
^Y^^î>iels  La  Roncière  que  vous  connaissez  (1),  combien  d'autres! 
I      '^udra  valoir  ce  qu'ils  valent,  devenir  ce  qu'ils  sont.  Vivent 
ï^rance  et  la  marine  ! 

d)  Je  ne  sais  si  c'est  bien  ce  nom-là. 


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320 


REVUE   DES   DEUX   MONDES. 


Notre  flotte  est  imposante.  Le  commandant  général  fa 
débarquer  Tarmée  de  terre  et  je  vais  marcher  avec  ma  con 
pagnie.  / 

Je  suis  heureux  et  je  veux  vous  le  dire  avant  Tattaque. 

Malgré  la  rude  température  de  l'hiver,  l'expédition  poursuit  se 
cours.  Les  fleuves,  les  canaux  charriaient  des  glaçons,  ce  qui  renda 
la  navigation  lente  et  difficile  ;  les  travaux  excessivement  durs  i 
furent  pas  arrêtés  néanmoins.  Les  hommes  et  le  matériel  de  gneri 
furent  transportés  sans  interruption,  mais  au  prix  de  quelles  son 
frances  !  A  cette  rigueur  de  la  saison  devait  succéder  bientôt  une  teu 
pérature  opposée  et  extrême.  «  Le  soleil  fut  aussi  un  ennemi  redoi 
table.  » 

L'armée  de  terre  commandée  par  le  général  Gousin-Montauba 
entra  dans  Saïgon  où,  depuis  un  mois,  le  commandant  d'Axiès,  cap 
tainede  vaisseau,  tenait  en  échec  une  nombreuse  armée  annamit 
alors  qu'il  n'avait  que  800  hommes  et  la  garnison  espagnole,  200 
peine.  C'était  un.e  sorte  de  captivité  étroite  et  périlleuse. 

Le  7  février  1861,  la  frégate  amirale  jeta  l'ancre  devant  Saïgon.  A 
moment  de  débarquer,  le  commandant  en  chef  (i)  remit  ses  pouvoii 
à  M.  de  Surville,  capitaine  de  vaisseau.  Aussitôt  à  terre,  il  établit  so 
quartier  général  dans  un  espace  étendu  nommé  «  la  plaine  d( 
Tombeaux;  »  sur  cette  plaine  s'élevaient  quatre  pagodes  ou  redoute 
nous  appartenant  et  conservant  de  nombreux  vestiges  de  leurs  posseï 
seurs  précédons.  L'armée  y  fut  cantonnée  ainsi  que  les  services  qi 
devaient  la  soutenir.  Armée  restreinte  quant  au  nombre  (S),  ma 
admirable  :  une  poignée  de  héros. 

La  concentration  des  forces  était  au  point  voulu.  De  son  côt< 
l'ennemi  achevait  des  travaux  considérables  devant  lesquels  de  mi 
diocres  courages  auraient  cédé.  Leurs  retranchemens  s'appelaient  le 
lignes  de  Ki-oa  ou  Ki-hoa. 


VI 


Le  24  février  à  quatre  heures  du  malin,  le  clairon  sonne. 
Il  faisait  nuit  noire  ;  lorsque  le  soleil  éclaira  l'horizon,  ses  rayon 
tombèrent  sur  la  colonne  en  marche.  «  Si  l'attaque  est  vive,  la  résis 

(1)  Est-ce  l'amiral  Gbarner  ou  le  vice-amiral  Page?  —  la  lettre  ne  donne  anca 
nom. 

(2)  4  000  hommes  :  infanterie  artillerie,  marins  fusiUers  et  environ  150  Espa 
gnols. 


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HONNEUR   MILITAIRE.  321 

tance  sera  forte  et  soutenue.  »  Les  retranchemens  furent  enlevés 
d'assaut  avec  intrépidité,  un  élan  superbe,  malgré  une  si  longue 
approche  à  découvert. 

Le  combat  dura  jusqu'à  neuf  heures  et  la  victoire  fut  chèrement 
payée.  Les  blessés  furent  conduits  à  l'ambulance  ^e  Gho-Quan, 
quelques-uns  à  l'hôpital  de  Saïgon. 

Aussitôt  après  Faction,  M.  Manein,  ingénieur  hydrographe  levant 
le  plan  de  la  bataille,  s'approcha  des  morts  laissés  momentanément 
sur  le  terrain.  Il  vit  que  l'un  d'eux  respirait  encore  (l).  Le  sang  coulait 
de  ses  lèvres.  M.  Manein  l'emporta  dans  ses  bras.  C'était  mon  frère. 

A  huit  heures  et  demie,  —  écrit  M.  H...,  lieutenant  de  vais- 
seau, —  à  la  fin  de  l'action,  il  avait  reçu  au  flanc  gauche  une  balle, 
qui,  après  avoir  froissé  les  enveloppes  cardiaques,  se  logea  sur 
le  diaphragme  (d'où  elle  ne  put  jamais  être  extraite).  Dans  la 
salle  où  on  le  déposa,  les  médecins  allaient  rapidement  de  l'un  k 
l'autre,  obligés  souvent  de  négliger  un  homme  qu'ils  considé- 
raient conime  perdu  pour  donner  leurs  soins  à  ceux  qu'ils  espé- 
raient sauver. 

En  passant  près  de  lui,  le  chirurgien,  M.  Le  Noury,  se 
pencha  et,  ayant  examiné  sa  blessure,  s'éloignait  en  lui  mur- 
murant un  adieu,  lorsque  le  pauvre  blessé,  qui  comprenait  tout 
ce  qui  se  passait  autour  de  lui,  eut  la  force  de  faire  un  mouve- 
ment de  la  main  comme  pour  un  appel  suprême,  assez  à  temps 
pour  être  aperçu  du  chirurgien  qui  revint.  Mon  ami  était  sauvé 
grâce  k  son  énergie. 

La  France  retentit  de  ce  fait  d'armes.  Les  journaux  donnèrent  le 
chiffre  des  combattans,  nommant  les  officiers  blessés  ou  morts.  Parmi 
les  premiers  nous  vîmes  le  nom  de  Le  Brieux,  précédant  ces  mots  : 
a  blessé  très  gri